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Date : 20230224


Dossier : IMM-1587-21

Référence : 2023 CF 268

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 février 2023

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

STEFAN RUDAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue le 25 février 2021 par un agent principal (l’« agent ») de la Division de la migration humanitaire et de l’intégrité d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada. L’agent a rejeté la demande de résidence permanente que le demandeur avait présentée depuis le Canada pour des motifs d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la « Loi »).

II. Contexte

[2] Le demandeur, Stefan Rudan, est un citoyen serbe âgé de 32 ans. Il est arrivé au Canada en avril 2018 au moyen d’un permis de travail. Le permis a été prolongé à plusieurs reprises et expirait en octobre 2020 selon la dernière prolongation accordée. Le demandeur et son frère jumeau sont tous deux des joueurs de soccer professionnels. Durant leur séjour au Canada, ils ont joué au soccer pour le Scarborough Soccer Club et ont travaillé comme couvreurs pour Rudan Roofing, l’entreprise de couverture de leur autre frère.

[3] En avril 2020, le demandeur a présenté une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire afin que soit levée l’obligation de présenter une demande de résidence permanente depuis l’extérieur du Canada. Son frère jumeau a présenté une demande semblable (dossier du tribunal IMM‑1586‑21; demande d’autorisation et de contrôle judiciaire rejetée). Le demandeur a sollicité cette dispense pour les motifs suivants :

  1. son établissement au Canada grâce à son emploi et à son engagement communautaire;

  2. les difficultés auxquelles il serait confronté s’il retournait en Serbie parce qu’il trouverait difficilement un emploi.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[4] Dans sa décision du 25 février 2021 qu’il a communiquée au demandeur à la même date, l’agent a rejeté la demande de ce dernier fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. L’agent a conclu que l’établissement du demandeur au Canada était limité et a accordé un poids minime aux difficultés auxquelles le demandeur serait confronté s’il retournait en Serbie. Par conséquent, l’agent a conclu que les motifs ne permettaient pas de justifier la levée d’une obligation au titre du paragraphe 25(1) de la Loi.

[5] L’agent a d’abord examiné dans quelle mesure le demandeur s’était établi au Canada. Le demandeur a présenté des éléments de preuve qui montraient son établissement économique ainsi que son intégration communautaire et sociale, lesquels comprenaient :

  1. des renseignements sur sa formation professionnelle en lien avec son emploi de couvreur;

  2. des documents relatifs à l’entreprise de couverture de son frère;

  3. des documents indiquant qu’il disposait d’économies à la banque et qu’il payait ses cartes de crédit et ses factures;

  4. deux lettres d’appui de personnes provenant de sa communauté qui affirment le connaître, la première provenant d’un agent immobilier qui a aidé son frère aîné à acheter une maison et qui fréquentait l’église avec lui, et la deuxième, d’un agent hypothécaire qui connaît le demandeur par l’entremise de la communauté orthodoxe serbe.

[6] Après avoir examiné ces éléments de preuve, l’agent a jugé que le degré d’établissement financier du demandeur jouait en sa faveur. Cependant, même si le demandeur avait tissé des liens au Canada, l’agent a conclu que son degré d’intégration dans la communauté était faible. Par conséquent, l’agent a accordé un poids limité à l’établissement du demandeur au Canada. L’agent a également fait remarquer que les frères du demandeur étaient au Canada, mais que certains membres de sa famille étaient toujours en Serbie.

[7] L’agent s’est ensuite penché sur les difficultés auxquelles le demandeur serait confronté s’il était contraint de retourner en Serbie. Le demandeur a souligné les obstacles économiques qui l’empêcheraient de gagner sa vie décemment, notamment le fait que la politique, la criminalité et les affaires sont interreliées dans le domaine du soccer comme dans tous les domaines de la société serbe. Il a affirmé que cet aspect ainsi que son manque d’expérience professionnelle dans tous les domaines à l’exception du soccer font en sorte qu’il serait difficile pour lui de trouver un emploi. Le demandeur a également soulevé différentes préoccupations concernant la situation générale en Serbie.

