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Date : 20230712


Dossier : IMM-6881-22

Référence : 2023 CF 946

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Montréal (Québec), le 12 juillet 2023

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

TALA GHADDAR

MOHAMAD SAAD

AYA SAAD

LILAS SAAD

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse principale, Mme Tala Ghaddar, son époux, M. Mohamad Saad, et leurs trois enfants, Aya Saad, Lilas Saad et Mirabelle Saad [collectivement, la famille Saad], sont des citoyens du Liban. La famille Saad demande à la Cour de rendre une ordonnance de mandamus enjoignant à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] de traiter sa demande de résidence permanente [la demande] qui a été présentée il y a plus de six ans, soit en 2016.

[2] La famille Saad soutient qu’IRCC a retardé de façon déraisonnable le traitement de sa demande. Elle sollicite les réparations suivantes :

  1. un jugement déclaratoire portant qu’IRCC a refusé de traiter sa demande en temps opportun et retardé de façon déraisonnable le traitement de sa demande;

  2. une ordonnance de mandamus enjoignant à IRCC d’achever le traitement de sa demande en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] et du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227;

  3. un jugement déclaratoire enjoignant à IRCC d’achever le traitement de sa demande dans les 90 jours suivant la réception des documents demandés concernant l’ajout de Mirabelle Saad à la demande;

  4. un jugement déclaratoire portant que le bureau du Haut-commissariat du Canada au Royaume-Uni a :

a) retardé de façon excessive la clôture de la présente affaire;

b) agi de façon inéquitable en omettant de communiquer les raisons du retard dans le traitement de la présente affaire;

  1. leurs dépens à l’égard de la présente instance;

  2. toute autre mesure de réparation qui pourrait être proposée et que la Cour estime raisonnable dans les circonstances.

[3] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire de la famille Saad sera accueillie en partie. Après avoir examiné la preuve et le droit applicable, la Cour est convaincue que la famille Saad répond aux exigences du critère régissant la délivrance d’une ordonnance de mandamus. Le retard dans le traitement de la demande est manifestement inacceptable et déraisonnable dans les circonstances, car IRCC n’a pas été en mesure de fournir une explication ou une justification pour ce retard. La situation justifie l’intervention de la Cour et la délivrance d’une ordonnance enjoignant à IRCC d’achever le traitement de la demande de la famille Saad dans un délai de 90 jours. Toutefois, il n’est pas nécessaire pour la Cour d’accorder les autres jugements déclaratoires demandés par la famille Saad puisqu’une ordonnance de mandamus suffira à corriger la situation malheureuse créée par le défaut de traiter la demande de résidence permanente en temps opportun.

II. Contexte

A. Contexte factuel

[4] En 2016, Mme Ghaddar a présenté une demande de résidence permanente au Canada dans la catégorie de l’immigration économique, dans le cadre du Programme des candidats des provinces [PCP]. Elle a inscrit M. Saad et sa fille unique à l’époque, Aya Saad, comme personnes à charge qui l’accompagnaient.

[5] Le 31 décembre 2016, après qu’elle eut entré ses renseignements dans le système « Entrée express », Mme Ghaddar a reçu une lettre du ministère des Affaires civiques et de l’Immigration de l’Ontario (tel qu’il s’appelait à l’époque) confirmant qu’elle avait été sélectionnée dans le cadre du PCP.

[6] Le 4 janvier 2017, Mme Ghaddar a reçu une invitation à présenter une demande de résidence permanente au titre du PCP, par l’intermédiaire du système Entrée express.

[7] Après que Mme Ghaddar, M. Saad et leur première fille Aya se furent soumis aux examens médicaux exigés par IRCC, Mme Ghaddar a reçu, le 22 février 2017, une lettre confirmant que la demande avait été reçue.

[8] Le 13 mai 2017 et le 22 août 2017, respectivement, IRCC a demandé des certificats de police saoudiens pour Mme Ghaddar et son époux, et des copies des pages de renseignements personnels de leurs passeports de même que des renseignements sur leur taille et la couleur de leurs yeux. Les documents et les renseignements demandés ont été fournis à IRCC le 27 septembre 2017.

[9] En novembre 2017, Mme Ghaddar et son époux ont présenté un « formulaire Annexe A » mis à jour contenant les renseignements manquants, comme l’avait demandé IRCC. À compter de ce moment, IRCC disposait de tous les renseignements pertinents pour traiter la demande de la famille Saad.

