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Date : 20230411


Dossier : IMM-630-22

Référence : 2023 CF 516

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 11 avril 2023

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

ISAACK SHIEK MAGOYA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Isaack Shiek Magoya, sollicite le contrôle judiciaire de la décision datée du 9 décembre 2021 par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a confirmé la conclusion de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) selon laquelle il n’a pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). La SAR a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour établir que le demandeur serait exposé à un risque de persécution ou à une menace à sa vie en Somalie.

[2] Le demandeur soutient que la SAR n’a pas tenu compte d’éléments de preuve importants concernant le risque auquel il serait exposé en Somalie et qu’elle a commis une erreur en procédant à une analyse trop spécifique de chaque aspect de son profil de risque, plutôt que de procéder à une évaluation cumulative du risque comme elle est tenue de le faire.

[3] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de la SAR est raisonnable. La présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

II. Faits

A. Le demandeur

[4] Le demandeur est un citoyen de la Somalie âgé de 52 ans. Il s’est marié quatre fois et il a épousé sa conjointe actuelle en 2014.

[5] Le demandeur affirme que des membres du Congrès de la Somalie unie (le CSU) ont attaqué son domicile familial le 12 février 1991. Ils ont volé tous les objets de valeur qui se trouvaient dans la maison, ont tué ses deux frères et son oncle et ont violé sa mère, sa sœur et son épouse durant l’attaque. Le demandeur affirme avoir été battu jusqu’à en perdre connaissance et que l’attaque lui a laissé des cicatrices permanentes.

[6] En juin 1991, le demandeur et les membres restants de sa famille ont déménagé au Kenya. Le demandeur a commencé à travailler à Nairobi. Il affirme que, pendant qu’il se trouvait à cet endroit, il a été battu, harcelé et arrêté par la police kényane parce qu’il n’était pas citoyen kényan. Il ajoute avoir été victime de l’exploitation généralisée dont les réfugiés somaliens font l’objet de la part de la police kényane.

[7] Le demandeur a pris des dispositions pour quitter le Kenya et se rendre aux États-Unis par l’intermédiaire d’un passeur. Il a quitté Nairobi le 14 octobre 1999 et est arrivé à Mexico le 15 octobre 1999. Il est ensuite arrivé au poste frontalier de San Ysidro le 25 octobre 1999, où il a présenté une demande d’asile aux États-Unis, mais sa demande a été rejetée.

[8] Le demandeur affirme que le rejet de sa demande d’asile a eu une incidence négative sur sa santé mentale, qu’il s’est retrouvé sans abri et qu’il a commencé à consommer beaucoup d’alcool. Il ajoute que ces circonstances expliquent en partie ses activités criminelles aux États-Unis; il a notamment été accusé de négligence ou de mise en danger d’un enfant, de conduite avec facultés affaiblies, de conduite avec un permis suspendu, de conduite sans permis, de blessure corporelle infligée à une épouse, de voies de fait et de violence familiale. Il a également été déclaré coupable de batterie aux États-Unis en 2003.

[9] Le demandeur est arrivé au Canada en juillet 2017. Il a demandé l’asile au Canada au motif que son retour en Somalie après plusieurs décennies en Amérique du Nord et en tant que membre du clan minoritaire des Bantous l’exposerait à de la persécution de la part d’Al Chabaab.

B. Décision de la SPR

[10] Dans une décision datée du 27 septembre 2017, la SPR a conclu que le demandeur n’avait pas qualité de réfugié en application de l’alinéa b) de la section F de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 189 RTNU 150 (la Convention relative au statut des réfugiés), parce qu’il avait commis un crime grave de droit commun à l’extérieur du Canada.

[11] Il n’est pas nécessaire que le demandeur ait été déclaré coupable pour que le tribunal puisse l’exclure en application de l’alinéa b) de la section F de l’article premier, et le critère central consiste à établir si le crime commis est « grave » dans le contexte de l’alinéa b) de la section F de l’article premier, comme l’a expliqué la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Jayasekara c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 404 (Jayasekara), et comme l’a confirmé la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Febles c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CSC 68 (Febles). Selon ce critère, les facteurs suivants doivent être évalués afin de déterminer la gravité du crime : les éléments constitutifs du crime, le mode de poursuite, la peine prévue, les faits, les circonstances atténuantes et aggravantes sous‑jacentes à la déclaration de culpabilité et l’éventail de peines (Jayasekara, au para 44; Febles, aux para 33, 62).

