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Date : 20230503


Dossier : IMM-4599-22

Référence : 2023 CF 646

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 3 mai 2023

En présence de madame la juge Walker

ENTRE :

JUANPABLO ANDRES SEGOVIA SANHUEZA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE
ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, M. Sanhueza, sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 16 mai 2022 par laquelle un agent d’exécution de la loi du Bureau intérieur de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) a refusé de reporter son renvoi du Canada. Cette décision confirme celle du 26 avril 2022 par laquelle le même agent a refusé de reporter le renvoi du demandeur. Nul ne conteste que les décisions d’avril et de mai doivent être lues ensemble.

[2] En l’espèce, la question déterminante est celle de savoir si l’agent a fait fi de l’un des deux motifs invoqués par le demandeur pour justifier le report de son renvoi du Canada. Le défendeur soutient que le demandeur n’a pas suffisamment soulevé le second motif dans ses demandes de report, mais je ne suis pas d’accord. Bien que le second motif y était brièvement mentionné, il n’en était pas moins évident. Puisque l’agent n’a pas analysé ce motif, la décision ne respecte pas le cadre établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov) aux paragraphes 10 et 23. Par conséquent, j’accueillerai la demande de contrôle judiciaire.

I. Aperçu

[3] Le demandeur est un citoyen du Chili qui vit au Canada depuis mai 2010. Il a actuellement 21 ans et a quitté le Chili avec sa grand‑mère alors qu’il n’était qu’un jeune garçon.

[4] Le 10 août 2021, une mesure d’expulsion du Canada a été prise contre le demandeur au motif qu’il était interdit de territoire pour grande criminalité.

[5] La demande d’examen des risques avant renvoi (la demande d’ERAR) du demandeur a été rejetée le 7 mars 2022. Le demandeur a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de cette décision, mais il s’est désisté de la demande en avril 2022.

[6] Toujours en avril 2022, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire) pour laquelle aucune décision n’a encore été rendue.

[7] À la mi‑avril 2022, le demandeur a reçu une directive lui enjoignant de se présenter pour son renvoi du Canada le 2 mai 2022. Il a demandé à ce que son renvoi soit reporté pour deux motifs, soit 1) pour lui permettre de rester au Canada jusqu’à ce qu’une décision soit rendue à l’égard de sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, ou 2) pour qu’il puisse prendre les dispositions nécessaires pour retourner au Chili. La première demande de report a été rejetée le 26 avril 2022, mais le renvoi du demandeur a par la suite été annulé par erreur.

[8] Une autre date a été fixée pour le renvoi du demandeur, puis il a reçu une nouvelle directive lui enjoignant de se présenter à cette fin le 1er juin 2022. Le 13 mai 2022, le demandeur a présenté une deuxième demande en vue de reporter son renvoi pour les mêmes motifs que ceux invoqués dans sa première demande.

[9] Le même agent a rejeté la deuxième demande de report dans la décision du 16 mai 2022.

[10] Le 26 mai 2022, le juge Norris a accueilli la requête du demandeur visant à surseoir à l’exécution de la mesure de renvoi prise contre lui jusqu’à ce que la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire qu’il a déposée à l’encontre de la décision du 16 mai 2022 soit tranchée.

[11] Le 26 septembre 2022, la deuxième demande d’ERAR présentée par le demandeur a été rejetée.

[12] Dans sa décision du 16 mai 2022, l’agent a examiné les antécédents du demandeur en matière d’immigration et a résumé les déclarations de culpabilité de ce dernier au Canada qui ont mené à un rapport d’interdiction de territoire et, par la suite, à une mesure de renvoi exécutoire. L’agent a ensuite fait mention des motifs soulevés par le demandeur (difficultés auxquelles le demandeur serait confronté; COVID‑19; évaluation des risques, réouverture et contrôle judiciaire de la demande d’ERAR; demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en attente d’une décision) et a reproduit les premiers paragraphes de la demande de report du demandeur du 13 mai 2022. La phrase déterminante aux fins de la présente demande de contrôle judiciaire figure au premier paragraphe des observations du demandeur :

[traduction]

[…] Étant donné qu’aucune décision n’a encore été rendue relativement à [la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire du demandeur], que toute la famille [de ce dernier] se trouve au Canada et qu’il n’a pas de famille au Chili, nous sommes d’avis qu’un report temporaire de son renvoi est raisonnable en l’espèce afin qu’il puisse attendre l’issue de sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et trouver un endroit où habiter au Chili tout en bénéficiant de l’aide de sa famille qui vit ici, au Canada.