[10] Le 2 août 2019, Mme Ghaddar a donné naissance à sa deuxième fille, Lilas Saad. Le 4 novembre 2019, elle a demandé que Lilas soit ajoutée à la demande. Après avoir fourni les renseignements demandés, Mme Ghaddar a reçu, le 10 janvier 2020, la confirmation que Lilas avait été ajoutée à la demande.

[11] Le 21 avril 2022, Mme Ghaddar a donné naissance à sa troisième fille, Mirabelle Saad. Comme elle l’avait fait pour son autre fille, Mme Ghaddar a demandé que Mirabelle soit ajoutée à la demande. En raison d’un retard dans l’obtention du passeport de Mirabelle, Mme Ghaddar a demandé une prorogation du délai pour fournir les documents requis à IRCC. En octobre 2022, les documents concernant Mirabelle n’étaient toujours pas disponibles.

[12] Depuis mai 2018, Mme Ghaddar a demandé des mises à jour à IRCC à de nombreuses reprises. Les seules réponses qu’elle a jamais reçues des autorités canadiennes de l’immigration étaient que les vérifications des antécédents étaient toujours en cours ou que d’autres retards étaient à prévoir en raison de la pandémie de COVID-19.

[13] Le 19 juillet 2022, la famille Saad a déposé la présente demande de contrôle judiciaire.

B. Vérification de sécurité en cours

[14] Dans un affidavit daté du 17 mai 2023 [l’affidavit Bishop], Keri Bishop, la gestionnaire de l’unité chargée de la catégorie de l’immigration économique au bureau de migration de London, a indiqué qu’elle savait que le dossier de la famille Saad figurait dans l’inventaire des dossiers en cours de traitement de leur équipe.

[15] Selon l’affidavit Bishop, la vérification de sécurité de M. Saad était toujours en cours en mai 2023, mais IRCC n’avait aucun contrôle sur la durée ou l’échéancier de ce processus de vérification de sécurité puisque celui-ci est coordonné par les partenaires institutionnels d’IRCC.

[16] De plus, Keri Bishop a mentionné que, d’après son expérience, [traduction] « les vérifications de sécurité prennent en moyenne 12 mois » mais que, dans certains cas, elles peuvent prendre plus ou moins de temps en raison de la complexité de l’affaire et des personnes en cause.

[17] Enfin, Keri Bishop a déclaré que le traitement de la demande pourrait avoir été perturbé par les fermetures et les autres restrictions découlant de la pandémie de COVID-19.

III. Analyse

A. Ordonnance de mandamus

[18] Une ordonnance de mandamus est une mesure de réparation extraordinaire par laquelle la Cour « peut obliger une autorité publique […] à s’acquitter d’une obligation légale affirmative claire » (Première Nation de Ahousaht c Canada (Pêches, Océans et Garde côtière), 2019 CF 1116 [Ahousaht] au para 73). Une telle ordonnance constitue « la réponse de la Cour à l’omission, par un décideur, d’exécuter une obligation, et ce, par suite de la demande fructueuse d’un demandeur qui bénéficie de cette obligation et qui est en droit, au moment où il saisit la Cour, d’en réclamer l’exécution » (Wasylynuk c Canada (Gendarmerie royale), 2020 CF 962 [Wasylynuk] au para 76). Comme l’a résumé le juge Little dans la décision Wasylynuk, le critère applicable à l’ordonnance de mandamus exige « un examen rigoureux de l’obligation publique de nature légale, réglementaire ou autre qui est en jeu, ce qui permet au tribunal de déterminer si le décideur est contraint d’agir d’une façon particulière, comme le prétend le demandeur en l’espèce, et si les circonstances ont rendu nécessaire l’exécution de cette obligation en faveur du demandeur » (Wasylynuk, au para 76).