[12] La SPR a mentionné que, durant une entrevue au point d’entrée, l’agent de l’Agence des services frontaliers du Canada avait posé au demandeur des questions sur ses antécédents criminels aux États-Unis, y compris sur les diverses accusations criminelles et la déclaration de culpabilité assortie d’une peine d’emprisonnement pour l’infraction de batterie. Elle a conclu que le témoignage du demandeur était vague et incohérent. Questionné au sujet de l’accusation de batterie qui avait été déposée contre lui en 2003, le demandeur a répondu de façon vague que son épouse avait appelé la police, qu’il était ivre, qu’il ne se souvenait pas de l’incident et qu’il avait nié avoir agressé son épouse. La SPR a conclu que l’infraction de batterie équivalait probablement à l’infraction canadienne de voies de fait prévue à l’article 265 du Code criminel, LRC 1985, c C-46, mais qu’il n’était pas possible de présumer de la gravité de l’infraction.

[13] La SPR a conclu que le demandeur n’avait pas été franc durant son témoignage au sujet des circonstances ayant mené à l’accusation de batterie en 2003 ni au sujet de la décision rendue relativement à cette accusation. Le demandeur a déclaré durant son témoignage qu’il était ivre et qu’il avait dit à son épouse de ne pas lui parler lorsqu’il était dans cet état. Il n’a pas fourni d’autres renseignements sur ce qui s’était passé entre son épouse et lui. La SPR a souligné que le demandeur avait d’abord déclaré qu’il n’avait pas été emprisonné aux États-Unis, pour ensuite modifier cette déclaration lorsqu’on l’a interrogé sur le fait que ses formulaires d’immigration indiquaient qu’il avait été emprisonné pendant trois mois en 2003 pour batterie. Elle a tiré une conclusion défavorable en raison du manque de franchise du demandeur et de son défaut d’assumer la responsabilité de ses actes.

[14] La SPR a pris note du témoignage du demandeur selon lequel il s’était vu ordonner de suivre un cours de gestion de la colère, ce qu’il n’avait pas pu faire par manque d’argent, après quoi il avait été emprisonné. Elle a déclaré que le demandeur semblait réticent à expliquer pourquoi il avait été libéré de prison et a conclu que son manque de franchise minait davantage sa crédibilité.

[15] La SPR a relevé plusieurs facteurs aggravants sous-jacents à la déclaration de culpabilité du demandeur. Elle a souligné que le facteur prépondérant dans la présente affaire était le profil de violence conjugale du demandeur et le fait que ce dernier justifiait ses comportements violents en expliquant qu’il était en état d’ébriété ou qu’il avait été provoqué par son épouse. La SPR a également mentionné que l’alcoolisme apparent du demandeur constituait aussi un facteur aggravant et que le demandeur invoquait continuellement sa consommation d’alcool pour se déresponsabiliser. Elle a pris note du témoignage du demandeur selon lequel il avait cessé de boire en 2009, ce qui constitue un facteur atténuant la gravité du crime, mais elle a conclu que les facteurs pertinents qu’il faut prendre en considération sont les facteurs atténuants sous-jacents aux circonstances ayant mené à la déclaration de culpabilité, et non les facteurs constatés dans les années suivant la déclaration de culpabilité.

[16] En fin de compte, après avoir appliqué les facteurs énoncés dans l’arrêt Jayasekara à la situation du demandeur, la SPR a conclu que ce dernier avait commis un crime grave au sens de l’alinéa b) de la section F de l’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés et qu’il devait donc se voir refuser l’asile.

C. Décision initiale de la Section d’appel des réfugiés

[17] Dans une décision datée du 27 septembre 2018, la SAR a rejeté l’appel du demandeur et a confirmé la décision de la SPR.

[18] La SAR a d’abord fait remarquer qu’en appel, le demandeur n’avait pas présenté de mémoire ni d’observations complètes et détaillées concernant les erreurs prétendues dans la décision de la SPR. Elle a déclaré qu’elle n’avait pas pour rôle de formuler des hypothèses et d’entreprendre une recherche microscopique afin de trouver des erreurs dans la décision de la SPR ni de donner au demandeur une seconde chance de présenter sa demande d’asile. Elle a également rejeté la demande d’audience du demandeur parce que ce dernier n’avait présenté aucun nouvel élément de preuve à l’appui de son appel.

