Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20230720


Dossier : IMM-8889-21

Référence : 2023 CF 998

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 20 juillet 2023

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

TENZIN NORSANG

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Résumé

[1] Né en Inde en 1993, M. Tenzin Norsang [le demandeur] est un citoyen tibétain de la Chine. Sa mère est également née en Inde en 1966, tandis que son père est né au Tibet.

[2] Le demandeur affirme qu’il craint d’être persécuté en raison de ses opinions politiques en tant que partisan de la libération du Tibet et de sa religion en tant que disciple de Sa Sainteté le dalaï-lama.

[3] La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté la demande d’asile du demandeur en avril 2021 après avoir conclu que l’Inde, et non la Chine, était le pays de référence du demandeur, qu’il pouvait réclamer la citoyenneté indienne et qu’il était en son pouvoir de l’acquérir. En appel devant la Section d’appel des réfugiés [la SAR], le demandeur a fait valoir que sa citoyenneté dépendait du statut de citoyenneté de ses parents, de sorte que l’obtention de la citoyenneté ne dépendait pas de lui.

[4] Dans une décision datée du 4 novembre 2021 [la décision], la SAR a confirmé que le demandeur n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au titre des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27. D’après son examen de la loi de 2003 sur la citoyenneté indienne (Citizenship (Amendment) Act, 2003) [la Loi], la SAR a conclu que la mère du demandeur, étant née en 1966, était une citoyenne indienne de naissance. Elle a en outre conclu que le demandeur était un citoyen de l’Inde du fait de sa naissance dans ce pays et de la citoyenneté indienne de sa mère. Se fondant sur ces lois et l’absence d’éléments de preuve contraires permettant d’établir que sa mère devait officiellement demander la citoyenneté, la SAR a rejeté l’observation du demandeur selon laquelle l’obtention de la citoyenneté échappe à son contrôle.

[5] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision. J’accueillerai la demande pour les motifs exposés ci-après.

II. Questions en litige et norme de contrôle

[6] La seule question que la Cour doit trancher est de savoir si la conclusion de la SAR selon laquelle l’Inde est le bon pays de référence pour la demande d’asile du demandeur est raisonnable.

[7] Les parties conviennent que la décision est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[8] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Vavilov, au para 85. Il incombe au demandeur de démontrer que la décision est déraisonnable : Vavilov, au para 100. Pour infirmer la décision pour ce motif, « la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » : Vavilov, au para 100.

III. Analyse

[9] Selon la Loi, le demandeur ne peut pas acquérir lui-même la citoyenneté de naissance. Cependant, suivant l’alinéa 3(1)a) de la Loi, la mère du demandeur a obtenu la citoyenneté indienne au moment de sa naissance, car elle est née après le 26 janvier 1950 et avant le 1er juillet 1987. Par application de l’alinéa 3(1)b), le demandeur devrait également se voir accorder la citoyenneté en raison de celle de sa mère.

[10] Le demandeur a soumis à la SPR l’affidavit de sa mère [l’affidavit de la mère], dans lequel elle affirme avoir demandé la citoyenneté indienne deux fois en 2019 à un bureau du gouvernement à Dharamsala. Même si elle est née en 1966, elle n’a pas été autorisée à demander la citoyenneté. Comme l’a expliqué la mère du demandeur :

[traduction]
[…] les autorités ont révélé que le gouvernement de l’Inde n’a pas donné l’ordre d’accorder la citoyenneté indienne aux réfugiés tibétains ou de commencer le processus de citoyenneté.

[11] Le demandeur a avancé que la SAR avait commis une erreur en confirmant qu’il était citoyen de l’Inde parce que sa mère était citoyenne de ce pays au moment de sa naissance à lui, contrairement à la preuve qu’il avait présentée.

[12] Plus particulièrement, le demandeur soutient qu’il était déraisonnable pour la SAR de concentrer son analyse sur le libellé de la loi et de conclure que la mère du demandeur avait un « droit autonome » à la citoyenneté indienne au titre de l’alinéa 3(1)a) de la Loi.

[13] Le demandeur affirme qu’en tirant cette conclusion, la SAR n’a pas tenu compte d’éléments de preuve de fond sur les conditions dans le pays qui démontrent que, depuis toujours, les Tibétains ne sont reconnus ni par la politique gouvernementale ni par la bureaucratie, qui refuse de se conformer à la loi et à la politique. Le demandeur souligne que la Cour a reconnu cette réalité contextuelle dans les décisions Tretsetsang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 175 [Tretsetsang]; Wanchuk c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 885 aux para 9-10; Phuntsok c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1110 aux para 33-34; Namgyal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1060 aux para 31-33.