[19] Dans l’arrêt Apotex Inc. c Canada (Procureur général), 1993 CanLII 3004 (CAF), [1994] 1 CF 742 [Apotex], confirmé par [1994] 3 RCS 110, la Cour d’appel fédérale a déclaré que les conditions cumulatives suivantes devaient être remplies pour qu’un mandamus puisse être accordé :

1. Il doit exister une obligation légale d’agir à caractère public.

2. L’obligation doit exister envers le requérant.

3. Il existe un droit clair d’obtenir l’exécution de cette obligation, notamment :

a) le requérant a rempli toutes les conditions préalables donnant naissance à cette obligation;

b) il y a eu (i) une demande d’exécution de l’obligation, (ii) un délai raisonnable a été accordé pour permettre de donner suite à la demande à moins que celle-ci n’ait été rejetée sur-le-champ, et (iii) il y a eu refus ultérieur, exprès ou implicite, par exemple un délai déraisonnable.

4. Lorsque l’obligation dont on demande l’exécution forcée est discrétionnaire, les règles suivantes s’appliquent :

a) le décideur qui exerce un pouvoir discrétionnaire ne doit pas agir d’une manière qui puisse être qualifiée d’« injuste », d’« oppressive » ou qui dénote une « irrégularité flagrante » ou la « mauvaise foi »;

b) un mandamus ne peut être accordé si le pouvoir discrétionnaire du décideur est « illimité », « absolu » ou « facultatif »;

c) le décideur qui exerce un pouvoir discrétionnaire « limité » doit agir en se fondant sur des considérations « pertinentes » par opposition à des considérations « non pertinentes »;

d) un mandamus ne peut être accordé pour orienter l’exercice d’un « pouvoir discrétionnaire limité » dans un sens donné;

e) un mandamus ne peut être accordé que lorsque le pouvoir discrétionnaire du décideur est « épuisé », c’est‑à‑dire que le requérant a un droit acquis à l’exécution de l’obligation.

5. Le requérant n’a aucun autre recours.

6. L’ordonnance sollicitée aura une incidence sur le plan pratique.

7. Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, le tribunal estime que, en vertu de l’équité, rien n’empêche d’obtenir le redressement demandé.

8. Compte tenu de la « balance des inconvénients », une ordonnance de mandamus devrait (ou ne devrait pas) être rendue.

[Renvois omis.]

(Ahousaht au para 72, citant Apotex aux pp 766-769)

[20] Ces critères ont été confirmés par la Cour d’appel fédérale dans les arrêts Hong c Canada (Procureur général), 2019 CAF 241 au paragraphe 10; Canada (Santé) c The Winning Combination Inc, 2017 CAF 101 au paragraphe 60; et Lukacs c Canada (Office des transports), 2016 CAF 202 au paragraphe 29.

[21] Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [le ministre] soutient que la famille Saad n’a pas établi qu’IRCC avait omis de s’acquitter de son obligation publique, que le retard dans le traitement de sa demande était déraisonnable, ou que la prépondérance des inconvénients favorisait la délivrance d’une ordonnance de mandamus. Il ne conteste pas les autres conditions énoncées dans l’arrêt Apotex, et la Cour est convaincue que la famille Saad les a remplies. Par conséquent, la Cour n’examinera ci-après que les trois conditions en cause.

(1) Manquement à une obligation publique

[22] La famille Saad soutient qu’elle a le droit clair d’obtenir l’exécution de l’obligation publique qu’IRCC a envers elle, puisqu’elle a rempli toutes les conditions préalables à l’examen de sa demande de résidence permanente.

[23] Pour sa part, le ministre maintient que la famille Saad n’a pas démontré qu’IRCC avait manqué à son obligation publique de donner suite à la demande puisque le traitement de celle‑ci était en cours par IRCC. Selon le ministre, les notes consignées dans le Système mondial de gestion des cas [SMGC] démontrent que, depuis la réception de la demande, [traduction] « IRCC a effectué de nombreuses évaluations et vérifications, notamment sur les plans de la criminalité, de la santé, de l’éducation, de l’emploi, de l’admissibilité au programme et de la sécurité » (mémoire des faits et du droit du défendeur, au para 11).

[24] La Cour n’est pas convaincue par les arguments du ministre.

[25] Premièrement, il convient de noter que la famille Saad a rempli toutes les conditions préalables à la naissance de l’obligation publique d’IRCC, en ce sens qu’elle a fourni les renseignements et les documents pertinents et qu’elle a acquitté les frais de traitement applicables en temps opportun. Elle a aussi demandé à plusieurs reprises l’exécution de l’obligation (Dragan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1re inst.), [2003] 4 CF 189 [Dragan] au para 45). Par conséquent, le ministre lui doit l’exécution d’une obligation publique en vertu du paragraphe 11(1) de la LIPR (Bidgoly c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 283 [Bidgoly] au para 30; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 757 aux para 50, 54; Dragan au para 43).