[19] La SAR a énoncé de nouveau les critères à respecter pour exclure un demandeur en application de l’alinéa b) de la section F de l’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés, tels qu’ils sont énoncés dans les arrêts Jayasekara et Febles. Elle a reconnu que le demandeur avait de longs antécédents criminels aux États-Unis, qu’il n’avait pas de remords et qu’il n’assumait aucune responsabilité relativement à ses habitudes de violence conjugale. Après avoir procédé à un examen indépendant du dossier de preuve et des antécédents criminels du demandeur, elle a conclu que la SPR n’avait pas commis d’erreur en établissant que le demandeur avait commis un crime grave et était visé par l’alinéa b) de la section F de l’article premier et en lui refusant l’asile.

[20] Le demandeur a présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision de la SAR. Dans une décision datée du 29 octobre 2019, la Cour a accueilli la demande de contrôle judiciaire de la décision de la SAR parce que celle-ci n’avait pas procédé à une évaluation adéquate de la gravité de l’infraction commise par le demandeur, comme l’exigent les arrêts Jayasekara et Febles. L’affaire a été renvoyée à un tribunal différemment constitué en vue d’un nouvel examen.

D. Décision faisant l’objet du contrôle

[21] Dans une décision en date du 9 décembre 2021 suivant le nouvel examen, la SAR a rejeté l’appel du demandeur et conclu que ce dernier n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la LIPR. Lors du nouvel examen, la SAR a conclu que le demandeur ne devait pas se voir refuser l’asile en application de l’alinéa b) de la section F de l’article premier, mais qu’il n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour établir l’existence d’une possibilité sérieuse de persécution ou d’un risque en cas de renvoi en Somalie.

1) Alinéa b) de la section F de l’article premier

[22] La SAR a conclu que la SPR n’avait pas tenu compte des éléments constitutifs du crime commis par le demandeur ni du mode de poursuite, deux des facteurs mentionnés dans l’arrêt Jayasekara. Elle a noté que la SPR avait fait référence à des éléments de preuve selon lesquels le demandeur avait été emprisonné pendant trois mois et s’était fait ordonner de suivre un cours sur la gestion de la colère, mais qu’elle n’avait tiré aucune conclusion au sujet de la peine et n’avait pas tenu compte du facteur de l’éventail de peines. La SAR a conclu qu’un tel défaut pouvait être attribué à l’absence d’éléments de preuve permettant de tirer des conclusions au sujet de la peine possible, raison pour laquelle elle a également conclu qu’elle ne pouvait pas non plus tirer de conclusions à cet égard.

[23] La SAR a convenu que les habitudes de violence conjugale et de consommation d’alcool du demandeur constituaient des facteurs aggravants, mais elle a jugé qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve au sujet des circonstances particulières sous-jacentes aux actes de violence conjugale du demandeur pour conclure que ce dernier avait commis un crime grave au titre de l’alinéa b) de la section F de l’article premier. Par conséquent, la SAR a conclu que le demandeur ne devait pas se voir refuser l’asile en application de l’alinéa b) de la section F de l’article premier.

2) Persécution et risque

[24] La SAR a déclaré avoir procédé à une évaluation indépendante de la crainte prétendue de persécution du demandeur en Somalie. Elle a mentionné que le demandeur n’avait pas expliqué en quoi l’attaque contre son domicile en 1991 constituait un harcèlement incessant et qu’il n’avait pas non plus présenté d’éléments de preuve établissant qu’il avait été harcelé depuis son départ de la Somalie en 1991. La SAR a admis que la nature de l’attaque décrite était extrême, mais elle a conclu que le demandeur n’avait pas expliqué en quoi l’attaque avait suscité chez lui un état constant de crainte trente ans après son départ de la Somalie.

