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Date : 20230324


Dossier : IMM-543-22

Référence : 2023 CF 409

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Montréal (Québec), le 24 mars 2023

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

BALWINDER SINGH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, M. Balwinder Singh, sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 23 décembre 2021 [la décision], par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a rejeté son appel et confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de rejeter sa demande d’asile. La SAR a rejeté la demande de M. Singh, fondée sur l’article 96 ou l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], car il n’avait pas établi de lien avec un motif prévu dans la Convention et qu’il existait des possibilités de refuge intérieur [PRI] à Mumbai, à Delhi et à Chennai dans son pays de citoyenneté, l’Inde.

[2] M. Singh demande à la Cour de rendre une ordonnance annulant la décision. Il fait valoir que la SAR a manqué aux principes de justice naturelle, a mal interprété l’article 96 de la LIPR et a commis une erreur dans son évaluation des PRI viables en Inde.

[3] Pour les motifs qui suivent, j’accueillerai la demande de contrôle judiciaire de M. Singh. Après avoir examiné les conclusions de la SAR, les éléments de preuve présentés et le droit applicable, j’estime que, dans les circonstances de la présente affaire, la SAR a contrevenu aux règles de l’équité procédurale, car elle n’a pas avisé M. Singh de la question du lien avec un motif prévu dans la Convention. De plus, la décision sur ce point est déraisonnable, car la SAR n’a pas examiné les éléments de preuve qui contredisaient ses conclusions. Cela suffit à justifier l’intervention de la Cour. Compte tenu de ce qui précède, il n’est pas nécessaire que j’examine les arguments de M. Singh concernant le caractère raisonnable des conclusions de la SAR concernant les PRI.

II. Contexte

A. Contexte factuel

[4] M. Singh, un citoyen de l’Inde, est pompier. Il prétend avoir été torturé par la police du Pendjab en raison de ses activités de lutte contre la drogue.

[5] Lorsqu’il était en Inde, M. Singh a porté plainte contre un certain KKA, un membre de la section locale du Congress Party qui vendait de la drogue aux jeunes du quartier de M. Singh. D’après ce dernier, KKA était protégé par des policiers corrompus. En octobre et en décembre 2017, M. Singh a été attaqué à deux reprises par des hommes de main de KKA après qu’il eut porté plainte à la police.

[6] En janvier 2018, M. Singh s’est plaint au bureau du commissaire de district au sujet de la vente de drogue aux jeunes, des attaques et de l’implication de la police dans le trafic de drogue. Quelques jours plus tard, il a été arrêté et torturé pour avoir déposé de fausses plaintes contre la police.

[7] Lorsqu’il a été relâché, la police a demandé à M. Singh de mettre fin à ses activités de lutte contre la drogue. Il devait aussi, à partir de mars 2018, se présenter au poste le premier jour de chaque mois. Il est toutefois entré dans la clandestinité à New Delhi en février 2018. En juillet suivant, il s’est rendu au Canada où il a présenté une demande d’asile à son arrivée.

[8] Ayant conclu que M. Singh n’était pas crédible, la SPR a rejeté sa demande d’asile.

B. La décision de la SAR

[9] M. Singh a interjeté appel de la décision de la SPR devant la SAR. Dans sa décision, la SAR a rejeté l’appel au motif qu’il disposait de PRI viables à Mumbai, à Delhi et à Chennai. Bien qu’elle ait convenu que la SPR avait des « motifs valables » de conclure que les allégations de M. Singh n’étaient pas crédibles, la SAR a conclu qu’elle n’avait pas besoin d’aborder la question de la crédibilité, car la question de la PRI était déterminante.

[10] Avant d’analyser les PRI, la SAR a d’abord jugé que les allégations de M. Singh ne présentaient aucun lien avec l’un des motifs prévus dans la Convention et visés à l’article 96 de la LIPR, puisqu’il avait été pris pour cible en raison de son militantisme antidrogue. La SAR a donc conclu que la demande d’asile de M. Singh relevait de l’article 97 de la LIPR. Elle n’a pas avisé ce dernier de la question du lien entre sa demande d’asile et un motif prévu dans la Convention.

[11] S’agissant des PRI, la SAR a avisé M. Singh de la question et a appliqué le critère en deux volets pour déterminer s’il existait des PRI viables.