[26] Deuxièmement, malgré les mesures initiales prises par IRCC pour faire avancer la demande, IRCC ne l’a toujours pas traitée. L’obligation publique ne consiste pas à accorder la résidence permanente, mais plutôt à traiter les demandes et à fournir un résultat final aux demandeurs, qu’il soit favorable ou non (Bidgoly, au para 30). Cela ne s’est toujours pas produit en ce qui concerne la demande de la famille Saad, et il a été établi dans la jurisprudence que « [l]a négligence liée à l’exécution de l’obligation ou un retard déraisonnable à cet égard peuvent être considérés comme un refus implicite [d’exécuter l’obligation publique] » (Dragan au para 45).

[27] Par conséquent, la Cour est convaincue que le ministre doit toujours à la famille Saad l’exécution d’une obligation publique claire qu’il a implicitement refusé d’exécuter.

(2) Retard déraisonnable

[28] Pour déterminer si un retard dans l’exécution d’une obligation publique est déraisonnable, la Cour doit examiner les trois critères suivants :

1) le délai en question a été plus long que ce que la nature du processus exige de façon prima facie;

2) le demandeur et son conseiller juridique n’en sont pas responsables;

3) l’autorité responsable du délai ne l’a pas justifié de façon satisfaisante.

(Almuhtadi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 712 [Almuhtadi] au para 32; Thomas c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 164 au para 19; Conille c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 CF 33 (CF) au para 23)

[29] Comme la Cour l’a déjà mentionné, la déposante du ministre, Keri Bishop, a indiqué dans son affidavit que le délai moyen d’exécution des vérifications de sécurité est de 12 mois, mais qu’il varie selon la complexité de chaque cas. Ce délai a manifestement été dépassé dans le cas de la famille Saad, de façon importante. De plus, rien dans la preuve ni dans les observations du ministre ne suggère la présence de caractéristiques complexes ou particulières dans la demande de la famille Saad qui pourraient expliquer le retard inhabituel que vit la famille. Il n’y a tout simplement rien qui explique l’écart notable observé entre le délai de traitement de la demande de la famille Saad et le délai moyen.

[30] De plus, la Cour ne peut accepter les observations du ministre selon lesquelles le retard dans le traitement de la demande de la famille Saad est en grande partie attribuable à la pandémie de COVID-19. Au paragraphe 47 de la décision Almuhtadi, le juge Ahmed a énoncé ce qui suit :

[47] En dernier lieu, je conclus que la pandémie de COVID‑19 n’explique pas entièrement le retard d’IRCC. Comme l’ont fait remarquer les demandeurs, ce raisonnement ne s’applique pas à la période antérieure à mars 2020, soit environ trois ans et demi après que les demandeurs eurent soumis leur demande de résidence permanente. À défaut de preuve contraire, je suis d’avis que la COVID‑19 n’a pas non plus neutralisé la capacité décisionnelle des défendeurs pour l’ensemble de la période postérieure à mars 2020. La pandémie a sans aucun doute engendré de graves perturbations, mais la machine gouvernementale s’est graduellement remise en marche et des décisions sont maintenant prises.

[31] De la même manière, en l’espèce, la famille Saad attendait depuis près de 28 mois lorsque la pandémie de COVID-19 s’est déclarée en mars 2020. Les circonstances de la pandémie n’expliquent qu’une courte portion du retard total encouru, d’autant plus que « [t]outes les institutions du Canada se sont adaptées […] afin de traiter les arriérés et les retards » (Bidgoly au para 41), quoiqu’avec des taux de succès fort variables. Par conséquent, la Cour est convaincue que le retard encouru dans le cas de la famille Saad est, à première vue, beaucoup plus long que ce que la nature du processus commande, malgré la prolongation des délais de traitement d’IRCC occasionnée par la pandémie de COVID-19 (Almuhtadi au para 34).