[25] La SAR a examiné la preuve documentaire ainsi que le témoignage du demandeur selon lesquels il risque d’être persécuté parce qu’il vient d’une région de la Somalie contrôlée par Al Chabaab. Elle a conclu que la crainte subjective du demandeur était fondée sur des conjectures, qu’elle n’était pas étayée par une preuve d’une quelconque menace réelle de préjudice et qu’elle reposait en grande partie sur sa perception des conditions dans le pays. Après avoir examiné la preuve objective concernant les conditions en Somalie en lien avec Al Chabaab et le clan Bantou, la SAR a admis, en partie, qu’Al Chabaab avait mené des attaques violentes et ciblées contre des civils pendant la guerre civile de 1991 en Somalie et que les membres du clan minoritaire des Bantous continuaient à être exposés à la violence et à la discrimination. Elle a également mentionné que, même si le système de clans a entraîné une certaine exclusion sociale et politique des Bantous, cette situation avait changé au fil du temps, certains groupes de Bantous ayant gagné en force, et l’expérience de ces personnes ne pouvait être généralisée. Elle a renvoyé au plus récent cartable national de documentation (le CND), selon lequel la situation des minorités s’est améliorée au sein de la société somalienne. Elle a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve objectifs pour conclure que le traitement réservé aux Bantous équivalait à de la persécution ou que le demandeur serait exposé à une telle persécution à son retour en Somalie.

[26] La SAR a pris note de l’observation du demandeur selon laquelle son occidentalisation le singularisera en Somalie, compte tenu des nombreuses années qu’il a passées en Amérique du Nord, ce qui pourrait lui être préjudiciable. Elle a conclu qu’il n’y avait pas d’éléments de preuve au dossier à l’appui d’une telle hypothèse.

[27] De plus, la SAR a conclu que le demandeur n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve donnant à penser que les dangers auxquels il pourrait être exposé en Somalie étaient plus grands que les risques auxquels les Somaliens en général sont exposés dans ce pays. Elle a conclu que le demandeur n’avait pas établi qu’il était exposé à l’un des risques énoncés à l’article 97 de la LIPR. Pour les motifs qui précèdent, elle a rejeté l’appel et a conclu que le demandeur n’a pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger.

III. Questions en litige et norme de contrôle

[28] La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

  1. La décision de la SAR est-elle raisonnable?

  2. Y a-t‑il eu manquement à l’équité procédurale?

[29] La norme de contrôle n’est pas contestée. Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. La question de l’équité procédurale doit être examinée selon la norme de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79; Chemin de fer Canadien Pacifique c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 aux para 37-56 (Chemin de fer Canadien Pacifique); Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35). J’estime que cette conclusion est compatible avec l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, aux paragraphes 16 et 17 (Vavilov).

[30] La norme de la décision raisonnable est une norme de contrôle rigoureuse, mais empreinte de déférence (Vavilov, aux para 12, 13, 75 et 85). La cour de révision doit établir si la décision faisant l’objet du contrôle est transparente, intelligible et justifiée, y compris eu égard à son raisonnement et à son résultat (Vavilov, au para 15). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). La question de savoir si une décision est raisonnable dépend du contexte administratif pertinent, du dossier dont disposait le décideur et de l’incidence de la décision sur ceux qui en subissent les conséquences (Vavilov, aux para 88-90, 94 et 133-135).

[31] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit estimer qu’elle comporte des lacunes qui sont suffisamment capitales ou importantes (Vavilov au para 100). Ce ne sont pas toutes les erreurs relevées dans une décision ni toutes les réserves qu’elle suscite qui justifient une intervention. La cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur et de modifier ses conclusions de fait à moins de circonstances exceptionnelles (Vavilov, au para 125). Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision, ou constituer une « erreur mineure » (Vavilov, au para 100; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 au para 36).

[32] En revanche, la norme de la décision correcte est une norme de contrôle qui n’appelle aucune déférence. La question centrale en matière d’équité procédurale consiste à savoir si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances, y compris à l’égard des facteurs énoncés aux paragraphes 21 à 28 de l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 (Chemin de fer Canadien Pacifique, au para 54).

