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Date : 20230324


Dossier : IMM-9253-21

Référence : 2023 CF 415

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 mars 2023

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

GUSTAVO ERNANDEZ PLATA

YERANIA DARYLL LOPEZ GARRIDO

LARISSA HERNANDEZ LOPEZ

MATIAS RENÉ HERNANDEZ LOPEZ

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Gustavo Hernandez Plata, son épouse, Yerania Daryll Lopez Garrido, et leurs enfants, Larissa Hernandez Lopez et Matias Rene Hernandez Lopez [collectivement, les demandeurs], sont des citoyens du Mexique. Ils sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la CISR]. La SAR a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR], qui avait conclu que les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger au titre des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.

[2] Les demandeurs affirment craindre d’être persécutés par Los Zetas, une organisation criminelle du Mexique. La SPR a conclu que les demandeurs étaient généralement crédibles, mais qu’ils disposaient de possibilités de refuge intérieur à Mérida ou à Mazatlán [les PRI]. La SPR a donc jugé que les demandeurs n’étaient pas des personnes à protéger au Canada et a rejeté leurs demandes d’asile.

[3] Les demandeurs ont interjeté appel de la décision de la SPR devant la SAR. Avant que l’appel soit entendu, Larissa a présenté un affidavit dans lequel elle alléguait qu’elle serait persécutée au Mexique en raison de son orientation sexuelle. La SAR a elle aussi conclu que les demandeurs disposaient de PRI viables, mais cette fois à Mexico ou à Guadalajara. Elle a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi que la discrimination ou le harcèlement dont Larissa pourrait être victime à Mexico équivaudrait à de la persécution.

[4] La SAR ne s’est pas attaquée de manière significative aux principales questions ou aux arguments centraux soulevés par les demandeurs concernant l’orientation sexuelle de Larissa et sa situation particulière en tant qu’adolescente d’âge scolaire ayant des antécédents documentés d’anxiété. La SAR ne s’est pas non plus vraiment attaquée aux Directives numéro 9 du président : Procédures devant la CISR portant sur l’orientation et les caractères sexuels ainsi que l’identité et l’expression de genre [les Directives sur les OCSIEG].

[5] La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II. Contexte

[6] Le père de Yerania est journaliste d’enquête au Mexique depuis plus de 20 ans. Certains des articles qu’il a publiés critiquaient Los Zetas et la corruption au sein du gouvernement mexicain. En février 2017, le père de Yerania a reçu des menaces de mort de la part de Los Zetas, qui lui a demandé de cesser d’écrire sur des sujets politiques. Il a refusé d’obtempérer. Le 14 avril 2017, un correspondant travaillant pour le même journal que lui a été assassiné.

[7] En mai 2017, les demandeurs ont commencé à recevoir des menaces par téléphone. Il y avait dans ces menaces des renseignements exacts concernant les endroits qu’ils fréquentaient et l’école à laquelle les deux enfants étaient inscrits.

[8] En juin 2017, Yerania a été forcée d’arrêter la voiture qu’elle conduisait et d’en descendre. Deux hommes armés affirmant être des membres de Los Zetas l’ont menacée et lui ont enjoint d’empêcher son père de critiquer le gouvernement.

[9] En juillet et en août 2017, les demandeurs se sont rendus à Tlaxcala pendant le congé scolaire des enfants. Même s’ils se trouvaient à près de 700 kilomètres de chez eux, ils ont quand même reçu des menaces téléphoniques contenant des références détaillées aux endroits où ils se trouvaient et à leurs activités.

[10] En novembre 2017, Yerania a de nouveau été prise à partie au moment où elle montait dans sa voiture. Un homme armé d’un fusil lui a demandé de s’identifier. Il l’a appelée la [traduction] « fille du journaliste » et a proféré des menaces contre son père. Par la suite, les demandeurs ont remarqué à plusieurs reprises que le même camion les suivait et s’arrêtait à côté de leur véhicule d’une manière menaçante. Yerania a commencé à souffrir de stress et d’anxiété et a dû obtenir des soins psychologiques et des médicaments au Mexique.

[11] Les demandeurs sont venus au Canada en août 2018 et ont demandé l’asile à leur arrivée. La SPR a entendu les demandes des demandeurs le 6 mai 2021 et les a rejetées le 10 juin 2021. La SAR a rejeté l’appel des demandeurs le 24 novembre 2021.

III. Nouveaux éléments de preuve présentés à la SAR

[12] La SAR a accepté comme nouveaux éléments de preuve un affidavit souscrit par Larissa, le rapport d’un psychologue, un autre affidavit, deux articles de journaux et la lettre d’un travailleur social qui travaille dans un centre de santé communautaire. Dans son affidavit, Larissa a déclaré qu’elle n’avait pas dit ouvertement qu’elle était attirée par les personnes du même sexe au Mexique en raison de l’homophobie répandue dans ce pays. Avec l’aide du psychologue et le soutien de sa famille et de ses amis d’école, elle a pu commencer à vivre librement au Canada.

