Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20230824


Dossier : IMM-9335-22

Référence : 2023 CF 1139

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 août 2023

En présence de monsieur le juge Régimbald

ENTRE :

KEIRAN CURTIS ST. BRICE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision défavorable rendue le 19 août 2022 à l’issue d’un examen des risques avant renvoi [l’ERAR], dans laquelle un agent principal a conclu que le demandeur ne courrait aucun risque à son retour à Sainte-Lucie.

[2] Le demandeur est un homme célibataire de 31 ans de Sainte-Lucie qui est bisexuel et présente une déficience cognitive. Il craint d’être persécuté en raison de son orientation sexuelle.

[3] L’agent d’ERAR a reconnu que le demandeur est un homme bisexuel présentant des troubles cognitifs. Néanmoins, la demande d’ERAR a été rejetée au motif que le demandeur bénéficierait de la protection de l’État à Sainte-Lucie, pays où les activités homosexuelles sont criminalisées et stigmatisées.

[4] Pour les motifs exposés ci-après, la demande de contrôle judiciaire en l’espèce sera accueillie.

II. Le contexte factuel

[5] Le demandeur et son frère jumeau sont nés le 22 novembre 1991, résultat d’une agression sexuelle perpétrée par un membre de la famille contre leur mère, qui avait 15 ans. La jeune fille a tenté de mettre fin à sa grossesse en buvant une boisson toxique destinée à provoquer un avortement, mais elle n’y est pas parvenue.

[6] Grandissant à Sainte-Lucie avec des troubles cognitifs non diagnostiqués et en tant que garçon attiré par d’autres garçons, le demandeur a souvent été ostracisé, insulté et agressé physiquement.

[7] Quand le demandeur avait autour de 15 ans, son homosexualité a été révélée publiquement lorsqu’il a été surpris en train de se livrer à des activités sexuelles avec un partenaire masculin. Il a déménagé à différents endroits à Sainte-Lucie pour tenter de cacher son orientation sexuelle; toutefois, en raison de la petite taille géographique du pays et du nombre limité d’habitants, la rumeur qu’il était attiré par d’autres hommes s’est rapidement répandue.

[8] Les menaces se sont alors intensifiées contre le demandeur : des hommes armés se sont notamment présentés à deux reprises chez lui en menaçant de le tuer.

[9] La première fois, le demandeur a sollicité l’aide de la police à Dennery, à Sainte-Lucie, alors qu’il se cachait chez sa tante. Cependant, les policiers lui ont fait savoir qu’ils n’aidaient pas [traduction] « les gens comme [lui] ».

[10] Le demandeur est ensuite retourné vivre dans sa famille parce que les fils et les voisins de sa tante ont découvert qu’il était bisexuel. Il a fait part de son problème aux policiers en pensant qu’ils se rendraient compte que la situation était grave et incontrôlable, mais ils n’avaient toujours aucune volonté de l’aider.

[11] Le 20 mars 2011, des hommes munis d’armes à feu sont retournés chez lui. Le demandeur s’est présenté plus tard à un poste de police avec sa mère et son beau-père, mais il n’a reçu encore une fois aucune aide.

[12] Convaincu qu’il ne pouvait plus vivre en sécurité à Sainte-Lucie, le demandeur a décidé de quitter le pays.

[13] Le ou vers le 24 mars 2011, le demandeur est entré au Canada et y a demandé l’asile. Cette demande a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés [la SPR] le 10 août 2012 en raison de doutes relatifs à la crédibilité et du fait que le demandeur n’avait pas démontré qu’il ne pouvait pas se réclamer de la protection de l’État. À ce stade, la SPR n’avait pas accès à la preuve médicale portée à la connaissance de l’agent d’ERAR. De plus, le motif fondé sur l’appartenance à un groupe social, soit les personnes atteintes d’un handicap, n’avait pas été invoqué devant la SPR parce que les troubles cognitifs du demandeur n’ont été diagnostiqués qu’au milieu de l’année 2022.

[14] Le 6 février 2012, la Cour fédérale a rejeté la demande d’autorisation de contrôle judiciaire visant la décision de la SPR présentée par le demandeur et, le 21 novembre 2019, ce dernier a déposé une première demande d’ERAR, laquelle a fait l’objet d’une décision défavorable le 16 septembre 2020.

[15] Cette décision a été annulée sur consentement et l’affaire a été renvoyée à un nouvel agent. La décision suivant l’examen fait par ce nouvel agent a été rendue le 19 août 2022, et c’est elle qui est visée par la demande de contrôle judiciaire en l’espèce.

III. La décision relative à la demande d’ERAR

[16] Le 19 août 2022, la demande d’ERAR présentée par le demandeur a donné lieu à une décision défavorable. L’agent a conclu que le demandeur ne serait pas exposé à un risque de persécution ou de torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités s’il était renvoyé à Sainte-Lucie.

[17] À l’appui de cette demande d’ERAR, le conseil du demandeur a fait valoir que de nouveaux éléments de preuve attestaient un niveau inférieur de fonctionnement intellectuel chez son client, ce qui établissait un lien avec un deuxième motif prévu à la Convention : l’appartenance à un groupe social, celui des personnes handicapées.

[18] Lors du réexamen de cette demande, le demandeur a présenté de nouveaux éléments de preuve, notamment une évaluation psychiatrique datée du 15 janvier 2022 et un autre rapport d’évaluation psychologique non daté.

[19] Selon ces nouveaux éléments de preuve, le demandeur affiche un QI de 68 et [traduction] « fonctionne intellectuellement dans la fourchette des déficiences intellectuelles par rapport à d’autres personnes de son âge (2e centile) »; il présente aussi des compétences scolaires globales [traduction] « équivalentes à celles d’un élève type de quatrième année ».

[20] À la lumière de ces nouveaux éléments de preuve relatifs à la déficience intellectuelle du demandeur, l’agent d’ERAR a accepté l’argument de ce dernier selon lequel aucun poids ne devrait être attribué aux conclusions en matière de crédibilité tirées antérieurement par la SPR.

