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Date : 20230412


Dossier : IMM-2111-22

Référence : 2023 CF 512

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 12 avril 2023

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

NAIMA PIERRE

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Mme Naima Pierre, est une citoyenne haïtienne de 19 ans. Afin de poursuivre des études secondaires à la Faith Academy de Winnipeg, dont le coût s’élevait à environ 8 000 $, elle a présenté une demande de permis d’étude, qui a été rejetée. La cousine du père de la demanderesse [la répondante], qui réside à Winnipeg, devait subvenir aux besoins de celle-ci.

[2] L’agent de traitement des visas [l’agent] a rejeté la demande au motif qu’il n’était pas convaincu que Mme Pierre quitterait le Canada à la fin de son séjour, invoquant sa situation financière. Les courts motifs de l’agent sont consignés dans les notes du Système mondial de gestion des cas :

[traduction]

J’ai examiné la demande.

Compte tenu du plan d’études de la demanderesse, la documentation présentée à l’appui de la situation financière de cette dernière ne démontre pas qu’elle disposerait de fonds suffisants. Je ne suis pas convaincu que le plan d’études constitue une dépense raisonnable.

Je prends acte du soutien proposé par un tiers, soit la répondante, mais celle-ci verrait ses économies diminuer considérablement. La [demanderesse] n’établit pas qu’elle dispose personnellement de fonds suffisants.

Après pondération des facteurs dans la présente demande, je ne suis pas convaincu que la demanderesse quittera le Canada à la fin de la période de séjour autorisée.

Pour les motifs qui précèdent, je rejette la demande.

[3] La demanderesse sollicite, au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], le contrôle judiciaire de la décision rendue par l’agent le 24 février 2022. Pour les motifs qui suivent, la demande sera accueillie.

II. Questions en litige et norme de contrôle

[4] La présente demande soulève deux questions : 1) la décision de l’agent était-elle déraisonnable à la lumière de la preuve établissant la situation financière de la répondante; et 2) l’agent a-t-il agi de façon inéquitable en omettant d’informer la demanderesse de ses réserves au sujet de la preuve financière?

[5] Les parties conviennent que la décision défavorable rendue par l’agent est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65; Chantale c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 544 au para 5 [Chantale]; Gill c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 934 au para 16 [Gill]).

[6] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable appelle la retenue judiciaire, mais demeure rigoureux (Vavilov, aux para 12-13; 75). Une décision raisonnable est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). La cour de révision doit se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité (Vavilov, au para 99).

[7] Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov, au para 100). Le caractère raisonnable doit être apprécié en fonction du contexte juridique et factuel dans lequel la décision contestée a été rendue. À cet égard, la Cour a reconnu que les agents des visas n’ont pas nécessairement à fournir des motifs exhaustifs pour que la décision soit raisonnable étant donné les pressions énormes qu’ils subissent pour produire un grand volume de décisions chaque jour (Chantale, au para 5, Gill, au para 16). Cependant, pour être raisonnables, les motifs de l’agent des visas doivent être compatibles avec les éléments de preuve.

[8] La Cour qui se penche sur la question de l’équité procédurale doit se demander si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances, en mettant l’accent sur les droits substantiels concernés par le processus contesté et les conséquences pour la personne (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54).

III. Analyse

A. La décision de l’agent est déraisonnable

[9] L’article 220 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés [le RIPR], DORS/202-227, prévoit que l’agent ne délivre pas de permis d’études au demandeur à moins que celui-ci ne dispose de ressources financières suffisantes pour acquitter les frais de scolarité, subvenir à ses propres besoins et à ceux des membres de sa famille qui l’accompagnent durant son séjour au Canada; et acquitter les frais de transport pour venir au Canada et en repartir.

[10] La demanderesse fait remarquer que le guide opérationnel du défendeur confirme qu’une preuve de fonds suffisants doit être fournie lorsqu’un permis d’études est demandé. Le guide précise en outre que cette preuve peut prendre la forme d’un engagement verbal ou écrit qui convainc l’agent que le demandeur peut compter sur une aide financière de la part d’amis ou de membres de la famille et que des mesures ont été prises pour couvrir toutes les dépenses raisonnables à engager durant le séjour au Canada.

[11] La demanderesse a tenté d’établir l’existence de fonds suffisants en fournissant une lettre de la répondante, dans laquelle celle-ci a déclaré qu’elle travaillait à temps plein, qu’elle était propriétaire d’une maison entièrement payée à Winnipeg et que sa fille adulte, indépendante financièrement, vivait avec elle. La répondante a joint des copies de ses dossiers financiers indiquant le montant de ses économies, une lettre d’emploi confirmant son revenu annuel et une copie du titre de propriété de sa maison.

[12] Lorsqu’il a rejeté la demande, l’agent a émis des réserves à l’égard de la situation financière de la demanderesse, notamment les suivantes : 1) il n’a pas été établi que les fonds seraient suffisants; 2) il n’a pas été établi que les fonds seraient accessibles; et 3) le soutien financier apporté par la répondante aurait pour effet de [traduction] « réduire considérablement les économies » de cette dernière.