[14] Renvoyant à la jurisprudence, le demandeur réitère qu’il ne suffit pas pour un demandeur d’asile d’avoir le droit, en principe, au statut de citoyen. En fait, le pays de citoyenneté potentielle doit accorder au demandeur d’asile la protection de l’État qui lui confère la citoyenneté pour que cette citoyenneté soit valable en pratique : Tretsetsang, aux para 70-72; Yalotsang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 563 au para 12.

[15] Le demandeur soutient que la SAR a commis une erreur en supposant simplement que les autorités indiennes reconnaîtraient la citoyenneté de sa mère, sans examiner la question.

[16] Enfin, le demandeur fait valoir que, lorsqu’elle a décidé que la reconnaissance n’était pas nécessaire, la SAR a commis une erreur parce qu’elle a ignoré la preuve démontrant que la mère du demandeur avait tenté deux fois en vain d’obtenir la citoyenneté indienne.

[17] Je souscris aux observations du demandeur et je conclus que la SAR a commis une erreur en supposant que le demandeur était un citoyen de l’Inde du fait de la citoyenneté indienne présumée de sa mère à la naissance.

[18] Dans l’arrêt Tretsetsang, la Cour d’appel fédérale [la CAF] a confirmé que le critère de contrôle pour déterminer si le demandeur d’asile a un « pays dont il a la nationalité » est énoncé dans l’arrêt Williams c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 126 [Williams]. La CAF a expliqué au paragraphe 67 de l’arrêt Tretsetsang :

[...] Nous convenons également qu’il appartient à l’appelant d’établir l’existence de l’obstacle invoqué et ainsi d’établir l’absence de contrôle et son incapacité à se faire reconnaître comme un citoyen de l’Inde et à obtenir la protection de cet État. À notre avis, un pays de nationalité s’entend d’un pays dont le demandeur est citoyen et dont la protection est subordonnée à des obstacles négligeables ou mineurs; il ne s’entend pas de celui dont la protection est acquise par suite d’obstacles importants.

[19] Au paragraphe 72 de l’arrêt Tretsetsang, la CAF a énoncé le critère applicable pour déterminer si le demandeur d’asile a établi qu’il ne peut pas se réclamer de la protection du pays dont il a la nationalité ou qu’il n’est pas disposé à le faire par crainte de persécution :

[72] Par conséquent, le demandeur qui invoque un obstacle à l’exercice de son droit à la citoyenneté dans un pays donné doit établir selon la prépondérance des probabilités :

a) qu’il existe un obstacle important dont on pourrait raisonnablement croire qu’il l’empêche d’exercer son droit à la protection de l’État que lui confère la citoyenneté dans le pays dont il a la nationalité;

b) qu’il a fait des efforts raisonnables pour surmonter l’obstacle, mais que ces efforts ont été vains et qu’il n’a pu obtenir la protection de l’État.

[20] Dans le contexte de la présente affaire, le demandeur a présenté l’affidavit de sa mère, qui indique que, contrairement à l’article 3 de la Loi, les autorités indiennes ont refusé de la reconnaître citoyenne de l’Inde. Puisque la nationalité du demandeur dépend nécessairement de la citoyenneté de sa mère selon l’alinéa 3(1)b) de la Loi, le demandeur soutient, et je suis d’accord avec lui, que la position des autorités indiennes, soit que sa mère n’est pas une citoyenne indienne, pourrait constituer un « obstacle important » à sa capacité d’obtenir la citoyenneté indienne.

[21] La décision ne faisait pas mention des vaines tentatives que la mère du demandeur a faites afin d’acquérir sa citoyenneté en Inde. La SAR a plutôt mentionné sélectivement l’affidavit de la mère en soulignant que la mère avait obtenu un certificat d’enregistrement qui établissait qu’elle était née en Inde entre 1950 et 1987, et a conclu que ce seul élément était suffisant pour que le demandeur puisse prouver qu’il était un citoyen indien. La SAR a ensuite conclu que ce n’était pas parce que le demandeur obtenait sa citoyenneté en raison de la naissance de sa mère en Inde durant une période précise que l’obtention de la citoyenneté échappait à son contrôle.