[21] L’agent a néanmoins accordé un poids considérable aux conclusions de la SPR relatives au risque et à la protection de l’État, c’est-à-dire que [traduction] « l’État pourrait raisonnablement offrir une protection adéquate au demandeur d’asile s’il en avait besoin ». La SPR avait conclu que les éléments de preuve présentés à l’époque ne démontraient pas l’incapacité de l’État à protéger les membres de la communauté LGBTQ+.

[22] Après avoir analysé la preuve relative à la demande d’ERAR, l’agent est arrivé à une conclusion semblable.

[23] L’agent était d’avis que, même si l’homosexualité est une infraction criminelle prévue à l’article 133 du Criminal Code (le Code criminel) de Sainte-Lucie [l’article CC133], la preuve ne démontrait pas que la présomption concernant la protection de l’État était réfutée à cause de l’article CC133. Il a souligné que [traduction] « la documentation présentée sur les conditions dans le pays est corroborée par des recherches indépendantes qui portent à croire unanimement que l’article CC133 n’est pas appliqué par les autorités ni par les forces de l’ordre de Sainte‑Lucie et qu’il n’a donné lieu à aucune arrestation dans le pays ».

[24] Il a conclu en outre que [traduction] « même si la preuve documentaire laisse bien croire à une certaine résistance envers l’abrogation de l’article CC133, rien n’indique que les autorités cherchent à élargir la portée de cet article ou à appliquer les dispositions existantes ».

[25] L’agent a également souligné que les lois en matière d’emploi à Sainte-Lucie et la Domestic Violence Act [la Loi sur la violence familiale] offrent une protection aux personnes homosexuelles contre la discrimination et que, par conséquent, l’existence d’une disposition discriminatoire non appliquée (l’article CC133) ne suffit pas à démontrer l’intention de l’État de persécuter ces personnes.

[26] Quant à l’allégation du demandeur selon laquelle il sera visé par les dispositions pénales homophobes à cause de son handicap, l’agent était d’avis qu’elle était hypothétique, puisqu’elle n’était pas étayée par la preuve. D’après l’agent, le demandeur n’a pas démontré que son identité intersectionnelle, soit la déficience cognitive combinée à l’orientation sexuelle, entraînerait l’application de la loi à son endroit.

[27] En ce qui concerne la protection de l’État, l’agent a constaté que la documentation sur les conditions dans le pays décrit Sainte-Lucie comme une démocratie parlementaire multipartite où l’application de la loi et le maintien de l’ordre sont confiés à la police royale du pays.

[28] S’appuyant sur l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Kadenko, 1996 CanLII 3981 (CAF) [Kadenko], de même que sur les témoignages des membres de la famille et de professionnels de la santé, l’agent a conclu que le demandeur devait invoquer plus que de simples interactions avec les autorités de son pays pour démontrer l’absence de protection offerte par l’État. À son avis, la preuve présentée par le demandeur était vague, peu détaillée et non étayée par des éléments de preuve corroborants. Par exemple, le demandeur n’a fourni aucune raison expliquant pourquoi la police a refusé de l’aider. Il a également souligné qu’il avait pris connaissance des éléments de preuve relatifs à la déficience intellectuelle du demandeur et à ses interactions avec les organismes canadiens d’application de la loi, mais que cet examen ne l’amenait pas à conclure que la déficience intellectuelle ou les expériences antérieures du demandeur avaient entravé sa capacité à communiquer avec les forces de l’ordre au Canada ou à Sainte-Lucie. Rien dans les observations présentées par la mère du demandeur ne permettait de croire non plus que l’état de son fils avait joué un rôle dans son incapacité d’obtenir une protection.

[29] L’agent n’a accordé aucun poids à la lettre du frère du demandeur, qui racontait avoir été battu à cause de l’orientation sexuelle du demandeur. L’agent a conclu que cette lettre ne signifiait pas que les organismes d’application de la loi de Sainte-Lucie refuseraient d’aider le demandeur s’il se réclamait de leur protection.

[30] L’agent était d’avis également que, malgré les menaces reçues par la mère du demandeur contre son fils, la preuve ne démontrait pas que l’État était incapable de protéger ses citoyens contre ce genre d’actes criminels. Même s’il est précisé dans la documentation sur les conditions dans le pays que l’article CC133 n’est pas appliqué par les organismes d’application de la loi de Sainte-Lucie, rien dans la preuve n’indique que les autres articles du Code criminel du pays ne le sont pas. De plus, aucun élément de preuve n’établit que des membres de la famille ont demandé la protection des forces de l’ordre de Sainte-Lucie ni n’explique raisonnablement pourquoi ils ne l’ont pas fait.

[31] D’après les évaluations médicales présentées comme éléments de preuve supplémentaires lors de l’audience relative à l’ERAR en l’espèce, l’agent a estimé qu’il était raisonnable de conclure que la déficience intellectuelle du demandeur s’était manifestée pendant qu’il vivait à Sainte-Lucie. Néanmoins, il était d’avis que les éléments de preuve présentés ne démontraient pas que les capacités intellectuelles du demandeur avaient entraîné de la discrimination ou de la persécution contre lui à Sainte-Lucie.

[32] L’agent a conclu par ailleurs qu’aucun élément n’indiquait une détérioration du traitement des personnes handicapées dans le pays depuis le départ du demandeur.

[33] L’agent a reconnu et pris en compte les risques liés à l’état du demandeur, mais il a déterminé que les problèmes intellectuels en soi n’engendraient pas un risque éventuel faisant en sorte que le demandeur entre dans la définition d’une personne à protéger au sens de l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], et que le demandeur ne se verrait pas non plus refuser un traitement ou des soins en raison d’un des motifs prévus par la Convention, ce qui correspond à la situation visée à l’article 96 de la LIPR.

[34] Dans l’ensemble, l’agent a conclu que les éléments de preuve présentés étaient insuffisants pour réfuter la présomption selon laquelle une protection adéquate serait offerte aux personnes qui s’identifient comme membres de la communauté LGBTQ+ ou pour montrer que les personnes qui se situent à l’intersection de l’orientation sexuelle et de la déficience mentale ont de la difficulté à obtenir une telle protection.