[12] En ce qui concerne le premier volet du critère, la SAR a conclu qu’il n’existait aucune possibilité sérieuse que les agents de persécution présumés poursuivent M. Singh s’il déménageait dans les villes proposées comme PRI. La SAR a jugé insuffisante la preuve établissant que KKA ou la police du Pendjab aurait la motivation ou les moyens de le retrouver. Elle a conclu qu’aucun élément n’étayait les prétentions de M. Singh, en dehors de ses déclarations. Elle a examiné son affidavit, la preuve documentaire concernant la communication entre services de police de différents États et la possibilité que le nom de M. Singh apparaisse dans des bases de données de la police. La SAR a en fin de compte jugé insuffisante la preuve établissant que la police du Pendjab aurait probablement les moyens ou la motivation de retrouver M. Singh à l’aide du système d’enregistrement des locataires ou du système de surveillance centralisé s’il devait déménager n’importe où en Inde. Pour ce qui est du second volet du critère, la SAR a déclaré que M. Singh n’avait soumis aucune observation attestant qu’il serait déraisonnable pour lui de déménager à Mumbai, à Delhi ou à Chennai.

C. Norme de contrôle

[13] Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [le ministre] ne présente aucune observation quant à la norme de contrôle applicable. M. Singh fait valoir que la norme de la décision raisonnable s’applique, sauf en ce qui concerne la question de l’équité procédurale, que la Cour doit analyser selon la norme de la décision correcte.

[14] Je conviens que la norme de la décision raisonnable s’applique au contrôle sur le fond des conclusions de la SAR quant à l’existence d’une PRI viable (Valencia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 386 [Valencia] au para 19; Adeleye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 81 au para 14; Ambroise c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 62 au para 6; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 350 au para 17; Kaisar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 789 au para 11). Il est bien établi que cette norme est présumée s’appliquer lorsque les cours de révision procèdent au contrôle judiciaire d’une décision administrative sur le fond (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 17).

[15] Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle de la cour de révision est d’examiner les motifs fournis par le décideur administratif et de déterminer si la décision repose sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et si elle est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). La cour de révision doit donc se demander si la « décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov, au para 99). Elle doit prendre en compte tant le résultat de la décision que le raisonnement suivi lorsqu’elle évalue si la décision possède ces caractéristiques (Vavilov, aux para 15, 95, 136).

[16] Un tel contrôle doit notamment comporter une évaluation rigoureuse des décisions administratives. Toutefois, la cour de révision doit, pour savoir si la décision est raisonnable, d’abord examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse », et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion (Vavilov, au para 84). Elle doit adopter une approche empreinte de déférence et intervenir « uniquement lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif » (Vavilov, au para 13) sans « apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » (Vavilov, au para 125).

[17] Il incombe à la partie qui conteste la décision de prouver qu’elle est déraisonnable. Les lacunes ne doivent pas être simplement superficielles pour qu’une cour de révision infirme une décision administrative. Elle doit être convaincue « qu’elle souffre de lacunes graves » (Vavilov, au para 100).

[18] Cependant, les questions d’équité procédurale appellent une norme de contrôle différente. Bien qu’aucune approche ne fasse l’unanimité à ce jour, la Cour d’appel fédérale a déclaré à de nombreuses reprises que les questions d’équité procédurale ne sont soumises à aucune norme de contrôle judiciaire (Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35; Lipskaia c Canada (Procureur général), 2019 CAF 267 au para 14; Canadian Airport Workers Union c Association internationale des machinistes et des travailleurs et travailleuses de l’aérospatiale, 2019 CAF 263 aux para 24–25; Perez c Hull, 2019 CAF 238 au para 18; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [CCP] au para 54). Il s’agit plutôt d’une question juridique qui doit être évaluée en fonction des circonstances de chaque affaire et la cour de révision doit déterminer si la procédure suivie par le décideur satisfait ou non aux normes d’équité et de justice naturelle (CCP, au para 56; Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940 aux para 51–54).

[19] Lorsqu’une demande de contrôle judiciaire porte sur l’équité procédurale ou sur des atteintes présumées à la justice fondamentale, la question essentielle n’est pas tant de savoir si la décision était « correcte ». Il s’agit plutôt de déterminer, compte tenu du contexte particulier et des circonstances en cause, si le processus suivi par le décideur était équitable et s’il a accordé aux parties visées le droit d’être entendues ainsi que la possibilité complète et équitable de connaître la preuve et d’y répondre S’agissant des questions liées à l’équité procédurale, aucune déférence n’est de mise à l’égard des décideurs administratifs.