[8] L’agent a examiné le cartable national de documentation pour la Serbie (le cartable) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, lequel est accessible au public. Selon le cartable, il y a des atteintes considérables aux droits de la personne en Serbie, et le pays est aux prises avec des conflits politiques et de la corruption au sein du gouvernement.

[9] L’agent a conclu que les conditions en Serbie n’étaient pas idéales en raison des problèmes actuels en matière de droits de la personne. De plus, l’agent a reconnu que, s’il devait retourner en Serbie, le demandeur aurait de la difficulté à trouver un emploi en raison de son manque d’expérience professionnelle, outre celle dans le domaine du soccer, et du taux de chômage élevé au pays. Cependant, l’agent a également conclu que les compétences acquises par le demandeur pendant son séjour au Canada l’aideraient à obtenir un emploi. Par conséquent, l’agent n’était pas convaincu que le demandeur ne serait pas en mesure de trouver un emploi s’il retournait en Serbie. L’agent a donc accordé un poids minime à ce facteur.

[10] Puisqu’il a accordé un poids limité à l’établissement du demandeur au Canada et un poids minime aux difficultés auxquelles celui‑ci serait confronté à son retour en Serbie, l’agent a conclu qu’il n’y avait pas lieu d’accorder une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire.

IV. Questions en litige

  1. La décision est-elle raisonnable?

  2. L’agent a‑t‑il manqué à l’obligation d’équité procédurale en rendant une décision qui soulève une crainte raisonnable de partialité?

V. Norme de contrôle applicable

[11] La norme de contrôle applicable est présumée être celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 25). En l’espèce, rien ne justifie de s’écarter de cette norme.

[12] Les questions relatives à un manquement à l’équité procédurale sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte ou une norme applicable à des questions de même importance (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 aux para 34‑35, 54‑55, renvoyant à Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79).

VI. Analyse

A. La décision est-elle raisonnable?

[13] Selon le paragraphe 11(1) de la Loi, un étranger doit présenter une demande de visa avant d’entrer au Canada. Le paragraphe 25(1) de la Loi confère au ministre le pouvoir discrétionnaire de lever cette obligation pour des motifs d’ordre humanitaire et d’ainsi permettre à un étranger de présenter une demande depuis le Canada.

[14] Il incombe au demandeur d’établir qu’une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire est justifiée et que sa situation personnelle est telle que l’ampleur des difficultés, s’il devait sortir du Canada pour présenter une demande de visa, serait « de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne » (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy] au para 21).

[15] Le demandeur soutient que la décision de l’agent est déraisonnable. Il affirme principalement que l’agent n’a pas adopté une approche globale basée sur l’empathie, comme il est exigé dans l’arrêt Kanthasamy. De plus, le demandeur affirme que l’agent n’a pas respecté le principe selon lequel un agent ne devrait pas examiner la possibilité pour un demandeur de s’établir ailleurs lorsqu’il examine l’établissement de ce dernier au Canada. Le demandeur insiste sur le fait que l’agent a commis cette erreur à plusieurs reprises, notamment lorsqu’il a examiné les possibilités d’emploi du demandeur en Serbie.

[16] Le défendeur soutient que l’agent a pleinement et équitablement examiné la demande du demandeur.

[17] La dispense prévue au paragraphe 25(1) de la Loi exige un examen global des considérations d’ordre humanitaire (Kanthasamy, aux para 28, 60). Un agent ne devrait pas examiner séparément les divers motifs d’ordre humanitaire invoqués par un demandeur, mais devrait plutôt soupeser l’ensemble des motifs afin de déterminer si une dispense est justifiée.