[35] Selon l’agent, le demandeur n’avait pas non plus fourni une preuve suffisante de l’existence d’un risque éventuel le visant personnellement à Sainte-Lucie. En outre, le demandeur était exposé à moins qu’une simple possibilité de persécution au sens où l’entend l’article 96 de la LIPR.

IV. Les questions en litige et la norme de contrôle

[36] Après avoir examiné les observations écrites et orales des parties, la preuve au dossier et la jurisprudence applicable, je considère que la présente affaire soulève les questions déterminantes suivantes :

  1. L’agent d’ERAR a-t-il porté atteinte au droit du demandeur à l’équité procédurale?

  2. La décision de l’agent d’ERAR, selon laquelle le demandeur n’a pas réfuté la présomption relative à la protection de l’État, est-elle raisonnable?

[37] Pour ce qui est de l’équité procédurale, le demandeur soutient que l’agent d’ERAR s’est appuyé sur des recherches indépendantes qui n’ont pas été divulguées aux parties. Le contrôle applicable à cette question prend la forme d’un « exercice de révision […] “particulièrement bien reflété dans la norme de la décision correcte”, même si, à proprement parler, aucune norme de contrôle n’est appliquée » (Aboudlal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 689 au para 32, citant l’arrêt Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [Canadien Pacifique] au para 54; Ganeswaran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1797 aux para 21–28; Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35).

[38] Le recours à des « recherches indépendantes non divulguées » par l’agent porte atteinte au droit du demandeur de connaître la preuve à réfuter et d’avoir la possibilité complète et équitable d’y répondre (Canadien Pacifique, aux para 41, 54–56).

[39] Lorsqu’elle doit appliquer une norme semblable à celle de la décision correcte, la Cour n’a pas à faire preuve de déférence envers le décideur et procède à sa propre analyse. S’il y a eu manquement à l’obligation d’équité, la décision doit être renvoyée à un autre décideur, à moins que le résultat ne soit « inéluctable sur le plan juridique » (Jayasinghe Arachchige c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 509 au para 78).

[40] La norme de contrôle applicable à la décision de l’agent sur le fond est celle de la décision raisonnable, comme l’énonce l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85).

[41] Pour que la cour de révision intervienne, la partie qui conteste la décision doit la convaincre que celle-ci « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » et que les lacunes ou les insuffisances reprochées ne sont pas « simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision » (Vavilov, au para 100).

[42] En l’espèce, le demandeur soutient que l’agent a appliqué le mauvais critère juridique, écarté des éléments de preuve pertinents et suivi un raisonnement illogique, de sorte que sa décision n’est ni justifiable ni intelligible (Vavilov, au para 104). En effet, la Cour suprême a expliqué dans l’arrêt Vavilov que « [l]e caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » et que « la logique interne d’une décision peut être remise en question lorsque les motifs sont entachés d’erreurs manifestes sur le plan rationnel — comme lorsque le décideur a suivi un raisonnement circulaire ou a recouru à de faux dilemmes, à des généralisations non fondées ou à une prémisse absurde » (Vavilov, aux para 104, 126).

V. Analyse

A. Le rôle de l’agent d’ERAR

[43] Selon l’alinéa 113a) de la LIPR, le demandeur d’asile débouté ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’il n’était pas raisonnable, dans les circonstances, de s’attendre à ce qu’il les ait présentés au moment du rejet. Le rôle de l’agent d’ERAR consiste donc à examiner ces nouveaux éléments de preuve et à les évaluer au regard des critères appropriés, tels qu’ils sont énoncés aux articles 96 et 97 de la LIPR, pour déterminer si un demandeur a démontré qu’il craint avec raison d’être persécuté du fait d’un motif prévu à la Convention, comme le prévoit l’article 96, ou s’il est une personne à protéger au titre de l’article 97.

[44] L’agent doit par conséquent examiner les nouvelles conditions dans le pays, vérifier si elles ont changé depuis la première évaluation de la demande et voir ensuite s’il est possible que la demande soit accueillie en application des articles 96 ou 97 de la LIPR.

[45] Dans la décision Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1022, en ce qui concerne le rôle de l’agent d’ERAR, la juge Gagné (maintenant juge en chef adjointe de la Cour) s’est exprimée en ces termes :

[50] L’agent d’ERAR n’est pas un tribunal administratif quasi judiciaire et il n’exerce pas non plus le rôle d’une juridiction d’appel à l’égard des décisions de la SPR. L’agent d’ERAR est un employé du ministre qui agit à la discrétion de son employeur (dans la mesure où cela est circonscrit par la Loi et le Règlement). L’agent d’ERAR doit faire preuve de retenue à l’égard d’une décision de la SPR, dans la mesure où les faits restent inchangés depuis le moment où elle l’a rendue. L’agent d’ERAR cherche plutôt précisément à savoir si de nouveaux éléments de preuve sont mis au jour depuis la décision défavorable de la SPR pour déterminer s’il y a un risque de persécution, un risque de torture, une menace pour la vie ou un risque de subir des peines ou traitements cruels et inusités. L’alinéa 113a) de la Loi ne vise pas à créer un droit propre à un appel, son objectif sous-jacent étant plutôt d’assurer que le demandeur a une dernière chance que soit évalué tout nouveau risque de refoulement (que la SPR n’a pas déjà évalué) avant le renvoi.

[51] Le libellé de l’alinéa 113a) est semblable à celui du paragraphe 110(4). Selon ce paragraphe, la SAR ne peut déclarer admissibles que des éléments de preuve survenus depuis le rejet de la demande par la SPR ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, que la personne en cause n’aurait pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment du rejet (contrairement à l’alinéa 113a), la version française du paragraphe 110(4) ne dit pas « qu’il n’était pas raisonnable […] de s’attendre à ce qu’il les ait présentés », mais plutôt « qu’elle n’aurait pas normalement présentés »). La SAR considère toutefois cet élément de preuve sous un tout autre angle que l’agent d’ERAR dans un examen en appel du caractère correct de la décision de la SPR.

[Souligné dans l’original.]

