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Date : 20051125

Dossier : T-1054-04

Référence : 2005 CF 1600

Ottawa (Ontario), le 25 novembre 2005

EN PRÉSENCE DE L'HONORABLE JOHANNE GAUTHIER

ENTRE :

MOSTAFA BEN KIRANE

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Monsieur Ben Kirane demande à la Cour d'annuler la décision de la Commission canadienne des droits de la personne qui rejeta sa plainte contre le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) parce que :

La preuve n'appuie pas l'allégation du plaignant que le rapport annuel du mis en cause est discriminatoire envers la communauté musulmane de religion sunnite.

[2]                Dans sa plainte du 3 juillet 2003, monsieur Ben Kirane indiquait, entre autres choses, que :

Je crois avoir fait l'objet de discrimination en raison de ma religion [...]. J'ai lu un article [...] (quotidien La Presse) « Le Canada, cible de choix des terroristes » , ce que Easter Wayne, le solliciteur général, défendait dans la Chambre des communes à Ottawa. Toutefois, le lien entre ces « terroristes » et « l'islamique » et le « sunnite » fut un coup difficile à supporter. Préciser les « sunnite » fait ainsi une distinction qui les prive de leurs droits d'égalité et de jouissance paisible. [...] C'est dans le rapport annuel du S.C.R.S. que ces termes sont utilisés, ce qui me semble d'une façon discriminatoire qui pourrait, et semble le faire, propager de la haine contre la communauté musulmane et tromper la société canadienne. [...] Je crois que les « terroristes » sont visés pour viser en fait les « musulmans » qui apparaissent dans le même article (Rapport) en les mettant en relation, et viser ainsi la religion islamique dont je fait partie.

[3]                Il est à noter qu'avant qu'une décision de la Commission soit rendue, monsieur Ben Kirane n'avait pas lu le rapport annuel de 2002 du SCRS qu'il a depuis consulté.

[4]                Dans son rapport du 16 décembre 2003, l'enquêtrice de la Commission indique que l'article 12 de la Loi sur le service canadien du renseignement de sécurité, L.R. 1985, ch. C-23, (LSCRS) définit le mandat principal du SCRS en matière d'enquêtes et indique que celui-ci doit faire rapport au gouvernement du Canada sur les activités dont il existe des motifs raisonnables de soupçonner qu'elles constituent des menaces envers la sécurité du Canada.

[5]                Elle relate aussi que selon elle, la lecture du rapport par une personne raisonnable (norme objective) ne permet pas de penser que le texte exprime ou suggère des actes discriminatoires envers la communauté musulmane sunnite dont fait partie monsieur Ben Kirane. Elle recommande le rejet de la plainte.

[6]                Le rapport d'enquête fut soumis au demandeur afin de lui permettre de déposer des observations additionnelles auprès de la Commission avant que celle-ci prenne sa décision. Il a exercé ce droit en soumettant ses commentaires le 19 janvier 2003.

[7]                Dans sa lettre, monsieur Ben Kirane précise que sa plainte est faite en vertu de l'article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R. 1985, ch. H-6 (la Loi) plutôt que l'article 12 cité par l'enquêtrice (texte en annexe). Il indique aussi que le motif de discrimination qu'il invoque est la religion.

[8]                Essentiellement, monsieur Ben Kirane soumet à la Commission que le texte même du rapport du SCRS où l'on juxtapose les termes extrémistes « islamique » et « sunnite » dans le contexte d'une menace terroriste, semble bien « exprimer et suggérer avec intention des actes discriminatoires envers la communauté islamique/musulmane sunnite » . Dès lors, la lecture qu'en a faite l'enquêtrice est selon lui inadéquate.

[9]                Se fondant sur l'article 44(3)b) de la Loi (texte en annexe), la Commission a, comme je l'ai déjà dit, rejeté la plainte du demandeur.

[10]            Dans son premier mémoire de faits et de droit, monsieur Ben Kirane, qui se représente lui-même, ne soulevait pas d'erreur révisable de la part de la Commission.