IV. Analyse

[33] Le demandeur soutient que la SAR n’a pas tenu compte d’éléments de preuve importants concernant le risque auquel il serait exposé à son retour en Somalie en tant que [traduction] « personne occidentalisée » et en tant que membre du clan minoritaire des Bantous. Il ajoute qu’elle a procédé à une évaluation trop étroite du risque en se fondant sur des aspects de son profil triés sur le volet, ce qui rend la décision déraisonnable dans son ensemble. Il fait également valoir que la SAR a manqué à l’équité procédurale en ne l’avisant pas du fait qu’elle examinerait à nouveau les questions de fond, car la SPR s’était concentrée exclusivement sur l’exclusion du demandeur en application de l’alinéa b) de la section F de l’article premier.

[34] À mon avis, la décision de la SAR est raisonnable. Comme l’argument du demandeur concernant l’équité procédurale repose sur son observation selon laquelle la SAR a fait abstraction d’éléments de preuve contradictoires, et comme j’estime que la décision de la SAR n’est pas déraisonnable à cet égard, je n’examinerai pas la question de l’équité procédurale.

[35] Le demandeur soutient que la conclusion de la SAR selon laquelle il ne serait pas persécuté en Somalie en raison de son profil de [traduction] « personne occidentalisée » ne concorde pas avec le dossier de preuve, qui, selon lui, contredit cette conclusion. Il souligne que la SAR qualifie de supposition ou de croyance non étayée sa crainte d’être pris pour cible en raison de cet aspect de son profil, et ce, malgré la preuve documentaire selon laquelle les personnes qui retournent en Somalie depuis l’étranger et qui sont [traduction] « occidentalisées » sont perçues comme des personnes d’intérêt par Al Chabaab. Il renvoie aux éléments de preuve contenus dans le CND, selon lesquels les Somaliens qui ont passé beaucoup de temps dans des pays occidentaux peuvent être exposés à un risque de violence de la part d’Al Chabaab parce qu’ils ont des opinions occidentales et qu’ils ne souscrivent pas aux croyances somaliennes dominantes.

[36] Le demandeur avance également que, selon la preuve contenue dans le CND, les membres du clan minoritaire des Bantous sont exposés à un risque plus élevé de violence en raison de leur exclusion générale de la société somalienne dominante, ce qui contredit directement la conclusion de la SAR selon laquelle l’appartenance du demandeur au clan Bantou n’entraîne pas un risque de persécution. Il soutient que la conclusion de la SAR selon laquelle la situation des membres du clan Bantou s’est améliorée au cours des dernières années est une exagération erronée de la preuve, qui indique simplement que, de façon générale, la situation des minorités s’est améliorée au sein de la société somalienne, et non pas que les minorités ne sont pas victimes de mauvais traitements équivalant à de la persécution. Il fait également valoir que les éléments de preuve récents contenus dans le CND contredisent la conclusion de la SAR concernant le clan Bantou, et renvoie à cet égard à un rapport australien de 2017 et à un rapport de 2015 du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés.

[37] Le demandeur fait valoir que la SAR a effectué une analyse singulière et erronée de son affirmation selon laquelle il serait persécuté à son retour en Somalie, et qu’elle a examiné isolément chaque aspect de son profil plutôt que de procéder à une évaluation cumulative de tous les aspects de son profil. Il s’appuie sur les décisions Vilvarajah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 349, et Rodriguez Ramos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 41, pour affirmer que les facteurs de risque ne devraient pas être examinés isolément et que l’évaluation devrait plutôt porter sur le risque cumulatif causé par le profil global du demandeur.

[38] Le défendeur soutient pour sa part que la décision de la SAR est raisonnable et qu’elle concorde avec le dossier de preuve. Il fait valoir que la SAR a raisonnablement conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour établir que l’attaque perpétrée contre le domicile du demandeur en Somalie en 1991 constituait une série d’incidents ou d’actes de harcèlement équivalant à de la persécution, comme il a été affirmé. Il affirme que la conclusion de la SAR selon laquelle la crainte qu’aurait le demandeur d’être persécuté par Al Chabaab ne repose sur aucun fondement objectif est conforme au dossier de preuve, dans lequel rien ne montre que le demandeur ou un membre de sa famille a reçu des menaces d’Al Chabaab au cours des 30 années qui se sont écoulées depuis le départ du demandeur de la Somalie.