[46] Dans la décision Abdollahzadeh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1310, le juge Noël a également statué comme suit :

[27] Ce que le législateur ne veut pas est que la demande d’un ERAR ne devienne une deuxième demande d’asile sous forme déguisée. En limitant ainsi la preuve à de l’information nouvelle pour la demande d’un ERAR par un demandeur d’asile débouté, on indique clairement que l’objectif visé est d’analyser la demande de protection en tenant compte de la situation après la décision de la SPR, le tout sujet à certaines adaptations concernant certaines preuves antérieures selon le libellé de l’article 113 de la LIPR et l’interprétation donnée par madame la juge Sharlow et monsieur le juge Mosley.

B. L’agent n’a pas respecté l’équité procédurale en s’appuyant sur des recherches indépendantes non divulguées

[47] Le demandeur soutient que l’agent s’est fondé à tort sur des « recherches indépendantes » sans l’en informer avant de rendre sa décision. Il affirme en outre qu’aucun avis n’a été donné à ce sujet et qu’il n’a pas pu connaître la preuve à réfuter ni réagir à ces recherches indépendantes, ce qui l’a empêché de décrire toute l’étendue des risques auxquels il est exposé à Sainte-Lucie.

[48] Selon le demandeur, il n’est pas clair sur quelles sources l’agent s’est appuyé pour mener ces recherches indépendantes et conclure qu’il ressort [traduction] « unanimement » des documents consultés que l’article CC133 n’est pas appliqué, étant donné que les seules sources auxquelles il est fait référence dans la décision relative à l’ERAR sont le Code criminel de Sainte-Lucie et la page Web d’Outright International, qui ne traitent pas de ce point. Ces deux documents extrinsèques discernables ne mentionnent aucunement que l’article CC133 n’est pas appliqué et n’indiquent pas non plus qu’il n’a donné lieu à aucune arrestation.

[49] Le demandeur fait valoir également que, d’après le guide opérationnel relatif au traitement des demandes d’examen des risques avant renvoi, l’agent aurait dû lui faire part de cette preuve extrinsèque avant de rendre sa décision. Contrairement aux documents de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, du HCR des Nations Unies ou de Human Rights Watch, qui n’ont pas besoin d’être divulgués, le site Web d’Outright International n’est pas couramment cité, de sorte que l’agent aurait dû expliquer pourquoi il a choisi de s’y reporter au lieu de s’appuyer sur les sources plus fréquentes, et il aurait dû aussi en fournir une copie au demandeur.

[50] Le défendeur soutient qu’il n’y a pas eu de manquement à l’équité procédurale en l’espèce, car les deux sources contestées n’ont fait que confirmer et corroborer les documents présentés par le demandeur. Les renseignements contenus dans ces sources ne sont pas non plus suffisamment « inédits et importants » pour avoir une incidence sur la demande et déclencher une obligation de divulgation (Mancia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 9066 (CAF), [1998] 3 CF 461 (CAF) [Mancia] aux para 22, 27; Harripersaud c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1368 [Harripersaud] aux para 54–57).

[51] À mon avis, le défaut de l’agent d’informer le demandeur des sources externes qu’il entendait consulter a violé le droit du demandeur à l’équité procédurale.

[52] Le premier élément de preuve qui serait issu de ces « recherches indépendantes » est le Code criminel de Sainte-Lucie :

[traduction]

133. SODOMIE (1) Quiconque se livre à la sodomie commet une infraction et est passible, sur déclaration de culpabilité par mise en accusation, d’une peine d’emprisonnement — a) à perpétuité, si l’infraction est commise avec violence et sans le consentement de l’autre personne; b) de dix ans, dans les autres cas. (2) Quiconque tente de se livrer à la sodomie ou commet des voies de fait dans l’intention de se livrer à la sodomie commet une infraction et est passible d’un emprisonnement de cinq ans. (3) Au présent article, « sodomie » s’entend d’un rapport sexuel anal entre deux hommes.

[53] Le deuxième élément de preuve qui serait issu de ces « recherches indépendantes » est le site Web de l’organisme outrightinternational.org. L’agent d’ERAR le mentionne ainsi dans sa décision :

[traduction]

Des recherches indépendantes indiquent également que la Domestic Violence Act (Loi sur la violence familiale) de Sainte‑Lucie, qui a été adoptée en mars 2022, en fait « un des rares pays des Caraïbes à offrir une protection juridique aux membres de couples homosexuels qui sont victimes de violence familiale — et le seul pays de la région à interdire expressément la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre dans l’application de ces lois ».

[54] Les renseignements figurant dans la première source ne soulèvent aucun problème. L’article CC133 ne contient pas d’information « inédite et importante » faisant état d’un changement survenu dans la situation générale d’un pays qui a pu avoir une incidence sur l’issue du dossier (Harripersaud, aux para 54–57). De fait, l’article CC133 a été un sujet important tout au long de l’ERAR, et le demandeur était au courant de son existence.

[55] Pour ce qui est des éléments de preuve provenant d’Outright International, le site Web de l’organisme traite de la Loi sur la violence familiale et précise qu’elle ne peut pas être appliquée de manière à entraîner une discrimination fondée sur l’orientation sexuelle, ce qui n’a rien à voir, à première vue, avec la situation du demandeur.

[56] Néanmoins, comme l’a fait valoir le demandeur, l’agent semble s’appuyer sur cette source, et peut-être sur d’autres sources non précisées, pour affirmer que des recherches indépendantes [traduction] « laissent croire unanimement que l’article CC133 n’est pas appliqué par les autorités ni par les forces de l’ordre de Sainte-Lucie et n’a donné lieu à aucune arrestation dans le pays ». En revanche, le demandeur avait présenté à l’agent divers éléments de preuve montrant que l’article CC133 était [traduction] « appliqué rarement », ce qui contredit le raisonnement de l’agent, selon lequel les renseignements sont « unanimes » sur le fait que l’article CC133 n’est pas appliqué.

[57] L’utilisation de cette source particulière pose deux problèmes. Le premier touche l’équité procédurale et le deuxième est lié au fait que l’agent n’a pas analysé les éléments de preuve contradictoires, omission qui sera examinée ci-après dans la section portant sur le caractère raisonnable de la décision.