[13] L’agent a traité des observations du demandeur concernant la nécessité de reporter son renvoi jusqu’à ce que sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire soit tranchée ainsi que de ses observations concernant les difficultés auxquelles il serait confronté à son retour au Chili en renvoyant à la décision du 26 avril 2022. L’agent a déclaré qu’il avait pris en compte l’ensemble des observations formulées par l’avocat du demandeur même si elles n’avaient pas toutes fait l’objet de commentaires dans la décision du 16 mai 2022 et a conclu que les éléments de preuve présentés ne lui permettaient pas de modifier sa décision du 26 avril 2022 de refuser le report du renvoi.

[14] La décision d’avril traite en détail de chacun des motifs invoqués par le demandeur à l’appui de sa première demande de report, motifs qui sont les mêmes dans les deux demandes. L’agent a conclu que le demandeur serait en mesure de compter sur l’aide de sa famille pour s’installer au Chili, dont celle de sa mère qui y vit toujours, et que sa formation et ses projets d’avenir témoignaient de sa volonté de réussir et de sa résilience. L’agent a conclu que les difficultés auxquelles le demandeur pourrait être confronté à son retour au Chili après une si longue absence ne l’emportent pas sur l’interdiction de territoire pour criminalité dont il fait l’objet ni sur les difficultés que rencontrerait toute personne visée par un renvoi. L’agent s’est également penché sur les arguments du demandeur relatifs à la COVID‑19, à la demande d’ERAR et à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, mais a conclu qu’aucun de ces arguments ne justifiait qu’il exerce son pouvoir discrétionnaire de reporter le renvoi du demandeur.

II. Analyse

1. Question préliminaire : caractère théorique de la demande de contrôle judiciaire

[15] Dans son mémoire supplémentaire, le défendeur fait valoir que la présente demande de contrôle judiciaire devrait être rejetée en raison de son caractère théorique parce que le demandeur a, en pratique, obtenu la mesure spéciale qu’il sollicitait au moyen de sa demande de report. Le défendeur fait remarquer que le demandeur ne conteste pas les conclusions de l’agent concernant sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en attente d’une décision. L’argument principal du demandeur est plutôt que l’agent n’a pas tenu compte de l’autre motif invoqué, à savoir qu’un report était justifié afin que le demandeur puisse prendre des dispositions pour son arrivée au Chili. Le défendeur soutient que la Cour a accordé un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi prise contre le demandeur il y a un an et que ce dernier a eu amplement le temps de trouver un endroit où vivre au Chili. Il n’y a donc plus de litige entre les parties.

[16] En réponse, le demandeur fait valoir que la demande de contrôle judiciaire n’est pas théorique parce qu’un litige subsiste entre les parties. L’avocat du demandeur soutient que ce dernier serait toujours exposé à un risque s’il devait retourner au Chili parce qu’il n’a pas encore trouvé d’endroit sécuritaire où vivre.

[17] Je conclus que l’affaire n’est pas théorique. Pour parvenir à cette conclusion, je n’ai pas tenu compte des arguments factuels du demandeur relatifs au caractère théorique de l’affaire ni des arguments qui n’ont pas été présentés à l’agent ou qui portent sur des considérations d’ordre humanitaire à long terme. Cependant, le demandeur avait soulevé deux motifs à l’appui de ses demandes de report, le second étant qu’il avait besoin de prendre des dispositions pour trouver un endroit où vivre à son arrivée au Chili. Le fait qu’un an s’est écoulé depuis que le juge Norris a accordé un sursis, en mai 2022, à l’exécution de la mesure de renvoi prise contre le demandeur n’empêche pas le fait que ce dernier peut avoir besoin de temps pour trouver un logement en prévision de son arrivée. Il ne connaît pas la date de son retour au Chili et on ne peut s’attendre à ce qu’il ait commencé à prendre des dispositions pour se loger sans avoir d’information sur son renvoi.

[18] Le fait que la date prévue du renvoi est passée n’est pas déterminant lorsqu’il s’agit de déterminer si la demande de contrôle judiciaire de la décision relative au report est théorique : « […] c’est la survenance des faits au sujet desquels le demandeur réclamait le report de son renvoi » qui rend une demande de contrôle judiciaire théorique (Baron c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81 [Baron] au para 37). La question du caractère théorique dépend de la qualification donnée au litige qui existe entre les parties (Baron, au para 29). En l’espèce, le litige entre les parties porte sur la question de savoir si l’agent a commis une erreur en faisant abstraction du motif invoqué par le demandeur pour justifier le report de son renvoi, soit d’avoir la possibilité de trouver un endroit où vivre à son retour au Chili. À mon avis, cette question est toujours en litige. Dans les affaires auxquelles renvoie le défendeur, les faits diffèrent de ceux de l’espèce : dans chacune d’elles, la Cour a conclu que l’événement pour lequel le report avait été demandé s’était produit ou que la période de report demandée s’était écoulée (Sosic c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2022 CF 13, aux para 23‑24; Adesemowo c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 249 au para 43; Joseph c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CF 562 au para 26).