[39] Le défendeur soutient que les conclusions de la SAR sur la question qui précède sont également étayées et justifiées par des renvois à la preuve contenue dans le CND, sur le fondement desquels la SAR a raisonnablement conclu que l’expérience politique et sociale des Bantous en Somalie ne peut plus être généralisée et que la situation des groupes minoritaires comme le clan Bantou s’est améliorée. Il fait également valoir que les observations du demandeur sur la question de la persécution et du risque constituent un désaccord avec l’appréciation de la preuve effectuée par la SAR et que le demandeur demande donc à la Cour d’apprécier à nouveau les éléments de preuve présentés au décideur, ce qui n’est pas le rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

[40] Le défendeur affirme que les motifs de la SAR démontrent une évaluation globale et cumulative du profil du demandeur, contrairement à ce que ce dernier fait observer. Il soutient que la SAR a examiné et analysé chaque aspect de la demande d’asile du demandeur et que le fait qu’elle n’a pas explicitement mentionné avoir tenu compte de l’intersectionnalité de ces facteurs ne constitue pas un motif suffisant pour rendre sa décision déraisonnable.

[41] Je suis d’accord avec le défendeur. Dans son évaluation indépendante de la situation du demandeur et des éléments de preuve qu’il a présentés, la SAR a raisonnablement conclu que le demandeur n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour établir qu’il serait exposé à de la persécution ou à une menace à sa vie à son retour en Somalie. Le dossier contient peu d’éléments de preuve permettant d’établir que l’attaque perpétrée contre le domicile familial du demandeur en 1991 constituait encore une menace pour la vie du demandeur après 30 ans passés à l’étranger. Il était loisible à la SAR de conclure que l’affirmation du demandeur selon laquelle il est exposé à un risque précis de persécution n’était pas étayée par la preuve et était donc hypothétique.

[42] Dans sa décision, la SAR a souligné de façon importante le témoignage du demandeur selon lequel [traduction] « [les membres d’Al Chabaab] pourraient me tuer simplement parce que j’ai vécu en dehors du pays […] et ils pourraient penser que j’ai des arrière-pensées en revenant, et cela pourrait être suffisant pour qu’ils me tuent » [non souligné dans l’original]. Elle a également mentionné que, durant son entrevue au point d’entrée, le demandeur a admis n’avoir jamais été menacé par qui que ce soit en Somalie. Il était raisonnable pour la SAR de conclure que de telles déclarations – non corroborées par des éléments de preuve montrant que le demandeur avait déjà été recherché ou pris pour cible par Al Chabaab ou qui que ce soit d’autre – ne suffisaient pas à elles seules à constituer de la persécution. Je conviens avec le défendeur qu’une grande partie des observations du demandeur sur l’évaluation de la persécution et du risque effectuée par la SAR revient à demander à la Cour d’apprécier à nouveau le dossier de preuve, mais que ce n’est pas le rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Vavilov, au para 125).

[43] J’estime que les motifs de la SAR ne témoignent pas d’une analyse sélective de la preuve objective concernant Al Chabaab ou la situation du clan minoritaire des Bantous. Au contraire, la SAR a procédé à une évaluation équilibrée de la preuve contenue dans le CND, accordant le poids approprié aux éléments de preuve favorables et défavorables à la demande d’asile du demandeur. Par exemple, elle a reconnu qu’Al Chabaab a commis des actes de violence contre des civils et que les Bantous sont vulnérables à de tels actes de violence en tant que groupe minoritaire en Somalie. Cependant, elle a renvoyé de façon transparente et intelligible aux éléments de preuve qui dénotent une amélioration de la situation des Bantous et a accordé un poids défavorable à l’absence d’éléments de preuve du contraire présentés par le demandeur. Elle n’est pas tenue de faire référence à tous les éléments de preuve contradictoires contenus dans le CND, comme le demandeur semble le laisser entendre dans ses observations (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), IMM-596-98, 1998 CanLII 8667 (CF) au para 16). La décision de la SAR est dûment justifiée compte tenu de la preuve objective et du peu d’éléments de preuve présentés par le demandeur (Vavilov, au para 105).

V. Conclusion

[44] La présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée. La décision de la SAR est raisonnable compte tenu du témoignage du demandeur. Aucune question n’a été proposée aux fins de certification et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-630-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-630-22

 

INTITULÉ :

ISAACK SHIEK MAGOYA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 JANVIER 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

LE 11 avril 2023

 

COMPARUTIONS :

Steven Blakey

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Monmi Goswami

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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