[58] En ce qui concerne l’équité procédurale, il est important de souligner que le site Web d’Outright International n’est pas une source couramment citée. Ce site n’est mentionné ni dans les Renseignements sur le pays d’origine figurant sur le site Canada.ca ni dans le cartable national de documentation.

[59] Or, conformément aux Procédures et lignes directrices relatives au traitement des demandes d’ERAR, l’agent aurait dû aviser le demandeur, avant de rendre sa décision, que cette source ou toute autre source non précisée serait utilisée relativement à sa demande d’ERAR :

L’agent d’ERAR entreprend une recherche, peu importe les questions soulevées dans la demande. Les sources consultées par l’agent d’ERAR varient d’un cas à l’autre, mais l’on peut trouver certaines sources sur la page des conditions du pays. En ce qui concerne les renseignements tirés de recherches sur Internet : les copies de tous les documents obtenus sur Internet (autres que ceux désignés ci-dessus comme « documents standards ») et utilisés dans le processus décisionnel seront conservées dans le dossier du demandeur (cette mesure permet d’assurer non seulement que le document pourra être examiné par la Cour, mais aussi que la « version » du document mise à la disposition de la Cour est identique à celle consultée par l’agent);

Sous réserve du paragraphe suivant, les agents conservent le pouvoir d’évaluer si un document doit être communiqué au demandeur avant le prononcé de la décision, s’il peut être démontré que le document appartient au domaine public (les documents « appartenant au domaine public » doivent provenir de sources fiables et doivent être accessibles à partir de sites directement liés à la source, plutôt que par un ensemble de références croisées d’autres sites dont la crédibilité peut être moins bien établie);

[Non souligné dans l’original.]

[60] Même si l’agent conserve sans doute un certain pouvoir discrétionnaire pour ce qui est de divulguer ou pas un document à un demandeur avant de rendre sa décision, il est quand même tenu de s’assurer que le demandeur est suffisamment informé des éléments qui seront pris en considération et est en mesure d’y répondre.

[61] Comme l’a déclaré la Cour dans la décision Riaji c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1240 [Riaji] :

[27] Le fait que l’agente ait procédé elle-même à des recherches sur Internet pour éclaircir certains points de détail ne contrevient manifestement pas à la norme, car il ne s’agit pas de documents courants provenant de sources telles que Human Rights Watch, Amnesty International ou une autorité gouvernementale, par exemple le Département d’État des États-Unis. Les agents des visas ont pour habitude de considérer les documents courants de cette nature, mais ils ne sont pas tenus d’en faire état même s’ils sont étrangers à la demande, parce qu’un demandeur est réputé savoir que les preuves de ce genre seront prises en compte, et savoir où on peut les trouver (voir l’arrêt Mancia, précité, au paragraphe 22).

[28] Cependant, dans l’arrêt Mancia, la Cour d’appel fédérale faisait une distinction entre le traitement de documents ordinaires et celui de documents provenant d’autres sources :

[L]orsque l’agent d’immigration entend se fonder sur une preuve qui ne se trouve normalement pas dans les centres de documentation, ou qui ne pouvait pas y être consultée au moment du dépôt des observations du demandeur, l’équité exige que le demandeur soit informé de toute information inédite et importante faisant état d’un changement survenu dans la situation générale d’un pays si ce changement risque d’avoir une incidence sur l’issue du dossier. [Au paragraphe 22.]

[29] Ici, comme c’était le cas dans la décision Zamora, précitée :

Les documents en question n’étaient pas des documents courants comme Human Rights Watch, Amnistie Internationale ou des rapports sur les pays publiés par des autorités gouvernementales, mais plutôt le résultat d’une recherche précise effectué dans Internet par l’agente d’ERAR. Le fruit de cette recherche, notamment les documents qu’elle a pu trouver et qui étaient avantageux pour M. Aguilar Zamora, aurait dû être divulgué et M. Aguilar Zamora aurait dû se voir accorder la possibilité de répondre. […] [Au paragraphe 18.]

[62] À mon avis, le site Web d’Outright International n’était pas aussi couramment utilisé que ceux d’Amnistie internationale ou de Human Rights Watch, par exemple. Afin de s’assurer que le demandeur était en mesure de répondre à tous les éléments pris en considération, l’agent devait dévoiler cette source (Begum c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 824 aux para 37–46).

[63] Plus important encore, comme l’a fait valoir le demandeur, l’agent semble s’appuyer sur cette source en particulier (ou sur d’autres sources inconnues) pour conclure que toutes indiquent « unanimement » que l’article CC133 n’est pas appliqué, alors qu’en fait des éléments de preuve contradictoires donnaient plutôt à penser non pas qu’il n’est pas appliqué mais qu’il l’est « rarement ». Les sources divulguées dans les motifs de l’agent ne sont pas claires, ce qui amène la Cour à se demander lesquelles ont été consultées. En d’autres termes, même si le site Web d’Outright International en particulier n’était pas important pour l’issue de la décision (voir par ex Riaji, aux para 30–33), il doit y avoir eu d’autres documents, sites Web ou éléments de preuve extrinsèques qui n’ont pas été identifiés ou divulgués par l’agent et l’ont amené à conclure que les recherches indépendantes étaient « unanimes ». Comme le demandeur ne savait pas où l’agent avait obtenu certains renseignements et que ceux-ci ne lui ont pas été communiqués pour qu’il puisse y répondre, il est clair qu’il ne pouvait pas « connaître la preuve à réfuter » ni contester le résultat des recherches de l’agent. Il s’agit là d’une caractéristique essentielle de l’équité procédurale, qui n’a pas été respectée en l’espèce.

C. La décision de l’agent d’ERAR, selon laquelle le demandeur n’a pas réfuté la présomption relative à la protection de l’État, est déraisonnable

(1) Le critère juridique applicable à la protection de l’État

[64] Les parties ne s’entendent pas au sujet du critère servant à déterminer si la présomption relative à la protection de l’État est réfutée.