III. Analyse

A. Manquement à la justice naturelle

[20] M. Singh soutient que le fait que la SAR ne l’a pas avisé de la question touchant au lien avec un motif prévu dans la Convention constitue un manquement à la justice fondamentale. Il affirme que cette question constituait un nouveau motif d’appel, tout comme la question de la PRI, dont la SAR l’a avisé. Il fait donc valoir que son droit à l’équité procédurale a été bafoué parce qu’il n’a pas eu la possibilité de répondre convenablement à la question du lien avec un motif prévu dans la Convention. Le ministre soutient en réponse que le lien avec l’un des motifs prévus dans la Convention ne constitue pas une nouvelle question en appel, car cette question n’est qu’une évaluation indépendante de la preuve déjà au dossier et qu’elle sert de fondement à la demande d’asile de M. Singh, présentée au titre de l’article 96 ou de l’article 97 de la LIPR (Sary c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 178 [Sary] aux para 27–31).

[21] Je suis respectueusement en désaccord avec le ministre.

[22] Bien que la SAR puisse confirmer une décision de la SPR en s’appuyant sur un autre fondement (Olusola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 799 au para 19), l’équité procédurale l’oblige, si elle soulève une nouvelle question en appel, à aviser la partie intéressée et à lui donner la possibilité de présenter des observations (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Alazar, 2021 CF 637 au para 77; Ching c Canada (Citoyenneté Immigration), 2015 CF 725 au para 71). Notre Cour a répété à maintes reprises qu’« [u]ne “nouvelle question” est une question qui constitue un nouveau motif, ou raisonnement, sur lequel s’appuie un décideur, autre que les moyens d’appel soulevés par le demandeur pour soutenir le caractère valide ou erroné de la décision portée en appel » (Kwakwa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 600 [Kwakwa] au para 25).

[23] Dans le cas de M. Singh, la SPR s’était uniquement penchée sur la question de la crédibilité. Les conclusions de la SAR selon lesquelles les allégations de M. Singh ne présentaient aucun lien avec l’un des motifs prévus dans la Convention ne renvoyaient à aucune question soulevée ou examinée par la SPR. Par conséquent, on ne peut présumer que M. Singh connaissait la preuve qu’il devait réfuter lors de l’appel (He c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1316 au para 80). Les seules questions dont M. Singh savait qu’elles seraient soulevées dans le cadre de son appel étaient celle de la crédibilité, telle qu’elle avait été évaluée par la SPR, et celle des PRI viables, comme l’avait avisé la SAR.

[24] Si l’argument du ministre – à savoir que la demande d’asile de M. Singh était fondée sur un motif prévu dans la Convention et visé à l’article 96 de la LIPR – était accepté et qu’aucun autre avis n’était donc requis en appel, on pourrait en dire autant de toute autre question soulevée dans le cadre d’une demande d’asile. Par exemple, l’existence d’une PRI découle directement des exigences prévues aux articles 96 et 97 de la LIPR ainsi que de la preuve au dossier (Sadiq c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 430 [Sadiq] au para 40). Il en va de même des autres éléments inhérents à la définition du terme réfugié, comme la protection de l’État (Xu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 639 au para 53). Néanmoins, ces deux éléments doivent encore faire l’objet d’un avis de la SAR si la SPR ne les a pas abordés dans sa décision. La même logique doit s’appliquer lorsque la SAR rejette une demande d’asile au motif qu’il n’existe aucun lien avec un motif prévu dans la Convention, et que cette question n’a pas été soulevée et examinée par la SPR. Dans la décision Sadiq, la Cour a déclaré ceci au sujet de l’avis requis quant à la question de la PRI – une déclaration qui peut être étendue à la question du lien avec un motif prévu dans la Convention – : « [a]insi, une question découlant tacitement des critères généraux de protection peut entrer en jeu de manière explicite dans une affaire donnée » (Sadiq, au para 41).

