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Date : 20230721

Dossier : IMM-8617-21

Référence : 2023 CF 1002

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 21 juillet 2023

En présence de madame la juge Sadrehashemi

ENTRE :

DHARMINDER ARORA, RICHA ARORA,

SANAN ARORA ET SAMARTH ARORA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs sont une famille composée de la mère, du père, d’une fille de 17 ans et d’un garçon de 14 ans. Ils vivent au Canada depuis environ cinq ans. Pour pouvoir rester au Canada, ils ont présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (« la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire »). Un agent d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] a rejeté leur demande. Ils contestent ce rejet dans la présente demande de contrôle judiciaire.

[2] Les demandeurs ont soulevé un certain nombre d’arguments. La question déterminante est celle de savoir si l’agent a raisonnablement apprécié le facteur de l’intérêt supérieur des deux enfants touchés par sa décision. Je conviens avec les demandeurs que l’intérêt supérieur des enfants n’a pas été « bien identifié et défini » ni examiné « avec beaucoup d’attention », contrairement aux directives de la Cour suprême du Canada dans les arrêts Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, et Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, 1999 CanLII 699 (CSC). Pour les motifs exposés ci‑dessous, l’affaire doit être renvoyée à un agent différent pour nouvelle décision.

II. Antécédents des demandeurs au Canada

[3] Les demandeurs sont des citoyens de l’Inde. Ils sont arrivés au Canada en tant que visiteurs en juin 2018. Peu après leur arrivée, ils ont déposé des demandes d’asile au motif qu’ils craignaient d’être persécutés par le leader spirituel de la secte Dera Sacha Sauda, Gurmeet Ram Rahim Singh, et ses partisans. La Section de la protection des réfugiés [la SPR] n’a tiré aucune conclusion défavorable quant à la crédibilité des allégations de risque des demandeurs, mais elle a rejeté leurs demandes d’asile au motif qu’ils pouvaient se réinstaller en toute sécurité à Mumbai ou à Kolkata. Les demandeurs ont contesté en appel la décision de la SPR; la Section d’appel des réfugiés a convenu avec la SPR que les demandeurs avaient des possibilités de refuge intérieur.

[4] IRCC a reçu la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire des demandeurs en mai 2020 et l’a rejetée en août 2021. Les demandeurs ont déposé des éléments de preuve et des observations supplémentaires le mois suivant et ont demandé à l’agent de revoir sa décision. L’agent a examiné les nouvelles observations et les nouveaux éléments de preuve et a confirmé sa décision défavorable en novembre 2021, et il a ajouté un addenda à sa décision initiale. La décision de novembre 2021 est celle qui fait l’objet du contrôle.

III. Question en litige et norme de contrôle

[5] La question déterminante en l’espèce concerne l’appréciation faite par l’agent du facteur de l’intérêt supérieur des deux enfants touchés par sa décision. Les parties conviennent, et je suis d’accord avec elles, que la décision de l’agent est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, la Cour suprême du Canada a confirmé que la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer au contrôle des décisions administratives sur le fond. La présente affaire ne soulève aucune question qui justifierait de s’écarter de cette présomption.

IV. Intérêt supérieur des enfants

[6] L’étranger qui demande le statut de résident permanent au Canada peut demander au ministre d’exercer son pouvoir discrétionnaire afin de le dispenser des obligations prévues dans la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], pour des considérations d’ordre humanitaire, dont l’intérêt supérieur de tout enfant directement touché (LIPR, art 25(1)). Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême a confirmé que l’objectif du pouvoir discrétionnaire fondé sur les considérations d’ordre humanitaire est d’« offrir une mesure à vocation équitable lorsque les faits sont “de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne” » (Kanthasamy, au para 21).

[7] Étant donné que l’objectif de ce pouvoir discrétionnaire est de « mitiger la sévérité de la loi selon le cas », il n’y a pas d’ensemble limité et prescrit de facteurs justifiant une dispense (Kanthasamy, au para 19). Ceux‑ci varieront selon les circonstances, mais « l’agent appelé à se prononcer sur l’existence de considérations d’ordre humanitaire doit véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids » (Kanthasamy, au para 25; Baker, aux para 74‑75).

[8] L’intérêt supérieur des deux enfants était au cœur de la demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire des demandeurs. Ces derniers ont soulevé plusieurs facteurs liés à l’intérêt supérieur des enfants, notamment la santé mentale de leur fille, l’asthme de leur fils, la fréquence des actes de violence sexuelle en Inde et leurs répercussions sur leur fille, qui a déjà été victime d’une tentative de viol en Inde, ainsi que la capacité de la mère à s’occuper des enfants compte tenu de la détérioration prévue de sa santé mentale si elle devait retourner en Inde.

[9] Le défendeur soutient que l’agent a tenu compte de tous les faits et facteurs pertinents soulevés par les demandeurs et que ces derniers demandent simplement à la Cour d’apprécier de nouveau la preuve lors du contrôle judiciaire. Je ne suis pas de cet avis. Selon moi, l’agent ne s’est pas penché sur les questions soulevées par les demandeurs, y compris celles ayant trait à l’intérêt supérieur des enfants. Dans l’ensemble, l’approche de l’agent a consisté à minimiser les préoccupations soulevées au lieu d’examiner directement les observations et les éléments de preuve dont il disposait.

