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Date : 20230314


Dossier : IMM‑1922‑22

Référence : 2023 CF 338

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 14 mars 2023

En présence de madame la juge Walker

ENTRE :

CHIDAMBARAM SUBBAIYA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, un citoyen de l’Inde, sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 2 février 2022 par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a confirmé le rejet de sa demande d’asile par la Section de la protection des réfugiés (la SPR). La SAR a conclu que le demandeur disposait d’une possibilité de refuge intérieur (la PRI) viable dans la ville de Delhi et qu’il n’était donc pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2] Pour les motifs qui suivent, je conclus que le demandeur n’a pas su démontrer que la SAR avait mené une analyse déraisonnable de la PRI. Je rejetterai donc la présente demande de contrôle judiciaire.

I. Contexte

[3] Le demandeur craint d’être faussement accusé de trafic de stupéfiants et d’être la cible d’extorsion de la part d’un inspecteur de police et d’un officier de marine.

[4] Les événements ayant poussé le demandeur à quitter l’Inde ont commencé après qu’il eut fondé une entreprise de pêche à Mallipattinam, un village côtier dans l’État du Tamil Nadu, en 2018. Au milieu de 2019, le demandeur est venu en aide à un bateau sri-lankais en détresse, avant d’être arrêté par un patrouilleur de la marine. Un officier de marine est monté à bord du bateau du demandeur et a exigé que celui-ci lui verse un pot-de-vin, sans quoi il saisirait son bateau et porterait une accusation de trafic de drogue contre lui. Par la suite, l’officier et un inspecteur de police se sont présentés au domicile du demandeur pour lui extorquer de l’argent. Ils l’ont menacé de lui infliger des lésions corporelles et d’endommager son équipement de pêche. L’inspecteur de police a également affirmé qu’il porterait de fausses accusations de trafic contre le demandeur si celui-ci ne versait pas un pot-de-vin d’un montant plus élevé. Le demandeur a versé la somme demandée, après quoi l’inspecteur de police lui a dit de quitter la région et, idéalement, le pays.

[5] Le demandeur a quitté l’Inde, puis est arrivé au Canada le 20 février 2020.

[6] La SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur le 7 septembre 2021. Elle a déclaré que la demande n’avait pas de lien avec l’un des motifs prévus dans la Convention et a axé son évaluation sur les critères relatifs au paragraphe 97(1) de la LIPR. Elle a relevé des divergences et des omissions importantes dans la preuve du demandeur et a conclu que celui-ci n’était pas parvenu à étayer ses principales allégations.

[7] En appel devant la SAR, le demandeur a fait valoir que la SPR avait porté atteinte à son droit à l’équité procédurale en ne soulevant pas la question du lien. Il a également soutenu que la SPR avait eu tort d’accorder autant d’importance à des problèmes de crédibilité mineurs dans son témoignage et qu’elle n’avait pas tenu compte du fond de sa demande.

II. Décision faisant l’objet du présent contrôle

[8] La SAR a convenu avec le demandeur que la SPR aurait dû mentionner que la question du lien était en cause, mais a conclu qu’elle était en mesure de rectifier tout manquement à l’équité procédurale commis par la SPR. Elle a examiné les observations du demandeur au sujet du lien, mais a jugé que l’affirmation de ce dernier selon laquelle la police lui avait prêté une opinion politique parce qu’elle l’accusait de s’être livré à des activités illégales était sans fondement.

[9] La SAR a également convenu avec le demandeur que la SPR s’était indûment attardée à des détails mineurs lorsqu’elle avait évalué certaines des divergences relevées dans le témoignage de ce dernier et qu’elle avait commis une erreur en tirant des conclusions défavorables fondées sur ces aspects du témoignage. Cependant, la SAR a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle les allégations du demandeur voulant qu’il eût continué à recevoir des menaces après son départ de l’Inde n’étaient pas crédibles. Cette conclusion était centrale à l’évaluation du risque prospectif pour le demandeur et à l’analyse de la PRI effectuées par la SAR.