[25] J’ouvre ici une parenthèse pour faire remarquer qu’à l’audience, l’avocate du ministre n’a invoqué aucun précédent dans lequel la Cour a conclu qu’aucun avis n’était requis en appel lorsque la SAR soulève l’existence d’un lien avec un motif prévu dans la Convention alors que cette question n’avait pas été examinée par la SPR.

[26] La situation de M. Singh diffère de celle du demandeur dans l’affaire Sary, citée par le ministre. Dans cette affaire, la SAR s’était contentée de mentionner la preuve supplémentaire au dossier qui étayait les conclusions de la SPR concernant le manque de crédibilité de M. Sary (Sary, au para 31). La SAR ne soulevait pas la question de la crédibilité pour la première fois; elle signalait simplement les éléments de preuve qui appuyaient et étayaient davantage les conclusions de la SPR sur la crédibilité. La situation aurait été bien différente si la SAR avait soulevé la question de la crédibilité pour la première fois sans en aviser M. Sary.

[27] Dans le même ordre d’idées, l’avocate du ministre à l’audience a invoqué la décision Qiu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 166 [Qiu], dans laquelle la Cour renvoie à la décision Sary afin d’établir que les « conclusions supplémentaires fondées sur le dossier ou tirées de renseignements connus du demandeur ne constituent pas une nouvelle question en violation de l’équité procédurale » (Qiu au para 28). Dans cette affaire, la Cour a jugé que « les “nouvelles questions” avaient été soulevées explicitement ou étaient fondées sur les conclusions centrales de la SPR et avaient été soulignées par la demanderesse en appel » (Qiu, au para 30). Les conclusions de la SAR dans la décision Qiu reposaient sur de nouvelles conclusions concernant la crédibilité des demandeurs d’asile, une question que la SPR avait déjà tranchée. C’est le contraire qui prévaut en l’espèce. Bien que l’existence d’un lien avec un motif prévu dans la Convention soit l’une des questions centrales tranchées par la SAR, elle ne découle d’aucune de celles sur lesquelles la SPR avait statué. Cette question n’a pas été expressément soulevée par la SPR, et ne découle pas non plus de sa conclusion centrale quant à la crédibilité.

[28] Pour ces motifs, j’estime que le lien avec un motif prévu dans la Convention était une nouvelle question soulevée par la SAR. Dans les circonstances, M. Singh aurait dû avoir la possibilité d’aborder cette question, attendu qu’elle ne s’inscrivait pas dans l’évaluation par la SPR de la preuve et ne constituait pas l’un des motifs d’appel qu’il avait soulevés (Kwakwa, au para 22).

[29] Le défaut de donner avis de la question du lien avec un motif prévu dans la Convention constitue une atteinte fondamentale à l’équité procédurale en ce que M. Singh n’a pas pu être pleinement informé de la preuve à réfuter en appel devant la SAR. Cette conclusion suffit à elle seule pour accueillir la demande de contrôle judiciaire.

B. Lien avec un motif prévu dans la Convention

[30] Je m’arrête brièvement sur la dimension de fond du lien avec un motif prévu dans la Convention. M. Singh soutient que la SAR a commis une erreur lorsqu’elle a interprété la définition du terme réfugié à l’article 96 de la LIPR. À son avis, la SAR s’est concentrée à tort sur ses activités de lutte contre la drogue comme motif de persécution, mais elle a oublié de tenir compte des autres motifs pour lesquels il était persécuté. M. Singh fait valoir qu’il dénonçait à la fois la corruption de la police et le trafic de drogue. Selon lui, le premier motif constitue l’expression d’une opinion politique, et il s’agit d’un motif prévu dans la Convention.

[31] En guise de réponse, le ministre affirme que la crainte qu’inspirent à M. Singh les autorités et KKA [traduction] « n’est manifestement pas liée au motif des opinions politiques prévu dans la Convention ».

[32] Je ne suis pas convaincu par les arguments du ministre et je suis plutôt d’accord avec M. Singh. Les activités de ce dernier auraient dû être évaluées selon le critère énoncé dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, dans lequel la Cour suprême du Canada déclare, à la page 746, qu’une opinion politique englobe « toute opinion sur une question dans laquelle l’appareil étatique, gouvernemental et politique peut être engagé ». La Cour d’appel fédérale a d’ailleurs précisé dans l’arrêt Klinko c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 3 CF 327 (CAF) [Klinko], que la dénonciation de la corruption de fonctionnaires de l’État peut constituer une telle opinion politique (Klinko, aux para 33–35; Nyembua c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 970 au para 14).