2. Analyse des observations du demandeur concernant le caractère raisonnable de la décision

[19] Le demandeur soutient que la décision de l’agent doit être annulée parce que celui‑ci a fait complètement abstraction du second motif invoqué pour justifier le report de son renvoi dans les deux décisions et qu’il a tiré des inférences factuelles non étayées dans son analyse des difficultés auxquelles il serait confronté à son retour au Chili. Ces deux arguments commandent un contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable (Vavilov, aux para 10, 23; Galusic c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 223 au para 15).

[20] L’agent n’a pas tenu compte du second motif invoqué par le demandeur pour justifier le report de son renvoi, soit lui permettre de trouver un endroit où vivre au Chili tout en bénéficiant de l’aide de sa famille qui vit ici, au Canada. Cette erreur à elle seule justifie la demande de contrôle judiciaire, car elle porte atteinte au caractère raisonnable de la décision du 16 mai 2022. Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que le second motif n’a été mentionné qu’une seule fois dans chacune des demandes de report présentées par l’avocat du demandeur et que le pouvoir discrétionnaire limité dont dispose l’agent qui tranche une demande de report doit être pris en considération. L’agent l’a toutefois dûment désigné comme étant l’un des deux motifs de la demande de report. À mon avis, la possibilité pour le demandeur d’organiser son retour au Chili était essentielle pour lui, comme en témoigne la preuve relative à sa situation personnelle et familiale. Le demandeur a quitté le Chili pendant qu’il était enfant et n’y a pas habité pendant la majeure partie de sa vie. Lorsque la décision du 16 mai 2022 a été rendue, il n’avait pas eu de contact avec sa mère depuis 16 ans, alors que son père et sa famille proche vivaient au Canada. Le second motif de report porte expressément sur une considération à court terme qui relève du pouvoir discrétionnaire de l’agent.

[21] Je me pencherai brièvement sur les arguments du demandeur concernant l’analyse effectuée par l’agent des difficultés auxquelles il serait confronté à son retour au Chili. Premièrement, un certain nombre d’arguments ont été qualifiés à juste titre d’arguments fondés sur des motifs d’ordre humanitaire et il n’appartient pas à un agent de l’ASFC de les apprécier dans le cadre d’une demande de report. L’établissement du demandeur au Canada, ses difficultés de réadaptation et de réinsertion sociale ainsi que ses perspectives à long terme au Canada et au Chili ne sont pas des considérations à court terme. En revanche, les observations du demandeur relatives aux difficultés qu’il rencontrera à son arrivée au Chili parce qu’il n’aura pas d’aide et qu’il ne connaît pas le pays appuient sa demande de report pour trouver un endroit convenable où vivre. L’agent a fait référence au [traduction] « soutien familial » global dont bénéficierait le demandeur et aux liens que la grand‑mère de ce dernier a conservés au Chili, mais n’a pas tenu compte des difficultés immédiates auxquelles il serait confronté en sortant de l’avion. Deuxièmement, l’agent s’est appuyé sur le fait que le demandeur pouvait demander de l’aide à sa mère, ce qui n’est pas étayé par la preuve. Le demandeur n’a pas été en contact avec sa mère depuis 16 ans. Enfin, la conclusion de l’agent selon laquelle la famille du demandeur serait disposée à l’aider financièrement au Chili est contredite par la déclaration du père du demandeur portant que ce dernier a de la difficulté à assumer les dépenses de base pour loger sa famille au Canada et qu’il [traduction] « ne serai[t] pas en mesure d’offrir une aide financière [au demandeur] dans un autre pays, car la totalité de [s]on revenu est nécessaire pour subvenir aux besoins de [s]a famille au Canada ».

III. Conclusion

[22] Pour les motifs qui précèdent, j’accueillerai la demande de contrôle judiciaire.

[23] Les parties n’ont proposé aucune question aux fins de certification, et la présente affaire n’en soulève aucune.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-4599-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. Le demandeur sera avisé au moins 21 jours avant la date prévue de son renvoi du Canada, le cas échéant, et aura la possibilité de modifier sa demande visant à reporter son renvoi avant que toute nouvelle décision ne soit rendue à cet égard par un autre agent d’exécution de la loi pour services intérieurs de l’ASFC.

  3. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Elizabeth Walker »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4599-22

INTITULÉ :

JUANPABLO ANDRES SEGOVIA SANHUEZA c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 AVRIL 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE WALKER

DATE DES MOTIFS :

LE 3 MAI 2023

COMPARUTIONS :

Arlène Rimer

POUR LE DEMANDEUR

Zofia Rogowska

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Rimer Law

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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