[13] Le défendeur soutient que l’agent n’était pas convaincu que les fonds nécessaires seraient facilement accessibles, soulignant les droits de scolarité impayés, le faible revenu de la répondante et le fait que cette dernière n’était pas la seule titulaire de compte d’après les relevés de placement fournis.

[14] Il faut faire preuve d’une grande retenue à l’égard de la décision de l’agent et il n’incombe pas à la Cour, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, d’apprécier à nouveau la preuve. Toutefois, une décision est considérée comme déraisonnable si elle n’est pas justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques.

[15] En l’espèce, l’agent était tenu d’évaluer si les fonds étaient suffisants eu égard aux coûts des études de la demanderesse. Les droits de scolarité de 8 000 $ devaient être acquittés par versements mensuels de 800 $. La demanderesse devait habiter chez la répondante.

[16] Selon les éléments de preuve dont disposait l’agent, la répondante occupe un emploi à temps plein et gagne un revenu annuel brut de 32 760 $. Les éléments de preuve montrent également l’existence de comptes d’épargne, dont la répondante est l’unique titulaire, auprès d’une institution financière canadienne et dont les actifs totalisent 55 376,81 $ CA et 28 161,51 $ US. Une somme approximative de 21 000 $ du total des fonds canadiens identifiés est détenue sur un compte appelé [traduction] « Régime d’épargne-retraite – Personnel ». Le compte fait également état de dettes de cartes de crédit totalisant 3 200 $. Il n’était pas déraisonnable pour l’agent de conclure que les fonds de retraite ne pouvaient servir à financer les études de la demanderesse. En revanche, rien ne suggère dans les éléments de preuve que les autres fonds (environ 30 000 $ CA et 28 000 $ US) ne seraient pas immédiatement accessibles. Les éléments de preuve démontrent également que la répondante est propriétaire de sa maison et qu’elle possède d’importantes économies sur d’autres comptes, même si, comme l’a noté le défendeur, il est possible que celles-ci soient détenues par d’autres cotitulaires de compte qui semblent être nommés dans les états financiers.

[17] En somme, les éléments de preuve, dont l’agent n’a pas contesté la crédibilité, indiquent que les revenus de la répondante ainsi que ses économies accessibles sont suffisants pour couvrir les droits de scolarité de la demanderesse (8 000 $, à payer en dix mois, auxquels s’ajoutent les frais de subsistance). Rien ne laisse penser que la répondante ne puisse pas accéder immédiatement aux montants détaillés précédemment (environ 30 000 $ CA et 28 000 $ US). Les conclusions de l’agent concernant la suffisance et l’accessibilité des fonds pour la répondante sont tout simplement indéfendables compte tenu des éléments de preuve, ce qui rend la décision déraisonnable (Vavilov, au para 101).

[18] La conclusion de l’agent selon laquelle le soutien financier apporté à la demanderesse par la répondante réduirait considérablement les économies de cette dernière est tout aussi incohérente eu égard à la preuve. Les droits de scolarité de 8 000 $, payables par versements, représentent moins de quinze pour cent de ces économies. Bien que je ne sois pas prêt à conclure qu’une réduction considérable de l’épargne d’un répondant ne sera jamais pertinente dans le contexte d’un permis d’études, en l’espèce, je suis convaincu qu’il n’appartenait pas à l’agent de déterminer comment les économies de la répondante devaient être utilisées ou dépensées pour subvenir aux besoins d’un membre de la famille (Adom c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 26 au para 16).

B. Il n’y a eu aucun manquement à l’équité procédurale

[19] La demanderesse a fait valoir qu’elle avait le droit d’être avisée par l’agent de toute réserve à l’égard de la preuve de sa situation financière et de celle de sa répondante. Le défendeur soutient qu’il incombe à la demanderesse de fournir des éléments de preuve suffisants et que l’agent n’a pas manqué au principe de l’équité procédurale en concluant qu’elle ne s’était pas acquittée de ce fardeau.

[20] Lorsqu’il a rejeté la demande, l’agent n’a pas contesté la crédibilité des éléments de preuve fournis, mais a estimé qu’ils ne lui permettaient pas de rendre une décision favorable. Aucune question concernant l’équité n’a été soulevée.

IV. Conclusion

[21] La demande sera accueillie. Les parties n’ont pas proposé de question de portée générale à certifier, et je suis convaincu que l’affaire n’en soulève aucune.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-2111-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision.

  3. Aucune question n’est certifiée.

 

« Patrick Gleeson »

 

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2111-22

 

INTITULÉ :

NAIMA PIERRE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 5 AVRIL 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GLEESON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 12 AVRIL 2023

 

COMPARUTIONS :

Adeoti Campbell

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Boris Haganji

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

A.L. Campbell Law Office

Avocat

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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