[33] La preuve déposée par M. Singh révèle que sa plainte au commissaire de district exposait à la fois KKA et la police corrompue. Je me dois de souligner que la SAR n’a pas fondé sa décision sur l’absence de crédibilité de M. Singh, comme l’avait fait la SPR. Elle a seulement déclaré que la SPR avait eu des « motifs valables » de conclure que M. Singh n’était pas crédible, mais elle n’a elle-même fourni aucun motif sur la question. Par conséquent, la SAR n’avait aucune raison d’écarter la preuve de M. Singh concernant sa plainte auprès du commissaire de district, dans laquelle il exposait la corruption de la police, exprimant ainsi potentiellement une opinion politique.

[34] Même si le ministre a raison de dire que de telles activités ne sont pas toujours considérées comme l’expression d’opinions politiques, la SAR était malgré tout tenue de prendre en considération les plaintes de M. Singh visant des policiers locaux corrompus de la même manière qu’elle avait pris en considération ses activités de lutte contre la drogue. Si elle n’était pas convaincue que la dénonciation de la corruption policière représentait l’expression d’une opinion politique, elle aurait dû le dire et fournir des motifs pour étayer sa position. À l’audience, l’avocate du ministre a tenté de compléter la décision en expliquant pourquoi la conduite de M. Singh ne constituait pas une opinion politique au sens des motifs prévus dans la Convention et visés à l’article 96 de la LIPR. Cependant, il n’appartient pas à la Cour de trancher cette question; c’est la SAR qui doit s’acquitter de cette tâche, ce qu’elle n’a pas fait en l’espèce.

[35] Je reconnais que le défaut du décideur de mentionner un élément de preuve ne rend pas nécessairement sa décision déraisonnable (Valencia, au para 25; Khir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 160 [Khir] au para 48; Aghaalikhani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1080 au para 24). Cependant, le décideur doit toujours tenir compte de la preuve pertinente dont il dispose lorsqu’elle contredit ses conclusions (Vavilov, au para 126; Valencia, au para 26; Khir, au para 48; Torrance c Canada (Procureur général), 2020 CF 634 au para 58). En l’espèce, la SAR n’a pas expliqué pourquoi elle n’avait pas considéré la dénonciation de policiers corrompus faite par M. Singh comme une opinion politique. Elle s’est seulement attardée aux activités de lutte contre la drogue et a omis de mentionner la preuve contredisant ses propres conclusions quant à l’existence éventuelle du lien avec un motif prévu dans la Convention.

[36] Je me retrouve donc avec une décision qui ne me permet pas d’évaluer convenablement le caractère raisonnable du raisonnement suivi par la SAR compte tenu de l’absence de motifs sur cette question (Vavilov, au para 103). Pour être raisonnable, une décision doit permettre à la cour de révision de « relier les points sur la page » (Vavilov, au para 97, citant Komolafe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431 au para 11). Dans le cas de M. Singh, je relève une lacune que les motifs de la décision ne permettent pas d’expliquer.

IV. Conclusion

[37] Pour les motifs exposés en détail ci-dessus, je conclus que le processus administratif suivi par la SAR n’atteint pas le niveau minimal d’équité procédurale requis dans les circonstances de l’espèce et qu’il était inéquitable sur le plan procédural. Comme M. Singh n’a pas eu la possibilité pleine et entière d’être entendu et de comprendre la preuve à réfuter, je dois accueillir la présente demande de contrôle judiciaire et renvoyer l’affaire à la SAR pour qu’un tribunal différemment constitué rende une nouvelle décision, conformément aux motifs de la Cour.

[38] Aucune question de portée générale n’est certifiée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-543-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, sans dépens.

2. La décision datée du 23 décembre 2021 par laquelle la Section d’appel des réfugiés a rejeté l’appel de M. Singh est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’il rende une nouvelle décision sur le fond, conformément aux motifs de la Cour.

  1. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-543-22

 

INTITULÉ :

BALWINDER SINGH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 novembre 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 24 mars 2023

 

COMPARUTIONS :

Pia Zambelli

POUR LE DEMANDEUR

 

Simone Truong

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pia Zambelli

Avocate

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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