[10] Par exemple, à deux reprises dans sa décision, l’agent a minimisé les préoccupations des demandeurs au sujet des conditions en Inde, en particulier la qualité de l’air et la fréquence des actes de violence sexuelle visant des filles, en faisant remarquer qu’il n’y avait pas de [traduction] « garantie » que les enfants ne souffriront pas de la mauvaise qualité de l’air ou ne subiront pas de la violence au Canada. Par son approche, l’agent a déformé les facteurs pertinents soulevés par les demandeurs, ce qui a donné lieu au type d’évaluation restrictive contre laquelle la Cour suprême a formulé une mise en garde dans l’arrêt Kanthasamy.

[11] L’agent a reconnu que le fils mineur souffrait d’asthme et qu’en raison de la mauvaise qualité de l’air, il devait utiliser un atomiseur deux fois par jour en Inde, ou plus fréquemment lorsqu’il pratiquait un sport, et qu’il n’avait pas besoin d’en utiliser un au Canada. Il s’agit du facteur soulevé par les demandeurs, à savoir que l’état du fils mineur serait pire en Inde qu’au Canada. Tout en reconnaissant que l’Inde se classe au cinquième rang des pays où la qualité de l’air est la moins bonne, l’agent a fait mention de la mauvaise qualité de l’air à Edmonton cette année‑là et a affirmé que la qualité de l’air dans l’ensemble de l’Alberta se détériorera en raison des feux de forêt. Il a ensuite conclu ce qui suit : [TRADUCTION] « Bien qu’il soit admis que le risque de complications pour la santé dues aux conditions environnementales peut être accru en Inde, il convient de noter que rien ne garantit que les demandeurs ne subiraient pas les mêmes conditions s’ils restaient au Canada. » Dans son évaluation, l’agent n’a pas indiqué ce qui était dans l’intérêt supérieur du fils et a plutôt minimisé les préoccupations des demandeurs sans se pencher sur les éléments de preuve et les observations dont il disposait.

[12] En ce qui concerne la fréquence des actes de violence sexuelle et le risque particulier pour la fille, qui a déjà été victime d’une tentative de viol en Inde et a souffert de problèmes de santé mentale à la suite de cet incident, l’agent a invoqué encore une fois l’absence de garantie que les enfants seraient à l’abri de violence au Canada. Il a écrit ce qui suit :

[traduction]

Bien que des facteurs comme la violence puissent avoir des répercussions négatives sur l’intégration d’un enfant mineur dans une nouvelle société, cela n’équivaut pas automatiquement à un préjudice important à l’intérêt supérieur de cet enfant. Aucun pays, y compris le Canada, ne peut garantir qu’un enfant ne sera pas exposé à la criminalité ou à d’autres facteurs négatifs pendant son enfance.

[13] L’agent a déformé le critère de l’intérêt supérieur en demandant si les conditions défavorables en Inde [traduction] « équivalaient automatiquement à un préjudice important à l’intérêt supérieur de l’enfant ». En formulant la question de façon restrictive pour déterminer s’il s’agit d’un préjudice important et automatique, l’agent a circonscrit son examen d’un facteur pertinent. Ce dernier a également indiqué que les conditions défavorables n’étaient pas pertinentes parce qu’il n’existe aucun pays où il n’y a pas de criminalité ou de facteurs défavorables pouvant toucher un enfant. Encore une fois, l’agent a adopté une vision étroite des facteurs qui peuvent être pris en compte. Cette approche ne traduit pas une véritable prise en compte des facteurs soulevés par les demandeurs.

[14] Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême a de nouveau confirmé que, lors de l’appréciation raisonnable de l’intérêt supérieur de l’enfant, cet intérêt doit être « “bien identifié et défini”, puis examiné “avec beaucoup d’attention” eu égard à l’ensemble de la preuve » (Kanthasamy, au para 39, renvoyant à Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125 aux para 12, 31; et à Kolosovs c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 165 aux para 9‑12).

[15] Dans l’ensemble, je conclus que l’agent, dans son analyse, est loin d’avoir respecté son obligation d’examiner l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché « avec beaucoup d’attention ». Son approche n’en est également pas une qui tient compte de l’intérêt supérieur des enfants du point de vue de ces derniers (Etienne c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 937 au para 9). L’agent n’ayant pas dûment tenu compte de l’intérêt supérieur des enfants, sa décision est déraisonnable.


LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

  3. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

En blanc

« Lobat Sadrehashemi »

En blanc

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-8617-21

 

INTITULÉ :

DHARMINDER ARORA, RICHA ARORA, SANAN ARORA ET SAMARTH ARORA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 7 février 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SADREHASHEMI

 

DATE DES MOTIFS :

Le 21 juillet 2023

 

COMPARUTIONS :

Rachael J. Anderson

POUR LES DEMANDEURS

 

Galina Bining

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

RJA LAW
Avocate

Edmonton (Alberta)

POUR LES DEMANDEURS

 

Ministère de la Justice Canada

Edmonton (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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