[10] La SAR a avisé les parties qu’elle se pencherait sur la question de savoir si le demandeur disposait d’une PRI viable à Delhi. Après avoir examiné les observations du demandeur, elle a jugé que ce dernier ne s’était pas acquitté de son fardeau d’établir qu’il était exposé à un risque au sens du paragraphe 97(1) dans la ville proposée comme PRI, ou qu’il serait déraisonnable qu’il s’y installe compte tenu des circonstances. Elle a donc conclu que Delhi offrait une PRI viable au demandeur et a rejeté l’appel.

III. Analyse

[11] Les motifs et conclusions de la SAR concernant l’existence d’une PRI pour le demandeur en Inde sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov) aux para 10, 23; Sadiq c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 430 au para 32).

[12] Pour déterminer si un demandeur d’asile dispose d’une PRI viable, la SAR doit être convaincue que 1) le demandeur d’asile ne sera pas exposé à une possibilité sérieuse de persécution ni à un risque au sens de l’article 97 à l’endroit proposé comme PRI et que 2) compte tenu de toutes les circonstances, dont celles qui lui sont particulières, la situation à cet endroit est telle qu’il ne serait pas déraisonnable qu’il s’y réfugie (Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (CA), [1992] 1 CF 706; Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (CA), [1994] 1 CF 589 aux p 595‑597). Lorsque la question de l’existence d’une PRI est soulevée, il incombe au demandeur de démontrer que celle‑ci n’est pas viable (Mohammed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1333 au para 16).

[13] La conclusion de la SAR selon laquelle le demandeur n’a pas établi l’existence d’un risque sérieux dans la ville proposée comme PRI repose essentiellement sur l’absence de preuve établissant la motivation des agents de persécution à le retrouver. Le demandeur avance que cette conclusion comporte deux erreurs.

[14] Premièrement, le demandeur soutient que les divergences qui ont été relevées entre son témoignage, la preuve accompagnant la version modifiée de son formulaire Fondement de la demande d’asile (FDA) et la déclaration de son épouse au sujet des dates et de la fréquence des visites de la police pour le chercher sont mineures. Il n’en demeure pas moins que la police s’est rendue au domicile du demandeur après que celui-ci avait quitté l’Inde. Le demandeur affirme que la SAR a commis une erreur en rejetant l’ensemble de sa preuve démontrant qu’il était toujours recherché.

[15] L’argument du demandeur n’est pas convaincant.

[16] Deux semaines avant l’audience de la SPR, le demandeur a présenté une modification à son formulaire FDA indiquant que la police s’était présentée chez lui, en Inde, à deux reprises (en décembre 2019 et en mars 2020) parce qu’elle le cherchait. Il a également fourni une déclaration de son épouse confirmant les deux incidents. En revanche, il a déclaré dans son témoignage que son épouse l’avait avisé que la police s’était présentée à son domicile tous les mois pour le chercher et que la dernière visite avait eu lieu trois mois avant l’audience de la SPR du 10 août 2021.

[17] J’estime qu’il était loisible à la SAR de conclure que les divergences relevées entre, d’une part, le témoignage du demandeur et, d’autre part, son formulaire FDA modifié et la déclaration de l’épouse étaient importantes. Le demandeur a modifié son formulaire FDA et présenté la déclaration de son épouse deux semaines seulement avant l’audience de la SPR, au cours de laquelle il a directement contredit la déclaration de son épouse et affirmé que cette dernière ne l’avait pas informé de deux visites à des dates précises, mais bien de visites mensuelles qui s’étaient poursuivies pendant une grande partie de 2021.