[65] Le défendeur soutient que l’agent n’a pas commis d’erreur en appliquant le critère énoncé dans l’arrêt Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c Villafranca, 1992 CanLII 8569 (CAF) [Villafranca], qui exige que l’État déploie de « sérieux efforts » pour protéger ses citoyens.

[66] Le demandeur affirme quant à lui que l’agent aurait dû se fonder plutôt sur le paragraphe 25 de la décision Bito c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1370 [Bito], pour mesurer le caractère adéquat de la protection de l’État « sur le plan opérationnel » :

[25] Toutefois, et c’est fondamental et déterminant à mon avis, la décision ne se justifie pas au regard des contraintes juridiques imposant une appréciation de la protection offerte par l’État sur le plan opérationnel. La Cour fédérale a énoncé et appliqué ce critère à de très nombreuses reprises au fil des ans, et il n’a pas été contesté à l’audience. Le fait que le caractère adéquat de la protection de l’État doive être mesuré sur le plan opérationnel est confirmé dans les décisions suivantes : […] [Renvois omis.] Le demandeur soutient en outre qu’il faut procéder à [traduction] « une évaluation individualisée de la disponibilité d’une protection de l’État » (Matthias c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 619; Gonzalez Torres c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 234 au para 37).

[67] J’estime que la jurisprudence fondée sur la décision Bito s’applique effectivement en l’espèce et que « le caractère adéquat de la protection de l’État [doit] être mesuré sur le plan opérationnel » (au para 25). Comme l’explique la juge Strickland dans la décision Dafku c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1181 [Dafku], la jurisprudence a évolué depuis l’arrêt Villafranca :

[15] Comme l’a fait remarquer le demandeur, après l’affaire Villafranca, la Cour a établi une jurisprudence considérable selon laquelle un décideur ne peut pas simplement se fonder sur les efforts déployés par l’État, sans vraiment tenir compte du caractère adéquat de la protection offerte. Je me suis déjà prononcée sur cette question dans l’affaire Ruszo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 397 [Ruszo] :

[32] À mon avis, l’agent a également commis une erreur en ne tenant pas compte de l’efficacité concrète des efforts déployés par l’État. Le défendeur fait valoir que la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Villafranca a énoncé le critère de l’évaluation de la protection de l’État comme étant celui des « sérieux efforts pour protéger ses citoyens » (Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c Villafranca, [1992] 99 DLR (4e) 334, 1992 CanLII 8569). Toutefois, il y a une jurisprudence subséquente importante de la part de la Cour, dont une partie est invoquée par le demandeur, selon laquelle un décideur ne peut pas simplement se fonder sur les efforts de l’État, sans vraiment tenir compte du caractère adéquat de la protection de l’État. Comme le juge Diner le déclare dans Lakatos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 367 :

[21] Pour déterminer si la protection de l’État est adéquate, un décideur doit se concentrer sur le caractère adéquat et réel, plutôt que sur les « efforts » mis de l’avant par le pays pour protéger ses citoyens (Lakatos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 20 au paragraphe 12 [Lakatos]). Les efforts mis de l’avant doivent engendrer une protection véritablement adéquate à l’heure actuelle (voir l’affaire Hercegi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 250 au paragraphe 5). Autrement dit, on ne peut se fier uniquement à la parole de l’État. La protection doit être réelle et adéquate.

[Renvois omis.]

[68] Je suis également d’accord avec le juge Brown, qui précise dans la décision Dawidowicz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 258, que des « résultats réels » sont nécessaires, dans le sens où la protection de l’État « doit présenter un certain niveau d’efficacité et l’État doit être à la fois disposé à offrir une protection et capable de le faire » :

[10] Relativement à la question du critère juridique applicable à la protection de l’État, la Cour a statué à de nombreuses reprises que la protection de l’État doit être adéquate au niveau opérationnel. Cela exige une évaluation non seulement des efforts faits par l’État, mais également des résultats réels. [Renvois omis.]

[11] Dans la décision Moya, la juge Kane déclare ce qui suit aux paragraphes 73 à 76 :

[73] Si la perfection n’est pas la norme, pour qu’elle soit adéquate, la protection de l’État doit présenter un certain niveau d’efficacité et l’État doit être à la fois disposé à offrir une protection et capable de le faire (Bledy c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 210, au paragraphe 47, [2011] ACF no 358 (QL)). La protection de l’État doit être suffisante au niveau opérationnel (Henguva c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 483, au paragraphe 18, [2013] ACF no 510 (QL); Meza Varela c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1364, au paragraphe 16, [2011] ACF no 1663 (QL)).

[74] Comme l’a fait remarquer la demanderesse, la démocratie à elle seule n’est pas gage d’une protection efficace de l’État; il faut prendre en compte la qualité des institutions qui assurent la protection (Sow c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 646, au paragraphe 11, [2011] ACF no 824 (QL) [Sow]).

[75] Le fardeau qui incombe à un demandeur de demander la protection de l’État varie selon la nature de la démocratie et est proportionnel à la capacité et à la volonté de l’État d’assurer la protection (Sow, au paragraphe 10; Kadenko c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] ACF No 1376 (QL), au paragraphe 5, 143 DLR (4th) 532 (CAF)). Toutefois, le demandeur ne peut pas simplement compter sur sa propre conviction que la protection de l’État ne sera pas offerte (Ruszo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 1004, au paragraphe 33, [2013] ACF no 1099 (QL)).

[76] Contrairement à l’argument de la demanderesse, la SAR et la SPR n’ont pas évoqué le fait que l’Argentine est une démocratie comme substitut à la notion de protection de l’État, mais ont bien examiné les documents sur les conditions dans le pays.

[Non souligné dans l’original.]

[69] Comme l’a également déclaré le juge Grammond dans la décision AB c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 237, « le décideur ne peut se borner à souligner les efforts déployés par un pays étranger pour corriger ses lacunes en matière de services de police et de justice pénale […] » lorsque la protection de l’État n’est pas disponible. « Ces efforts doivent se refléter dans des mesures adéquates sur le plan fonctionnel » (au para 17).