[18] Ce n’est pas ce que l’agent a fait en l’espèce. Le demandeur a sollicité une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire au motif qu’il s’était établi au Canada et qu’il serait confronté à des difficultés s’il retournait en Serbie. L’agent a accordé un poids limité à l’établissement du demandeur au Canada et un poids minime aux difficultés auxquelles il serait confronté en Serbie, et a conclu que, examinées ensemble, les considérations d’ordre humanitaire ne justifiaient pas de lever une obligation au titre du paragraphe 25(1) de la Loi.

[19] Toutefois, je suis d'avis que l’agent n’a pas pris en compte, de manière globale ou contextuelle, les nombreux facteurs soulevés par le demandeur relativement aux difficultés auxquelles celui‑ci serait confronté, et qu'il a plutôt étroitement centré son attention sur les perspectives d’emploi du demandeur. Le demandeur avait soulevé plusieurs difficultés, notamment des atteintes aux droits de la personne, de l’instabilité politique, de la corruption généralisée et des mauvaises conditions économiques, mais l’agent ne s’est pas suffisamment penché sur ces facteurs et a trop étroitement mis l'accent sur les perspectives d’emploi du demandeur s’il retournait en Serbie.

[20] En ce qui concerne le facteur d’établissement, l’agent a fait remarquer, après avoir conclu que le demandeur n’avait pas démontré s’être fortement intégré à la communauté et avoir tissé des liens profonds au sein de celle‑ci, que même si ce dernier avait deux frères au Canada, il avait également de la famille en Serbie.

[21] De manière générale, lorsqu’on traite des questions d’établissement, on ne devrait considérer que l’établissement au Canada à cette étape de l’analyse, mais le commentaire de l’agent concernant les liens familiaux du demandeur en Serbie ne rend pas la décision déraisonnable à cet égard. Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable commande un examen de la décision dans son ensemble et ne constitue pas une « une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » (Vavilov, au para 102, citant Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, au para 54). Même si l’agent a fait remarquer que le demandeur avait de la famille au Canada et en Serbie après avoir déjà conclu que le degré d’intégration de ce dernier à la communauté était faible, il n’a pas pour autant tiré de conclusions déraisonnables. Dans les affaires Sebbe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 813 et Lauture c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 336 auxquelles renvoie le demandeur, les faits ne sont pas comparables à ceux en l’espèce. L’agent s’est raisonnablement appuyé sur la preuve dans son raisonnement.

B. Il n’existe aucune crainte raisonnable de partialité

[22] Le demandeur fait valoir que la décision de l’agent soulève une crainte raisonnable de partialité. À l’appui de cette prétention, le demandeur souligne le [traduction] « manque général d’empathie » de l’agent et renvoie à un article de presse du Toronto Star qui indique que le ministre a rejeté 70 % des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire au cours des deux premiers mois de 2021.

[23] Le défendeur soutient que la preuve statistique ne suffit pas à démontrer la partialité de l’agent.

[24] Le critère permettant de déterminer s’il existe une crainte raisonnable de partialité est énoncé dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty c L’Office national de l’énergie, [1978] 1 RCS 369 à la p 394 :

[C]e critère consiste à se demander à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait‑elle que, selon toute vraisemblance, [le décideur], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste?

[Renvoi omis.]

[25] En l’espèce, il n’existe aucune crainte raisonnable de partialité. La Cour a conclu à de nombreuses reprises que la preuve statistique ne suffit pas à établir la partialité (voir, par exemple, Turoczi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1423 aux para 13‑15; Cina c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 635 aux para 53‑57).

VII. Conclusion

[26] Puisque j’ai conclu que l’agent a effectué une analyse déraisonnable des difficultés auxquelles serait confronté le demandeur s’il retournait en Serbie, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1587-21

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent afin qu’il procède à un nouvel examen.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Michael D. Manson »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1587-21

INTITULÉ :

STEFAN RUDAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 23 FÉVRIER 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

DATE DES MOTIFS :

Le 24 FÉVRIER 2023

COMPARUTIONS :

Claire Yacyshyn

POUR LE DEMANDEUR

Nicola Shahbaz

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lee and Company

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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