[18] J’estime également que la SAR n’a pas commis d’erreur en concluant que l’importance des divergences mettait en doute la véracité de la preuve et les recherches dont le demandeur aurait l’objet après son départ de l’Inde. La présomption de véracité du témoignage d’un demandeur d’asile peut être réfutée, comme elle l’a été en l’espèce, par la présence d’incohérences et d’omissions importantes dans l’ensemble de la preuve (Warrich c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 76 au para 32). La SAR a pris acte de l’explication du demandeur au sujet des divergences, mais l’a jugée déraisonnable. L’affirmation du demandeur selon laquelle son épouse avait peut-être eu peur de mentionner les visites mensuelles ne cadrait pas avec la nature détaillée de la déclaration de cette dernière et ne précisait pas pourquoi elle n’avait pas eu peur de mentionner les deux incidents. Dans le cadre du présent contrôle judiciaire, le demandeur affirme que la preuve montrait qu’il était, d’une façon ou d’une autre, toujours recherché. Cet argument ne tient pas compte de la conclusion de la SAR selon laquelle la preuve était tellement lacunaire qu’elle ne permettait pas d’établir de façon crédible que les recherches, quelles qu’elles soient, s’étaient poursuivies.

[19] Deuxièmement, le demandeur soutient que l’évaluation par la SAR des accusations portées contre lui est déraisonnable. Il affirme que la SAR n’a pas tenu compte de son témoignage selon lequel de fausses accusations avaient été portées contre lui malgré le pot-de-vin versé. Il soutient qu’il n’a aucun moyen de vérifier si les accusations tiennent toujours et que la SAR a déraisonnablement supposé que la police et les procureurs n’avaient pas donné suite à l’affaire.

[20] Il incombe au demandeur d’asile d’établir, selon la prépondérance des probabilités, que les agents de persécution ont toujours la motivation et les moyens de le retrouver dans son pays d’origine. En l’espèce, la SAR a raisonnablement conclu que la preuve du demandeur ne suffisait pas à établir l’existence d’accusations formelles ou, à supposer l’existence de telles accusations, que les renseignements personnels du demandeur avaient été consignés dans une base de données nationale de la police. Elle a également conclu que le demandeur n’avait fourni aucune preuve qu’il y avait eu une suite aux accusations.

[21] Dans son témoignage, le demandeur lui-même a laissé entendre que les policiers avaient cessé de s’intéresser à lui après qu’il eut versé le pot-de-vin. Il a déclaré que, comme il avait payé la somme demandée, [traduction] « ils ne donn[ai]ent pas suite » aux fausses accusations. J’estime que la SAR a raisonnablement conclu que le témoignage constituait une indication claire du fait que les policiers n’avaient pas donné suite à l’affaire parce qu’ils n’avaient aucun motif de le faire.

[22] En réponse à l’allégation du demandeur selon laquelle il pouvait être retrouvé n’importe où en Inde en raison des fausses accusations, la SAR a indiqué qu’il n’avait fourni aucun document attestant le dépôt d’accusations. Elle s’est également penchée sur l’état du Réseau de suivi des crimes et des criminels en Inde, mais a constaté que celui-ci n’avait pas été pleinement mis en œuvre et que, quoi qu’il en soit, le demandeur n’avait pas établi que ses renseignements personnels avaient été consignés dans le système. La preuve n’établissait pas que la police avait rempli ou saisi dans la base de données un premier rapport d’information ou tout autre document au sujet du demandeur. J’estime que la conclusion de la SAR est justifiée au vu de la preuve dont elle disposait.

[23] Le demandeur soutient que la SAR a mal interprété la preuve qu’il avait présentée et qu’il y a une distinction à faire entre le dépôt d’accusations et le fait d’y donner suite. Toutefois, les conclusions de la SAR sont fondées sur l’insuffisance de la preuve. Le tribunal n’était pas tenu d’accepter les conjectures du demandeur selon lesquelles l’affaire était peut-être en cours alors que la preuve indiquait clairement que la police n’avait aucune raison de donner suite à de fausses accusations. Il en va de même en ce qui concerne l’argument du demandeur selon lequel le simple fait d’avoir été témoin d’extorsion policière signifie qu’il ne sera jamais en sécurité. La possibilité que des accusations soient effectivement saisies dans une base de données nationale n’établit en rien la capacité des agents de persécution de retrouver le demandeur à Delhi.