(2) Analyse

[70] En l’espèce, selon le critère énoncé dans l’arrêt Villafranca, l’agent a commis des erreurs susceptibles de contrôle. L’examen qu’il a fait pour évaluer les « efforts sérieux » déployés par Sainte-Lucie en vue de protéger ses citoyens et pour « mesurer le caractère adéquat de la protection de l’État » était déraisonnable.

[71] En ce qui concerne la protection de l’État, le demandeur fait valoir premièrement que Sainte-Lucie ne peut offrir une protection valide sur le plan opérationnel puisque l’État criminalise les activités homosexuelles. La présomption relative à la protection de l’État est réfutée parce que la criminalisation des activités homosexuelles entraîne une stigmatisation des personnes appartenant à la communauté LGBTQ+ et influence le comportement des membres de la société.

[72] Deuxièmement, le demandeur soutient qu’il s’est bien présenté à trois reprises dans un poste de police. Après avoir été menacé par des hommes armés, il a demandé l’intervention des policiers, ceux-ci lui ont répondu ne pas pouvoir aider « des gens comme [lui] ». Les hommes armés sont revenus lui faire des menaces plus tard en ajoutant que, s’il ne partait pas, ils reviendraient l’achever. Le demandeur est retourné voir la police, cette fois avec sa mère et son beau-père, mais il n’a reçu encore une fois aucune aide des policiers. D’après le demandeur, la réponse des policiers, soit qu’ils n’aidaient pas les gens comme lui, prouve l’inefficacité de la protection de l’État, ce qui concorde avec la preuve sur les conditions dans le pays concernant le traitement défavorable des personnes LGBTQ+ à Sainte-Lucie.

[73] Le demandeur affirme en outre que l’agent s’est fondé à tort sur l’existence de la Loi sur la violence familiale et des lois en matière d’emploi qui protègent les personnes LGBTQ+ pour conclure que l’État offrait effectivement une protection au demandeur. Étant donné que sa demande est fondée sur les risques de persécution auxquels il est exposé en tant que personne bisexuelle et non sur la violence familiale ou la discrimination en milieu de travail, le demandeur estime que cette information utilisée par l’agent ne tient pas compte de ses observations concernant la protection de l’État sur le plan opérationnel ni des éléments de preuve qu’il a présentés à cet égard.

[74] Selon le défendeur, les motifs fournis montrent que l’agent a dûment analysé la protection de l’État. Comme l’a précisé l’agent, Sainte-Lucie est une démocratie et, conformément à l’arrêt Kadenko, les personnes vivant dans un pays démocratique doivent s’acquitter d’un fardeau plus lourd pour établir l’absence de protection de l’État : elles doivent aller plus loin que de simplement démontrer qu’elles se sont adressées à la police et que leurs démarches ont été infructueuses.

[75] Le défendeur souligne le peu d’éléments de preuve démontrant que l’État ne fait rien pour protéger la communauté LGBTQ+. Il rappelle que l’agent a mentionné dans sa décision que la police de Sainte-Lucie prenait des mesures pour régler les problèmes liés au traitement des membres de la communauté LGBTQ+.

[76] En dernier lieu, le défendeur fait valoir également que le demandeur ne montre pas en quoi les éléments de preuve qu’il a présentés contredisent la conclusion selon laquelle il bénéficierait d’une protection adéquate de la part de l’État à Sainte-Lucie.

[77] Comme je le mentionne plus haut, la protection offerte par l’État à la communauté LGBTQ+ à Sainte-Lucie doit être analysée sur le plan opérationnel et doit être « réelle et adéquate » (Lakatos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 367 au para 21). L’agent ne pouvait pas simplement souligner les efforts de l’État sans réellement se demander si la protection offerte était adéquate.

[78] L’agent a laissé entendre dans ses motifs que le fardeau de la preuve qui incombe au demandeur est directement proportionnel au degré de démocratie atteint chez l’État en cause et que ce fardeau est plus élevé dans le cas de Sainte-Lucie puisque le pays est [traduction] « une démocratie parlementaire multipartite où les élections sont considérées comme étant libres et équitables par les observateurs externes ». Bien que je sois d’accord avec l’agent sur ce point, je suis d’avis que la démocratie ne doit pas servir de substitut à la notion de protection de l’État et que l’agent aurait quand même dû procéder à une analyse appropriée de la protection offerte par l’État sur le plan opérationnel (Alassouli c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 998 au para 42). En l’espèce, la décision ne comporte pas d’analyse de la protection offerte par l’État sur le plan opérationnel ni de preuve des mesures prises par l’État pour lutter contre la discrimination à l’endroit de la communauté LGBTQ+. En fait, les éléments de preuve semblent démontrer le contraire. L’article CC133 criminalise encore les relations homosexuelles et des politiciens ont exprimé leur volonté de résister à toute pression visant à faire abroger cette disposition. Par conséquent, aucune analyse n’a été menée sur la façon dont, malgré la criminalisation des relations homosexuelles, l’État offre une protection adéquate sur le plan opérationnel, surtout compte tenu de la preuve présentée en l’espèce et de l’information figurant dans les sources couramment citées.

[79] De plus, si l’agent avait appliqué le bon critère juridique, il est possible que le décideur aurait reconnu que le demandeur avait réfuté la présomption relative à la protection de l’État puisqu’il avait tenté à plusieurs reprises d’obtenir l’aide de la police, sans succès étant donné que les policiers n’aident pas les gens « comme lui », et qu’il avait donc « suffisamment essayé » (ce qui répond à l’exigence énoncée dans l’arrêt Kadenko). Aucun élément de preuve ne permet de penser que ces efforts en vue d’obtenir une protection n’étaient pas crédibles ou réels.

[80] Dans la décision Dafku, la Cour a conclu que le défaut de l’agent d’examiner la preuve concernant le refus de la police d’aider le demandeur constituait une erreur susceptible de contrôle :

[25] À mon avis, la preuve du demandeur selon laquelle des policiers l’ont averti lorsqu’il se confinait chez lui qu’ils ne pouvaient pas le protéger et l’autre preuve par affidavit faisant état d’efforts infructueux pour résoudre la vendetta étaient très pertinentes pour l’analyse de la protection de l’État qui devait être faite – à la fois pour établir si une protection était offerte au demandeur dans les circonstances et pour établir si ce dernier avait réfuté la présomption de la protection de l’État. Le fait pour l’agent de ne pas avoir examiné cette preuve constitue une erreur susceptible de contrôle.

