Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20230829


Dossier : IMM-5445-22

Référence : 2023 CF 1165

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 29 août 2023

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

Elizabeth Yetunde ELUWOLE

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Mme Elizabeth Yetunde Eluwole [la demanderesse] est une citoyenne du Nigéria. Elle est arrivée au Canada en 2015 et a demandé l’asile. Sa demande d’asile a été rejetée en 2017, son appel a été rejeté en 2018 et sa demande d’autorisation de contrôle judiciaire a été rejetée par la Cour en 2019.

[2] La demanderesse a une enfant née au Canada, Jemima, qui a maintenant sept ans et qui a passé toute sa vie au Canada. En plus d’élever sa fille seule, la demanderesse a travaillé de façon intermittente depuis son arrivée au Canada, notamment dans un établissement de soins de longue durée depuis 2019.

[3] Le 25 juin 2021, la demanderesse a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], en invoquant son établissement au Canada, l’intérêt supérieur de l’enfant, les difficultés et les conditions défavorables au Nigéria. Dans une décision datée du 25 mai 2022, un agent d’immigration [l’agent] a rejeté sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de cette décision [la décision contestée].

[4] Je juge que la décision contestée est déraisonnable, car l’agent a commis une erreur dans son analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant.

II. Les questions en litige et la norme de contrôle

[5] La demanderesse soulève trois questions :

  1. L’agent a-t-il commis une erreur dans son analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant?

  2. L’agent a-t-il déraisonnablement évalué l’établissement de la demanderesse?

  3. L’agent a-t-il manqué à l’équité procédurale en s’appuyant sur la preuve extrinsèque sans donner à la demanderesse la possibilité d’y répondre?

[6] Les parties conviennent que la décision contestée est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[7] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Il incombe au demandeur de démontrer que la décision est déraisonnable (Vavilov, au para 100). Avant de pouvoir infirmer la décision pour ce motif, « la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

III. Analyse

[8] À mon avis, la question déterminante est celle de savoir si l’agent a commis une erreur dans son analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant.

[9] Le paragraphe 11(1) de la LIPR exige que tous les étrangers qui souhaitent résider de façon permanente au Canada présentent une demande et obtiennent un visa avant d’entrer au Canada. Le paragraphe 25(1) de la LIPR permet aux étrangers de demander au ministre une dispense des exigences habituelles de la LIPR pour des considérations d’ordre humanitaire, une réparation en equity de nature discrétionnaire.

[10] Au paragraphe 33 de l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], la Cour suprême du Canada a mis en garde les agents contre l’application de la notion de « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » d’une manière qui restreint leur faculté d’examiner et de soupeser toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes. Les agents doivent plutôt permettre au paragraphe 25(1) de remplir avec souplesse ses objectifs en equity.

[11] En ce qui concerne l’intérêt supérieur de l’enfant, la Cour suprême a affirmé ce qui suit au paragraphe 39 de l’arrêt Kanthasamy :

Par conséquent, la décision rendue en application du par. 25(1) sera jugée déraisonnable lorsque l’intérêt supérieur de l’enfant qu’elle touche n’est pas suffisamment pris en compte (Baker, par. 75). L’agent ne peut donc pas se contenter de mentionner qu’il prend cet intérêt en compte (Hawthorne, par. 32). L’intérêt supérieur de l’enfant doit être « bien identifié et défini », puis examiné « avec beaucoup d’attention » eu égard à l’ensemble de la preuve (Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 4 C.F. 358 (C.A.), par. 12 et 31; Kolosovs c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 165, par. 9-12 (CanLII)).