[24] En ce qui concerne le deuxième volet du critère relatif à la PRI, le demandeur plaide que la SAR a adopté une approche indûment stricte lorsqu’elle a évalué sa capacité de s’installer à Delhi. Il soutient que, en s’attardant à ses diplômes, la SAR a ignoré les difficultés qu’il rencontrerait pour accéder aux services publics à Delhi. Il affirme qu’il n’aurait aucun soutien dans cette ville, ce qui lui causerait nécessairement des difficultés.

[25] La SAR a affirmé à juste titre que le demandeur d’asile qui souhaite prouver le caractère déraisonnable de la PRI proposée doit satisfaire à un seuil très élevé. Il faut une preuve réelle et concrète de l’existence de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité du demandeur tentant de s’installer temporairement en lieu sûr (Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (CA), [2001] 2 CF 164 au para 15; AB c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 90 au para 40).

[26] Soulignant le seuil élevé que la jurisprudence a fixé pour satisfaire au deuxième volet du critère relatif à la PRI, la SAR a conclu qu’il n’était ni objectivement déraisonnable ni trop difficile pour le demandeur de s’installer à Delhi dans les circonstances. Elle a reconnu que le demandeur était tamoul et qu’il ne parlait pas hindi, mais a conclu que les difficultés auxquelles les Tamouls peuvent se heurter en déménageant à l’extérieur du Tamil Nadu dépendent du statut socio-économique de chacun. En l’espèce, le demandeur est titulaire d’un baccalauréat en commerce et a réussi à vivre à Dubaï, où il a travaillé pendant dix ans comme surveillant du nettoyage à l’aéroport. Il a également de l’expérience dans l’exploitation de sa propre entreprise agricole et de pêche. La SAR a conclu que les antécédents du demandeur montrent qu’il possède les compétences et l’expérience requises pour réussir sa réinstallation. Les difficultés qu’il rencontrerait à Delhi ne sont pas déraisonnables uniquement à cause de ses antécédents tamouls et de ses compétences linguistiques limitées.

[27] J’estime que les arguments que le demandeur avance pour contester l’évaluation par la SAR du deuxième volet du critère relatif à la PRI n’abordent pas l’absence de preuve objective quant aux difficultés importantes qu’il rencontrerait s’il déménageait à Delhi. La SAR a examiné la preuve au dossier et les arguments présentés en appel. Le tribunal a bien expliqué les motifs qui l’ont amené à conclure que l’origine ethnique du demandeur de même que son incapacité à parler hindi ne l’exposeraient pas, s’il déménageait à Delhi, à des difficultés constituant une menace à sa vie ou à sa sécurité. Le désaccord du demandeur avec l’évaluation de la SAR revient à demander à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve.

IV. Conclusion

[28] En résumé, la conclusion de la SAR quant à l’existence d’une PRI viable pour le demandeur à Delhi, en Inde, est raisonnable au regard de la preuve et du critère reconnu pour établir l’existence d’une PRI viable. L’analyse de la SAR est claire et exhaustive et est justifiée par la preuve. Les arguments du demandeur ne me convainquent pas, et je ne constate aucune erreur justifiant l’intervention de la Cour en ce qui concerne l’évaluation par la SAR des moyens et de la motivation de la police et de l’officier de marine de retrouver le demandeur à Delhi. En outre, le demandeur n’a soulevé aucune erreur susceptible de contrôle dans l’analyse par la SAR du deuxième volet du critère relatif à la PRI. La présente demande sera donc rejetée.

[29] Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et l’affaire n’en soulève aucune.

[30] Le défendeur approprié dans la présente affaire est le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, et l’intitulé sera donc modifié en conséquence (art 5(2)b) des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22, et art 4(1) de la LIPR).

 


JUGEMENT dans le dossier IMM‑1922‑22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

  3. L’intitulé est modifié de manière à ce que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration soit désigné à titre de défendeur.

« Elizabeth Walker »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1922‑22

INTITULÉ :

CHIDAMBARAM SUBBAIYA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 FÉVRIER 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE WALKER

DATE DES MOTIFS :

LE 14 MARS 2023

COMPARUTIONS :

Yelda Anwari

Pour le demandeur

Allison Grandish

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Anwari Law

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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