[11]            Dans son mémoire complémentaire, et à l'audience, le demandeur a soulevé les erreurs suivantes :

i)               la Commissionn'a pu considérer le rapport annuel qui contenait les remarques discriminatoires puisqu'il ne l'avait pas déposé en preuve;

ii)              la conclusion de la Commission à l'effet que ce rapport ne contient pas de remarques discriminatoires n'est pas raisonnable lorsque l'on considère que la religion islamique prône la voie du milieu. De ce fait, le terrorisme ne saurait être islamique et un extrémiste ne peut être sunnite;

iii)            même s'il est vrai que l'article 12 de la Loi couvre l'essentiel de sa plainte, la Commissionaurait tout de même dû considérer l'article 13 de ladite loi puisque la présentation du rapport du SCRS au gouvernement a été télédiffusée et que le contenu de la présentation de monsieur Easter a sûrement été communiqué par téléphone au quotidien La Presse qui en traite dans son article du 6 juin 2003;

iv)            la Commission n'a pas fait une enquête suffisamment complète puisqu'elle n'a pas tenu d'audience.

[12]            Le demandeur soumet aussi qu'il a été victime de discrimination accrue fondée sur sa religion depuis la publication du rapport et qu'il a observé le même effet sur la communauté musulmane sunnite en général.

ANALYSE

[13]            Comme la Courd'appel fédérale l'a rappelé tout récemment dans Sheradan Gardner v. Attorney General of Canada(Canadian Human Rights Commission) 2005 FCA 284, (2005) A.C.F. no 1442 (QL) (C.A.F.), la norme de contrôle applicable aux décisions de la Commission rejetant une plainte en vertu de l'alinéa 44(3)b) de la Loi est celle de la décision raisonnable.

[14]            Tel qu'expliqué au demandeur à l'audience, cela signifie que la Cour ne peut simplement substituer sa propre opinion ou son évaluation de la preuve au dossier à celle de la Commission. Une décision est déraisonnable seulement si aucun des motifs pouvant l'étayer n'est capable de résister à un examen assez poussé. (Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, au par. 55)

[15]            Par ailleurs, s'il y a eu manquement à une règle de justice naturelle, la Cour devra intervenir et annuler la décision (Ha c. Canada (Ministre de la Citoyennetéet de l'immigration), [2004] A.C.F. no 174 (QL) (C.A.F.) aux para. 42 à 45).

[16]            Dans le cadre de son examen, la Cour doit examiner tous les documents qui étaient devant la Commission, y inclus le rapport de l'enquêtrice qui a examiné l'article de La Presse cité par le demandeur et le rapport annuel de 2002 du SCRS.

[17]            Comme l'a reconnu le demandeur à l'audience, il est évident que la Commission et l'enquêtrice ont considéré le rapport annuel du SCRS avant de rendre leur décision.

[18]            Même si le demandeur n'avait pas déposé ce document en preuve, la Commission se devait de l'obtenir puisque l'article de journal de La Presse ne constituait qu'une source secondaire et que, comme l'a indiqué l'enquêtrice, la Commission n'a pas compétence pour traiter une plainte à l'égard de la presse écrite[1].     

[19]            Quant à savoir si la Commissiona manqué à son obligation d'équité, la Cour note qu'en aucun temps, la Commission n'est tenue de tenir une audience. La Commission n'est pas un tribunal. Il est évident qu'elle devait obtenir la version du demandeur et lui permettre d'ajouter des précisions à sa plainte, si nécessaire.

[20]            Il semble à la lecture de l'affidavit de monsieur Ben Kirane (paragraphe 9) et de son mémoire (paragraphe 8, à la page 55), que l'enquêtrice et monsieur Ben Kirane ont eu de nombreuses communications au cours de l'enquête. De plus, comme je l'ai indiqué, le demandeur a eu l'opportunité de commenter le rapport de l'enquêtrice et d'y ajouter des précisions avant qu'une décision soit rendue.

[21]            Il est évident, à la lecture de la décision de la Commission, que celle-ci a tenu compte des commentaires additionnels soumis par le demandeur avant de rejeter sa plainte. La Cour est donc satisfaite que dans les circonstances, les règles de justice naturelle ont été respectées.