[12] Dans sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, la demanderesse a fait valoir qu’il était dans l’intérêt supérieur de Jemima que la dispense soit accordée pour quatre raisons principales :

  • a.Comme Jemima ne pouvait pas être vaccinée en raison de son jeune âge à l’époque, elle risquerait de contracter la COVID-19 au Nigéria;

  • b.Jemima subirait une mutilation de ses organes génitaux au Nigéria, car, sans la protection d’un homme, la demanderesse serait incapable de la protéger;

  • c.Jemima n’est jamais allée au Nigéria et ne parle pas les diverses langues qui y sont parlées;

  • d.Jemima serait exposée à des difficultés, notamment celle d’être séparée de sa communauté religieuse et de ses amis au Canada.

[13] Dans la décision contestée, l’agent a rejeté ces arguments et conclu qu’il serait dans l’intérêt supérieur de Jemima de rester avec sa mère. Cependant, il a conclu que [traduction] « la preuve ne suffi[sait] pas à démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’un départ du Canada avec sa mère compromet[trait] l’intérêt supérieur de Jemima ».

[14] En tirant une telle conclusion, l’agent a commis une erreur.

[15] Comme point de départ, plutôt que d’examiner ce qui serait dans l’intérêt supérieur de Jemima, dont le fait de rester au Canada avec sa mère, l’agent a inversé l’analyse et conclu que l’intérêt supérieur de Jemima [traduction] « ne serait pas compromis » si elle quittait le Canada avec sa mère.

[16] Dans la décision Osun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 295 [Osun], aux paragraphes 23 et 24, le juge Diner a mis en garde contre le fait d’entremêler l’analyse des difficultés et l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant :

[23] Cela ne veut pas dire pour autant que la présence ou l’absence de difficultés en cas de départ du Canada et de retour au pays d’origine ne peut occuper une place centrale dans l’analyse de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. En fait, il s’agit souvent de l’un des principaux facteurs à prendre en considération dans une telle analyse. Il faut cependant, au moment de l’intégrer dans cet ensemble, distinguer chacun des éléments, et éviter de le déguiser ou de le confondre avec d’autres – en particulier lorsqu’il s’agit de l’intérêt supérieur de l’enfant. Ainsi que l’écrivait la juge Abella au paragraphe 41 de l’arrêt Kanthasamy, comme « “[l]es enfants méritent rarement, sinon jamais, d’être exposés à des difficultés”, la notion de “difficultés inhabituelles et injustifiées” ne saurait généralement s’appliquer aux difficultés alléguées par un enfant à l’appui de sa demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire (Hawthorne, par. 9[)]. Il faut une distinction plus nette pour permettre à la cour de révision d’établir si le décideur a raisonnablement pris en considération tous les facteurs applicables.

[24] En résumé, s’il est vrai que le critère des difficultés peut peser lourd dans l’évaluation d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, il faut expliquer l’application de ce critère pour justifier le résultat. Une analyse des difficultés entremêlée à une analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant (et qu’il est impossible de distinguer) ne remplit pas l’exigence de transparence, parce que la Cour ne peut évaluer le poids respectif attribué à ces facteurs.

[Non souligné dans l’original.]

[17] Au paragraphe 20 de la décision Osun, le juge Diner a cité l’analyse de l’agent concernant l’intérêt supérieur des enfants et, au paragraphe 21, il a conclu qu’elle « ressembl[ait] fort à une analyse des difficultés » parce que le point de départ de l’analyse était de savoir s’il serait difficile de quitter le Canada. Il a été conclu qu’il s’agissait de l’une des erreurs cumulatives qui ont rendu la décision déraisonnable (au para 27).

[18] Dans la présente affaire, l’agent a semblé admettre que Jemima accompagnerait la demanderesse au Nigéria si cette dernière devait être renvoyée du Canada parce que son union de fait avec le père de Jemima avait pris fin. Dans son analyse, il a ensuite examiné les raisons pour lesquelles un départ du Canada à destination du Nigéria ne compromettrait pas l’intérêt supérieur de Jemima. Nulle part dans la décision contestée l’agent n’a précisé ce qui était dans l’intérêt supérieur de l’enfant.