[81] Par conséquent, les motifs de l’agent concernant la disponibilité de la protection de l’État sur le plan opérationnel et le caractère adéquat de cette protection dans le cas du demandeur ne sont pas suffisamment intelligibles ou transparents. La décision est donc déraisonnable.

[82] En l’espèce, le demandeur a présenté des éléments de preuve sur sa déficience intellectuelle (son QI est évalué à 68, soit l’équivalent d’un élève de quatrième année) qui ont été admis par l’agent. Pour obtenir la protection de l’État, le demandeur doit donc demander la protection de la police à un autre moment, malgré sa déficience intellectuelle, et se reconnaître par le fait même coupable d’un crime, étant donné que l’homosexualité demeure un acte criminel dénoncé à l’article CC133. Autrement dit, le demandeur devrait avouer qu’il est un criminel et qu’il appartient à la communauté LGBTQ+, avec l’opprobre social qui accompagne ce genre d’aveu à Sainte-Lucie.

[83] De surcroît, comme j’en fais état ci-dessus, l’agent a mené ses propres recherches sans en faire part au demandeur. L’agent a effectué une analyse sélective de la preuve issue de ces recherches et ne s’est pas attaqué aux éléments de preuve contradictoires. Bien que l’article CC133 soit rarement appliqué, il n’y a aucune preuve « unanime » qu’il ne l’est effectivement jamais.

[84] L’agent a avancé une justification erronée en affirmant que la protection de l’État serait offerte au demandeur au titre de la Loi sur la violence familiale promulguée par Sainte-Lucie, qui dispose que son application ne doit donner lieu à aucune discrimination fondée sur l’orientation sexuelle. Or la demande d’ERAR en l’espèce n’a rien à voir avec la violence familiale et, par conséquent, l’existence de cette loi n’apporte aucune aide au demandeur et ne signifie pas que la protection de l’État est adéquate sur le plan opérationnel.

[85] L’agent s’est également appuyé sur les dispositions en matière de travail de Sainte-Lucie, mais l’ERAR en cause ne se rapportait pas non plus à l’emploi. Même si ce genre de preuve pouvait servir à montrer les « efforts » déployés par l’État à Sainte-Lucie pour améliorer la situation des membres de la communauté LGBTQ+, comme il est mentionné dans l’arrêt Villafranca, elle ne témoigne pas d’une protection adéquate de l’État sur le plan opérationnel, ce qui est exigé dans la décision Bito. Par conséquent, si le demandeur devait, comme l’agent le laisse entendre, s’adresser aux autorités dans ces circonstances pour obtenir une forme de protection, il admettrait en quelque sorte avoir commis un crime. Il est déraisonnable de l’y obliger en l’espèce, vu sa capacité intellectuelle à comprendre la nature du contexte juridique et social de l’interdiction criminelle, et compte tenu de ses tentatives antérieures qui n’ont donné lieu à aucune forme de protection.

[86] Le demandeur a présenté des éléments de preuve concernant la protection inefficace offerte par l’État et, ainsi que l’a déclaré le juge Brown au paragraphe 32 de la décision Aslan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1165, un décideur ne peut pas se concentrer sur « un aspect » d’un élément de preuve particulier, « mais […] complètement écart[er] le fait non contesté ». Dans la présente affaire, le « fait non contesté » est que la bisexualité est une infraction criminelle et que la communauté LGBTQ+ n’est pas soutenue par la société dans son ensemble. Autre fait non contesté : le demandeur n’a pas reçu une protection adéquate de l’État lorsqu’il l’a demandée. Malheureusement, au lieu d’évaluer ces éléments de preuve, l’agent a plutôt entrepris ses propres recherches et conclu que les sources de renseignements indiquaient « unanimement » que l’article CC133 n’était pas appliqué. Cette conclusion ne peut que porter à croire que l’agent n’a pas analysé des éléments de preuve contraires présentés par le demandeur.

[87] Comme je l’ai déclaré dans la décision Ehigiator c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 308, aux paragraphes 51 et 71 à 73, notre Cour peut inférer que l’agent a choisi certains éléments de preuve de façon sélective et n’a pas tenu compte de faits contradictoires. En concluant que les renseignements recueillis indiquaient « unanimement » que l’article CC133 n’était pas appliqué, l’agent a tiré une conclusion de fait erronée, non seulement parce qu’elle est inexacte, mais aussi parce qu’elle ne justifie pas à elle seule de prononcer une décision défavorable à l’endroit du demandeur. Cette conclusion ne tenait pas compte de l’ensemble de la preuve, et l’agent n’a pas expliqué pourquoi les éléments de preuve contraires fournis par le demandeur et portant sur une question fondamentale n’étaient pas suffisants pour justifier une issue différente (Gill c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 934 au para 40; Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF), [1998] ACF no 1425 au para 15; Barril c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 400 au para 17). Tel qu’il est indiqué au paragraphe 126 de l’arrêt Vavilov : « [l]e caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte ».

[88] La conclusion de l’agent, soit que l’article CC133 n’est pas appliqué, a porté atteinte au droit du demandeur à l’équité procédurale. Il était également déraisonnable de s’appuyer sur cette conclusion et sur d’autres éléments de preuve qui n’ont pas été divulgués au demandeur pour affirmer que l’État offre une protection adéquate.

VI. Conclusion

[89] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie et l’affaire sera renvoyée à un autre agent pour nouvel examen conformément aux présents motifs.

[90] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-9335-22

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision relative à l’ERAR est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

  3. Aucune question n’a été soulevée aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.

« Guy Régimbald »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-9335-22

INTITULÉ :

KEIRAN CURTIS ST. BRICE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 JUIN 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE RÉGIMBALD

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 24 AOÛT 2023

COMPARUTIONS :

Christian Julien

POUR LE DEMANDEUR

Stephen Jarvis

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mamann, Sandaluk & Kingwell LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.