[13] La SAR a reconnu que Los Zetas avait les moyens de retrouver les demandeurs dans les villes proposées comme PRI, mais a conclu que le groupe n’avait plus de motivation à le faire. La SAR a fondé cette conclusion sur l’absence d’éléments de preuve montrant que quelqu’un avait tenté de retrouver les demandeurs là où ils avaient résidé pour la dernière fois au Mexique. Los Zetas n’avait pas non plus tenté de nuire au père de Yerania ou à d’autres membres de la famille qui vivaient toujours au Mexique.

[14] Bien qu’il n’y ait aucune précision à cet égard dans la décision de la SAR, il est raisonnable de déduire que la SAR a tenu compte des PRI à Mexico et à Guadalajara plutôt que de celles à Mérida ou à Mazatlán, compte tenu de l’orientation sexuelle de Larissa. La SAR a conclu ce qui suit :

Ce que je retiens des éléments de preuve contenus dans le plus récent CND sur le Mexique, c’est que, même s’il y a une discrimination généralisée et parfois de la violence contre les membres de la communauté LGBTQ au Mexique, la situation est pire à l’extérieur des grandes villes comme Mexico. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de discrimination ni de violence contre les membres de la communauté LGBTQ à Mexico, mais l’opinion prédominante dans la preuve est que les membres de la communauté LGBTQ peuvent vivre en sécurité à Mexico et à Guadalajara et que la situation continue de s’améliorer dans ces deux villes.

[15] La SAR a conclu qu’il serait raisonnable que les demandeurs se réinstallent à Mexico et à Guadalajara, les villes proposées comme PRI. Yerania n’a présenté aucune nouvelle preuve de son trouble anxieux. Malgré son témoignage, rien ne corrobore son affirmation selon laquelle son état psychologique se détériorerait si elle retournait au Mexique. Les demandeurs n’ont pas non plus établi qu’ils n’avaient pas été en mesure d’obtenir un soutien psychologique adéquat dans les villes proposées comme PRI.

IV. Question en litige

[16] Les demandeurs mettent en doute le caractère raisonnable de la décision de la SAR pour de nombreux motifs. L’un de ces motifs est déterminant. La demande de contrôle judiciaire doit être accueillie parce que la SAR ne s’est pas attaquée de manière significative aux questions principales et aux arguments centraux soulevés par les demandeurs au sujet de l’orientation sexuelle de Larissa.

V. Analyse

[17] La décision rendue par la SAR doit être contrôlée selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 10). La Cour n’interviendra que si la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

[18] Les critères « de justification, d’intelligibilité et de transparence » sont remplis si les motifs permettent à la Cour de comprendre le raisonnement qui a mené à la décision et d’établir si la conclusion appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Vavilov, aux para 85‑86, renvoyant à l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47).

[19] Le critère servant à établir l’existence d’une PRI viable est bien établi (Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CAF) aux para 5‑6, 9‑10) : en premier lieu, la CISR doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur ne risque pas sérieusement d’être persécuté dans la partie du pays où, selon elle, il existe une possibilité de refuge; deuxièmement, la situation dans cette partie du pays doit être telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur, compte tenu de toutes les circonstances, de s’y réfugier. Les deux volets du critère doivent être satisfaits.

[20] Il incombe au demandeur d’asile de montrer que la PRI proposée est déraisonnable au moyen d’éléments de preuve objectifs. Cela signifie qu’il doit établir qu’il existe une possibilité sérieuse qu’il soit persécuté à l’endroit proposé comme PRI ou qu’il est déraisonnable de s’y installer en raison des conditions qui y prévalent, compte tenu de toutes les circonstances, y compris de sa situation personnelle (Haastrup c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 141 [Haastrup] au para 29). Comme l’a expliqué la juge Catherine Kane dans la décision Haastrup (au para 30) :

Pour conclure qu’une PRI n’est pas raisonnable dans sa situation particulière, le demandeur d’asile doit établir qu’il serait exposé à bien plus qu’aux épreuves indues que sont la perte d’un emploi, la séparation de sa famille, la difficulté de trouver du travail et la diminution de sa qualité de vie. Bien que la situation qui menace sa vie et sa sécurité milite clairement contre la PRI proposée, d’autres types d’épreuves indues pourraient ne pas satisfaire à ce critère très exigeant. La ligne de démarcation variera.

[21] Les observations écrites présentées par les demandeurs à la SAR comprenaient ce qui suit :

[traduction]

14. […] Larissa, une adolescente de 15 ans, souffrira raisonnablement de plus d’anxiété qu’une personne ayant plus d’expérience de la vie dans un contexte d’homophobie répandue. Cette anxiété s’est déjà manifestée par de l’automutilation.