[32] De plus, rien n’indique ou ne donne à penser que la famille Saad soit responsable du retard. Au contraire, l’affidavit de Mme Ghaddar illustre de façon éloquente la diligence dont la famille a fait preuve dans le suivi de l’état de sa demande de résidence permanente. Comme Mme Ghaddar l’a fait observer, l’ajout des enfants à la demande n’était que le résultat des retards initiaux résultant du processus d’IRCC. La famille Saad attendait déjà depuis près de deux ans lorsque Mme Ghaddar a ajouté sa deuxième fille, Lilas, à la demande. Ainsi, le retard dans le traitement de la demande avait déjà dépassé le délai moyen de traitement, qui était de 15 mois en octobre 2022. Quoi qu’il en soit, l’ajout des deuxième et troisième filles de Mme Ghaddar a été traité rapidement par IRCC.

[33] Enfin, le ministre n’a fourni aucune justification satisfaisante pour le retard. La Cour ne conteste pas l’affirmation du ministre selon laquelle la vérification des antécédents constitue un outil de choix pour dissiper les doutes quant à la sécurité. Bien entendu, il s’agit d’un processus qu’IRCC doit mener avec prudence et rigueur. Toutefois, une « déclaration générale » selon laquelle un retard est attribuable à une vérification de sécurité en cours ne constitue pas une explication satisfaisante, comme la Cour l’a déclaré à de nombreuses reprises (Bidgoly aux para 37–38; Almuhtadi au para 40; Kanthasamyiyar c Canada (Citizenship and Immigration), 2015 CF 1248 aux para 49–50; Abdolkhaleghi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 729 au para 26). Même si la Cour reconnaît que le délai de traitement d’IRCC dépend de la complexité de chaque cas, le ministre n’a fourni aucun élément de preuve démontrant que la demande de la famille Saad présentait un degré de complexité particulier.

[34] La Cour s’arrête pour faire observer que cela suffit à établir une distinction entre le présent dossier et la décision Jaballah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1051 [Jaballah], sur laquelle s’appuie le ministre pour avancer que l’importance des vérifications de sécurité rend les retards raisonnables. Dans la décision Jaballah, le retard était loin d’être aussi important qu’en l’espèce. De plus, dans cette affaire, la juge Elliott a souligné que les doutes quant à la sécurité étaient attribuables à l’interdiction de territoire prononcée à l’égard du demandeur pour raison de sécurité en raison de l’existence des faits décrits aux alinéas 34(1)b), 34(1)c), 34(1)d) et 34(1)f) de la LIPR, entraînant ainsi un certain niveau de complexité et de réserve qui a permis au ministre de justifier le délai de traitement supérieur à la moyenne encouru dans cette affaire. Il n’existe aucun doute en matière de sécurité ou d’interdiction de territoire dans le cas de la famille Saad.

[35] Le délai de traitement de la demande de la famille Saad a maintenant atteint un total de près de 68 mois depuis que la demande a été complétée en novembre 2017. Ni l’ajout des enfants à la demande, ni le processus de vérification de sécurité, ni la pandémie de COVID-19 ne peuvent expliquer ou justifier un retard aussi important. Par conséquent, la Cour est convaincue que la famille Saad a établi le caractère déraisonnable du retard.

(3) Prépondérance des inconvénients

[36] Dans son affidavit, Mme Ghaddar décrit en détail les difficultés qu’elle et sa famille ont vécues en raison du retard dans le traitement de leur demande. Outre les frais supplémentaires qu’ils ont engagés, ils ont dû poursuivre leurs études supérieures et, si leur demande est un jour approuvée, ils devront composer avec les désavantages que présente une formation acquise à l’étranger sur le marché du travail canadien. Mme Ghaddar décrit aussi les perturbations que vivra sa fille aînée advenant un déménagement au Canada, puisqu’elle a dû commencer l’école et qu’elle devra s’adapter à un nouveau système d’éducation. De plus, Mme Ghaddar mentionne les désavantages subis par ses deux filles cadettes, qui auraient pu obtenir la citoyenneté canadienne à la naissance si le retard n’avait pas été aussi important. Dans l’ensemble, Mme Ghaddar décrit l’incertitude dans laquelle sa famille a dû vivre en raison du retard dans le traitement de sa demande, lequel retard a forcé les membres de la famille à mettre leur vie sur pause durant plusieurs années en attendant une réponse d’IRCC.