[22]            La Commissionn'a pas commis d'erreur révisable non plus lorsqu'elle n'a pas considéré dans le cadre de l'enquête si, depuis le dépôt du rapport du SCRS, le demandeur avait subi des actes discriminatoires attribuables à sa diffusion. En effet, monsieur Ben Kirane n'a jamais soulevé de tels faits dans sa plainte ni dans ses observations à la Commission. Il n'y a aucune preuve qu'il a soulevé de tels faits dans le cadre de ses communications avec l'enquêtrice.

[23]            Lors d'un contrôle judiciaire, la Cour ne peut considérer une preuve qui n'était pas devant le décideur.

[24]            À cet égard, il faut aussi noter que rien n'indique, non plus, que le demandeur avait expliqué à la Commission pourquoi la juxtaposition des termes « extrémistes » ou « terroristes » avec « islamique » ou « sunnite » était en soi contraire aux principes de l'Islam.

[25]            À l'audience, les parties ont convenu que les extraits les plus pertinents du rapport du SCRS étaient les suivants :

Au Canada, le terrorisme se divise à peu près en quatre catégories : l'extrémisme religieux (la menace la plus sérieuse provient actuellement des extrémistes islamiques); le terrorisme parrainé par l'État (le régime iranien en est l'exemple parfait); la violence sécessionniste (l'extrémisme sikh et les mouvements séparatistes au Sri Lanka, en Turquie et ailleurs, par exemple); et l'extrémisme intérieur (comprend, entre autres, certains éléments des défenseurs des droits des animaux, les antimondialistes et les tenants de la suprématie de la race blanche).

(...)

L'extrémisme sunnite domine encore le programme de lutte contre le terrorisme du SCRS. Les attentats du 11 septembre 2001 contre les États-Unis ont fourni un exemple très net de la gravité de la menace que représentent les réseaux terroristes sunnites.

[je souligne]

[26]            La Courreconnaît la bonne foi et la conviction personnelle du demandeur lorsqu'il dit que ces passages visent la communauté sunnite en général plutôt que les terroristes. Elle ne peut toutefois conclure sur cette seule base que la Commission a commis une erreur révisable.

[27]            Même si dans son résumé sur l'information pertinente sur la plainte, l'enquêtrice ne réfère qu'à l'article 12 de la Loi, le texte de son rapport indique clairement qu'elle a examiné la question de savoir si le rapport du SCRS suggérait des actes discriminatoires envers la communauté musulmane sunnite (propagande haineuse), ce qui est pertinent à l'applicabilité de l'article 13. De plus, dans sa plainte et ses commentaires, le demandeur ne réfère nulle part à l'utilisation d'une compagnie de téléphone ou d'une entreprise de télécommunication. Il n'a soulevé ces scénarios qu'à l'audience devant la Cour.

[28]            De toute façon, la Commission indique dans sa décision qu'elle a considéré tous les commentaires du demandeur et donc son allégation que l'article 13 de la Loi s'applique.

[29]            La Cour est satisfaite que la décision de la Commission de rejeter la plainte en vertu de cet article n'était pas déraisonnable.

[30]            Ayant fait un examen assez poussé du dossier, la Cour doit conclure que la décision est raisonnable.

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que :

La demande est rejetée.

                                                                                                                     « Johanne Gauthier »

JUGE

ANNEXE A

Loi canadienne sur les droits de la personne

Canadian Human Rights Act

12. Constitue un acte discriminatoire le fait de publier ou d'exposer en public, ou de faire publier ou exposer en public des affiches, des écriteaux, des insignes, des emblèmes, des symboles ou autres représentations qui, selon le cas :

a) expriment ou suggèrent des actes discriminatoires au sens des articles 5 à 11 ou de l'article 14 ou des intentions de commettre de tels actes;

b) en encouragent ou visent à en encourager l'accomplissement.

12. It is a discriminatory practice to publish or display before the public or to cause to be published or displayed before the public any notice, sign, symbol, emblem or other representation that

(a) expresses or implies discrimination or an intention to discriminate, or

(b) incites or is calculated to incite others to discriminate

if the discrimination expressed or implied, intended to be expressed or implied or incited or calculated to be incited would otherwise, if engaged in, be a discriminatory practice described in any of sections 5 to 11 or in section 14.