15. L’anxiété que vivra Larissa si elle tente de vivre ouvertement en tant qu’homosexuelle de 15 ans rend déraisonnable une PRI à Mexico ou à Guadalajara. Cela est d’autant plus vrai que le fait de pouvoir vivre ouvertement au Canada a commencé à soulager cette anxiété. […]

17. L’incapacité de Larissa de vivre ouvertement en tant que personne homosexuelle en raison de la prévalence de l’homophobie dans tout le Mexique équivaut à de la persécution pour elle. Les Directives sur les OCSIEG indiquent ce qui suit :

8.5.1.1 Il est bien établi en droit que le fait d’être forcé à cacher ses OCSIEG constitue une atteinte grave à un droit fondamental de la personne, ce qui peut alors constituer de la persécution, et qu’il ne peut être attendu des demandeurs d’asile qu’ils cachent leurs OCSIEG pour éviter d’être persécutés dans le pays de référence.

18. En tant qu’homosexuelle de 15 ans, Larissa souffrira d’anxiété lorsqu’elle fera son coming out en raison de la prévalence de l’homophobie et craindra raisonnablement de vivre ouvertement si elle retourne au Mexique. Dans ces circonstances, même à Mexico ou à Guadalajara, elle sera persécutée parce qu’elle devra dissimuler son orientation sexuelle.

[22] La SAR a déclaré au paragraphe 6 de sa décision qu’elle avait tenu compte des Directives sur les OCSIEG pour trancher l’appel. Toutefois, les Directives sur les OCSIEG ne sont plus jamais mentionnées par la suite dans la décision.

[23] Bien que la SAR ait reconnu le jeune âge de Larissa à deux reprises dans sa décision, aux paragraphes 28 et 33, elle ne s’est pas attaquée de façon significative aux conséquences du retour d’une adolescente homosexuelle d’âge scolaire au Mexique. L’analyse du risque de persécution faite par la SAR convenait davantage à un adulte qu’à une enfant.

[24] La SAR a renvoyé à un rapport produit par le directeur d’un organisme sans but lucratif qui sensibilise le public aux questions liées à la communauté LGBTQ et dans lequel il avait indiqué que le traitement réservé aux personnes LGBTQ variait d’un État à l’autre et que, dans les principales villes, il y avait des zones [traduction] « ouvertes aux personnes homosexuelles » où les membres de la communauté LGBTQ se sentaient en sécurité. Les villes comme Mexico et Guadalajara étaient considérées comme des villes très ouvertes pour les personnes homosexuelles, même si cela ne signifiait pas qu’il n’y avait pas de violence à l’endroit de la communauté LGBTQ. La SAR a néanmoins conclu qu’il était très rare d’entendre parler de crimes haineux à l’endroit d’homosexuels à Mexico.

[25] Selon le rapport du psychologue présenté au nom de Larissa :

[traduction]

Elle m’a dit qu’elle était homosexuelle et qu’elle voulait en parler à ses parents, mais qu’elle était très inquiète de partager cette information avec eux. Larissa a expliqué qu’elle l’avait à ce moment‑là dit à certains des amis qu’elle s’était faits ici, au Canada, à son école, et qu’ils l’appuyaient et qu’elle espérait que si elle pouvait le dire à sa famille, elle se sentirait mieux.

J’ai rencontré Larissa à deux reprises après notre premier rendez‑vous. La deuxième fois que je l’ai rencontrée, elle m’a dit qu’elle avait divulgué son orientation sexuelle à ses parents et à son frère et que cela s’était bien passé. Larissa a déclaré qu’elle se sentait à la fois fière d’avoir partagé cette information très importante avec eux et soulagée qu’ils aient réagi de façon positive et favorable à son égard.

[26] La SAR ne s’est pas attaquée de manière significative aux principales questions ou aux arguments centraux soulevés par les demandeurs concernant l’orientation sexuelle de Larissa et sa situation particulière en tant qu’adolescente d’âge scolaire ayant des antécédents documentés d’anxiété. La SAR ne s’est pas non plus vraiment attaquée aux Directives sur les OCSIEG. Comme la Cour suprême du Canada l’a conclu dans l’arrêt Vavilov, cela permet de se demander si la SAR était effectivement attentive et sensible à la question qui lui était soumise (au para 128).

[27] La demande d’asile de Larissa était inextricablement liée à celles de ses parents et de son frère. Aucune des parties n’a proposé que la famille retourne au Mexique sans Larissa. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie pour tous les demandeurs.

VI. Conclusion

[28] La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAR pour nouvelle décision. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit : La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAR pour nouvelle décision.

« Simon Fothergill »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-9253-21

 

INTITULÉ :

GUSTAVO HERNANDEZ PLATA, YERANIA DARYLL LOPEZ GARRIDO, LARISSA HERNANDEZ LOPEZ ET MATIAS RENE HERNANDEZ LOPEZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 23 FÉVRIER 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 24 MARS 2023

 

COMPARUTIONS :

Hart Kaminker

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Andrea Mauti

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Kaminker & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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