[37] Le ministre soutient que l’obligation que lui impose la loi de veiller à l’intégrité du régime d’immigration justifie les retards dans le traitement des demandes de résidence permanente. En tout respect, la Cour n’est pas d’accord. Si cela était vrai dans tous les cas, les demandeurs ne seraient pas en mesure de faire valoir leur droit à obtenir l’exécution de l’obligation publique qui incombe au ministre de traiter les demandes de résidence permanente.

[38] Le ministre soutient aussi que le traitement de la demande de la famille Saad est en voie d’être finalisé, ce qui devrait faire pencher la prépondérance des inconvénients en sa faveur. Avec égards, de la même façon qu’aucune preuve n’a été présentée pour étayer les doutes quant à la sécurité concernant la famille Saad, le ministre n’a présenté aucune preuve claire et convaincante ni relevé aucun élément dans le dossier donnant à penser que le traitement de la demande serait achevé sous peu, sans autre retard déraisonnable.

[39] Tout comme dans la décision Bidgoly, il n’y a, en outre, aucune preuve concernant des difficultés liées aux vérifications de sécurité ou aux répercussions de la pandémie de COVID‑19 sur le processus d’IRCC (Bidgoly au para 46). Par conséquent, la Cour ne peut apprécier l’incidence réelle de ces facteurs sur le processus d’IRCC ni déterminer si la situation s’améliorera dans un proche avenir pour la famille Saad.

[40] Compte tenu de ces conclusions, la Cour juge que les difficultés vécues par la famille Saad font clairement pencher la balance des inconvénients en faveur de la délivrance d’une ordonnance de mandamus.

[41] Quoi qu’il en soit, le ministre peut toujours poursuivre les objectifs de la LIPR en ce qui concerne le maintien de la sécurité des Canadiens malgré l’ordonnance que la Cour rendra en l’espèce. Étant donné que le délai pour agir sera de 90 jours, le ministre aura amplement le temps de terminer les vérifications de sécurité en cours, d’autant plus qu’il prétend que le traitement de la demande est déjà [traduction] « presque finalisé » (Almuhtadi, au para 53).

[42] La Cour ajoute que, comme M. Saad l’a confirmé à l’audience devant la Cour, l’ordonnance de mandamus demandée aura manifestement une valeur ou un effet pratique, puisque l’obtention de la résidence permanente au Canada demeure l’objectif principal et le plan de la famille Saad.

B. Autres réparations

[43] Cependant, la Cour ne voit pas en quoi les jugements déclaratoires sollicités par la famille Saad auraient une valeur pratique semblable à celle d’une ordonnance de mandamus ni pourquoi la Cour devrait les accorder. La Cour peut prononcer un jugement déclaratoire lorsqu’elle a compétence pour entendre le litige, lorsque la question en cause est réelle, lorsque la partie qui soulève la question a véritablement intérêt à ce qu’elle soit résolue et lorsque le défendeur a intérêt à s’opposer au jugement déclaratoire sollicité (Ewert c Canada, 2018 CSC 30 au para 81). En l’espèce, les jugements déclaratoires iraient plus loin que nécessaire. Dans les circonstances, la Cour est d’avis qu’il lui suffira, comme elle l’a fait dans les décisions Bidgoly et Almuhtadi, de rendre une ordonnance de mandamus enjoignant à IRCC de statuer sur la demande de la famille Saad dans un délai de 90 jours.

[44] De plus, la famille Saad sollicite une ordonnance d’adjudication de dépens. Dans les affaires d’immigration, l’adjudication de dépens est assujettie à l’article 22 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22, qui prévoit qu’une demande de contrôle judiciaire ne donne pas lieu à des dépens en l’absence de « raisons spéciales ». La disposition est ainsi libellée :

Dépens

22 Sauf ordonnance contraire rendue par un juge pour des raisons spéciales, la demande d’autorisation, la demande de contrôle judiciaire ou l’appel introduit en application des présentes règles ne donnent pas lieu à des dépens.

Costs

22 No costs shall be awarded to or payable by any party in respect of an application for leave, an application for judicial review or an appeal under these Rules unless the Court, for special reasons, so orders.