13. (1) Constitue un acte discriminatoire le fait, pour une personne ou un groupe de personnes agissant d'un commun accord, d'utiliser ou de faire utiliser un téléphone de façon répétée en recourant ou en faisant recourir aux services d'une entreprise de télécommunication relevant de la compétence du Parlement pour aborder ou faire aborder des questions susceptibles d'exposer à la haine ou au mépris des personnes appartenant à un groupe identifiable sur la base des critères énoncés à l'article 3.

(2) Il demeure entendu que le paragraphe (1) s'applique à l'utilisation d'un ordinateur, d'un ensemble d'ordinateurs connectés ou reliés les uns aux autres, notamment d'Internet, ou de tout autre moyen de communication semblable mais qu'il ne s'applique pas dans les cas où les services d'une entreprise de radiodiffusion sont utilisés.

(3) Pour l'application du présent article, le propriétaire ou exploitant d'une entreprise de télécommunication ne commet pas un acte discriminatoire du seul fait que des tiers ont utilisé ses installations pour aborder des questions visées au paragraphe (1).

13. (1) It is a discriminatory practice for a person or a group of persons acting in concert to communicate telephonically or to cause to be so communicated, repeatedly, in whole or in part by means of the facilities of a telecommunication undertaking within the legislative authority of Parliament, any matter that is likely to expose a person or persons to hatred or contempt by reason of the fact that that person or those persons are identifiable on the basis of a prohibited ground of discrimination.

(2) For greater certainty, subsection (1) applies in respect of a matter that is communicated by means of a computer or a group of interconnected or related computers, including the Internet, or any similar means of communication, but does not apply in respect of a matter that is communicated in whole or in part by means of the facilities of a broadcasting undertaking.

(3) For the purposes of this section, no owner or operator of a telecommunication undertaking communicates or causes to be communicated any matter described in subsection (1) by reason only that the facilities of a telecommunication undertaking owned or operated by that person are used by other persons for the transmission of that matter.

44 (3) Sur réception du rapport d'enquête prévu au paragraphe (1), la Commission :

. . .

b) rejette la plainte, si elle est convaincue :

(i) soit que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l'examen de celle-ci n'est pas justifié,

(ii) soit que la plainte doit être rejetée pour l'un des motifs énoncés aux alinéas 41c) à e).

44 (3) On receipt of a report referred to in subsection (1), the Commission

. . .

(b) shall dismiss the complaint to which the report relates if it is satisfied

(i) that, having regard to all the circumstances of the complaint, an inquiry into the complaint is not warranted, or

(ii) that the complaint should be dismissed on any ground mentioned in paragraphs 41(c) to (e).

Loi sur le service canadien du renseignement de sécurité

Canadian Security Intelligence Service Act

Fonctions du Service

12. Le Service recueille, au moyen d'enquêtes ou autrement, dans la mesure strictement nécessaire, et analyse et conserve les informations et renseignements sur les activités dont il existe des motifs raisonnables de soupçonner qu'elles constituent des menaces envers la sécurité du Canada; il en fait rapport au gouvernement du Canada et le conseille à cet égard.

Duties and Functions of Service

12. The Service shall collect, by investigation or otherwise, to the extent that it is strictly necessary, and analyse and retain information and intelligence respecting activities that may on reasonable grounds be suspected of constituting threats to the security of Canada and, in relation thereto, shall report to and advise the Government of Canada.




COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

                                                                                                                                                           

DOSSIER :                                              T-1054-04

INTITULÉ :                                        

MOSTAFA BEN KIRANE

Demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

Défendeur

LIEU DE L'AUDIENCE :                                                      Montréal

DATE DE L'AUDIENCE :                                                    15 novembre 2005

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                l'honorable juge Johanne Gauthier

DATE DES MOTIFS :                                                           25 novembre

                                                          

COMPARUTIONS:

M. Mostafa Ben Kirane

POUR DEMANDEUR

                                                          

Me Paul DeschLnes

POUR DÉFENDEUR                        

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

M. Mostafa Ben Kirane - Montréal

POUR DEMANDEUR                       

Procureur général du Canada

MinistPre de la justice - Montréal

POUR DÉFENDEUR

                                                          



[1]    Il appert d'ailleurs que le demandeur a déposé une plainte contre le journaliste Joël-Denis Bellavance de La Presse auprès de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec.

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