[22] Je conclus que la SAR a commis deux erreurs susceptibles de contrôle. Premièrement, la SAR s’est fondée sélectivement sur un aspect de l’affidavit de la mère pour étayer ses conclusions, mais elle n’a pas tenu compte de la preuve contenue dans le même document, qui contredisait sa conclusion, notamment les tentatives infructueuses de la mère pour obtenir la citoyenneté. Deuxièmement, la SAR a mal appliqué le critère énoncé dans l’arrêt Tretsetsang, qui confirme que le décideur doit d’abord se pencher sur la question de savoir s’il existe un obstacle important dont on pourrait raisonnablement croire qu’il empêche le demandeur d’asile d’exercer les droits que lui confère la citoyenneté (au para 72). En affirmant que l’obtention de la citoyenneté du demandeur était « en son pouvoir », la SAR a omis de prendre en compte la question de savoir si la preuve des tentatives infructueuses de sa mère pour obtenir la citoyenneté établissait l’existence d’un « obstacle important », en contravention du critère énoncé dans l’arrêt Tretsetsang, au para 70.

[23] Le défendeur affirme que la décision de la SAR est raisonnable. Le défendeur réaffirme que, selon la Loi, la mère du demandeur était citoyenne de naissance au moment de la naissance du demandeur et il mentionne qu’elle a un certificat d’enregistrement qui indique son année de naissance à elle, ce qui établit que le demandeur est lui aussi un citoyen indien. Le défendeur met l’accent sur les conclusions de la SAR selon lesquelles le demandeur n’a jamais tenté d’obtenir la citoyenneté ou un passeport, a beaucoup voyagé et est rompu aux subtilités de la présentation de demandes.

[24] Le défendeur soutient qu’il incombait au demandeur d’établir que des pratiques administratives le privaient de son droit à la citoyenneté reconnu en principe par la loi : Tretsetsang, aux para 28, 39 et 67. Le défendeur affirme que le demandeur n’a pas établi que l’obtention de la citoyenneté indienne échappait à son contrôle, comme l’exige l’arrêt Tretsetsang, au para 67, et l’arrêt Williams, aux para 21 et 22. Le défendeur maintient qu’il était raisonnable de la part de la SAR de s’attendre à ce qu’une personne aussi bien informée que le demandeur prenne des mesures supplémentaires pour faire reconnaître sa citoyenneté.

[25] Je rejette les arguments du défendeur, qui se contente d’adopter l’analyse erronée de la SAR.

[26] À l’audience, le défendeur a ajouté que la SAR était au courant du fait que la mère s’était vu refuser la citoyenneté lorsque la SAR a affirmé au paragraphe 9 de la décision :

[Le demandeur] fait valoir que tant que sa mère ne sera pas reconnue comme citoyenne, [le demandeur] n’est pas fondé à demander la citoyenneté puisqu’il ne remplit pas les critères.

[27] J’estime que l’observation supplémentaire du défendeur n’est pas fondée. Comme le souligne le demandeur, il n’est pas explicitement reconnu dans la décision que la mère a fait des tentatives infructueuses pour demander la citoyenneté. Plus important encore, lorsqu’elle a supposé que la mère avait un droit « autonome » à la citoyenneté, la SAR a rendu non pertinent le fait que la mère ait tenté ou non de demander la citoyenneté.

[28] Enfin, comme l’admet le demandeur, et j’en conviens avec lui, la SAR n’était pas tenue de conclure que les refus répétés des autorités indiennes de reconnaître la citoyenneté à sa mère constituaient un obstacle si important qu’ils équivalaient à une explication raisonnable au fait qu’il n’avait pas demandé la citoyenneté lui-même. Cependant, en omettant d’examiner entièrement la question de l’obstacle, la SAR ne pouvait pas se pencher sur la question de savoir si le demandeur avait agi de manière raisonnable en ne demandant pas la citoyenneté. Cette omission constitue une erreur susceptible de contrôle qui justifie de faire droit à la demande.

[29] Compte tenu des conclusions que j’ai tirées ci-dessus, je n’ai pas besoin d’examiner les autres arguments invoqués par le demandeur.

IV. Conclusion

[30] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

[31] Il n’y a pas de question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-8889-21

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision faisant l’objet du contrôle judiciaire est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.

  3. Il n’y a pas de question à certifier.

« Avvy Yao-Yao Go »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-8889-21

 

INTITULÉ :

TENZIN NORSANG c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 JUIN 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GO

 

DATE DES MOTIFS :

LE 20 juillet 2023

 

COMPARUTIONS :

D. Clifford Luyt

 

POUR LE DEMANDEUR

 

John Loncar

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.