[45] Le critère des « raisons spéciales » est rigoureux (Aleaf c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 445 au para 45). Au paragraphe 56 de la décision Almuhtadi, le juge Ahmed a décrit comme suit les exigences d’une telle ordonnance d’adjudication de dépens :

[56] Le critère permettant d’établir l’existence de « raisons spéciales » est exigeant. Parmi ces raisons, mentionnons les cas où une partie a agi d’une manière qui peut être qualifiée d’injuste, d’abusive, d’inconvenante ou de mauvaise foi (Taghiyeva c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1262 aux para 17‑23; Ndungu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CAF 208 au para 7).

[46] [TRADUCTION] « Ces ‘raisons spéciales’ peuvent porter notamment sur la nature du dossier, sur les agissements du demandeur, sur les agissements du ministre ou de l’agent d’immigration ou sur les agissements de l’avocat » (Radiyeh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1234 au para 34, renvoyant à Ndungu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CAF 208 au para 7). En outre, il a été statué qu’il se peut qu’un motif valable justifie une ordonnance d’adjudication de dépens si la décision n’a été rendue qu’après un délai déraisonnable ou injustifié (Monge Contreras c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2023 CF 282 au para 11; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Suleiman, 2015 CF 891 au para 48).

[47] En l’espèce, la Cour est convaincue que la présente affaire justifie l’adjudication de dépens aux demandeurs. La Cour reconnaît que, selon la preuve, on ne peut affirmer que le ministre a agi d’une manière injuste, oppressive ou qui dénote une irrégularité ou de la mauvaise foi. Cependant, sans avoir agi de mauvaise foi, le ministre et IRCC peuvent être la cause de retards déraisonnables donnant lieu à des « raisons spéciales » au titre de l’article 22. Dans le cas de la famille Saad, l’attente s’est prolongée bien au-delà du délai moyen de traitement d’une demande de résidence permanente. Compte tenu du délai de plus de 68 mois, leur situation se situe à l’extrémité supérieure de l’éventail de délais. Pourtant, le ministre n’a pu fournir aucune explication ou justification convaincante pour justifier un retard aussi exceptionnel. Même les réserves en matière de sécurité que le ministre ne cesse d’invoquer ne sont pas fondées sur les éléments de preuve concernant le comportement passé de la famille Saad.

[48] Dans les circonstances, le fait d’avoir tenu la famille Saad dans l’ignorance aussi longtemps et de ne pas pouvoir expliquer le retard manifestement déraisonnable qu’elle a subi – même après qu’elle eut déposé une demande de contrôle judiciaire – équivaut à des « raisons spéciales » justifiant l’adjudication de dépens contre le ministre.

[49] Par conséquent, la Cour est d’avis que la famille Saad a droit à des dépens d’une somme forfaitaire globale de 1 000,00 $.

IV. Conclusion

[50] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire de la famille Saad sera accueillie en partie. Une ordonnance de mandamus sera rendue, exigeant qu’IRCC statue sur la demande de résidence permanente de la famille Saad dans les 90 jours suivant la date de la présente décision, ou suivant la date de réception, par IRCC, des documents demandés concernant l’ajout de Mirabelle Saad à la demande, si ces documents n’ont pas encore été reçus.

[51] Les parties n’ont proposé aucune question d’importance générale à certifier, et la Cour convient que l’affaire n’en soulève aucune. L’intitulé de la cause sera modifié pour que soit indiqué le nom exact du demandeur, soit Mohamad Saad.


JUGEMENT dans le dossier IMM-6881-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. Une ordonnance de mandamus est rendue enjoignant à IRCC de traiter la demande de résidence permanente des demandeurs et de statuer sur celle-ci dans les 90 jours suivant la date de la présente ordonnance, ou dans les 90 jours suivant la réception, par IRCC, des documents demandés concernant l’ajout de Mirabelle Saad à la demande, si ces documents n’ont pas encore été reçus.

  3. Le défendeur doit payer sans délai aux demandeurs les dépens fixés à un montant forfaitaire global de 1 000,00 $.

  4. L’intitulé de la cause est modifié pour que soit indiqué le nom exact du demandeur, soit Mohamad Saad.

  5. Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6881-22

INTITULÉ :

TALA GHADDAR, MOHAMAD SAAD, AYA SAAD et LILAS SAAD c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 JUILLET 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

DATE DES MOTIFS :

LE 12 JUILLET 2023

COMPARUTIONS :

Tala Ghaddar

Mohamad Saad

POUR LES DEMANDEURS

(POUR LEUR PROPRE COMPTE)

Christopher Ezrin

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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