[19] L’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant « ressemble fort à une analyse des difficultés », car l’agent y a par exemple conclu que [traduction] « la preuve ne suffisait pas à établir que Jemima serait affectée par une réinstallation ou qu’elle se heurterait à des obstacles à son intégration au Nigéria » et que [traduction] « la preuve ne suffisait pas à démontrer que Jemima serait incapable de s’adapter au Nigéria ». Ces conclusions indiquent que l’analyse a été effectuée sous l’angle des difficultés.

[20] Je conclus également que l’agent a commis deux erreurs dans son analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant parce qu’il n’a pas examiné la preuve de façon appropriée.

[21] Premièrement, la demanderesse, citant la décision Mitchell c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 190 [Mitchell], soutient que l’agent s’est livré à des conjectures lorsqu’il a conclu qu’elle et Jemima pourraient compter sur le soutien de leur famille élargie au Nigéria, car la preuve n’étayait pas une telle conclusion. Bien que les faits de l’affaire Mitchell soient différents, je suis d’avis que l’agent a commis une erreur semblable lorsqu’il a conjecturé que la demanderesse pourrait compter sur le soutien de sa famille élargie, car la preuve n’étayait pas une telle affirmation.

[22] Deuxièmement, dans sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, la demanderesse a fait valoir que Jemima n’était jamais allée au Nigéria et qu’elle ne connaissait pas les diverses langues qui y étaient couramment parlées. Se fondant sur ses recherches extrinsèques, l’agent a constaté que l’anglais était la langue officielle au Nigéria et la langue d’enseignement dans le système d’éducation nigérian. Présumant que Jemima parle anglais, l’agent a ensuite conclu que la preuve ne suffisait pas à établir qu’elle serait affectée par une réinstallation ou qu’elle se heurterait à des obstacles à son intégration au Nigéria. Toutefois, à l’audience, la demanderesse a fait valoir qu’elle n’avait jamais affirmé que les intérêts de Jemima seraient compromis parce qu’elle ne parle pas anglais, mais plutôt qu’ils le seraient parce qu’elle ne connaît pas les diverses langues parlées au Nigéria, et je suis d’accord. Soit l’agent a mal interprété la preuve et les observations qui lui avaient été présentées, soit il n’a simplement pas examiné cette question en particulier.

[23] Le défendeur soutient que l’agent a été réceptif et sensible à l’intérêt supérieur de l’enfant et qu’il a raisonnablement conclu, en examinant les facteurs requis, que la preuve ne suffisait pas à étayer les arguments avancés à propos de l’intérêt supérieur de l’enfant. Il ajoute que la demanderesse veut simplement que les facteurs liés à l’intérêt supérieur de l’enfant soient appréciés de nouveau et en sa faveur, et il rappelle que, bien que l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant soit importante, elle est contextuelle et non déterminante dans l’examen d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire : Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125 au para 12; Louisy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 254 au para 11.

[24] Je suis d’accord pour dire que l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant est contextuelle et que la preuve et les observations de la demanderesse concernant l’intérêt supérieur de l’enfant étaient plutôt limitées. Toutefois, compte tenu des erreurs cumulatives que l’agent a commises dans son analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant à la lumière de la preuve, je conclus qu’il n’a pas été réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur de Jemima. Par conséquent, la décision contestée dans son ensemble ne peut être maintenue (Kanthasamy, au para 39).

IV. Conclusion

[25] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

[26] Il n’y a pas de question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5445-22

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

  2. Il n’y a pas de question à certifier.

« Avvy Yao-Yao Go »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5445-22

 

INTITULÉ :

ELIZABETH YETUNDE ELUWOLE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 AOÛT 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GO

 

DATE DES MOTIFS :

LE 29 AOÛT 2023

 

COMPARUTIONS :

Cemone Morlese

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Diane Gyimah

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cemone Morlese

Mamann, Sandaluk & Kingwell

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.