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Date : 20230830


Dossier : IMM-1429-22

Référence : 2023 CF 1174

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 30 août 2023

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

KASHIF RAZA MIAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] M. Kashif Raza Mian [le demandeur] est un citoyen du Pakistan et était propriétaire d’une entreprise à Lahore. Le demandeur est né sunnite et s’est converti à la secte chiite de l’islam en 2016. Après sa conversion, il a vendu des biens à prix réduit pour un centre communautaire chiite et il a participé à la planification d’évènements et aux pratiques chiites.

[2] En août 2018, le demandeur a été volé par des membres du Lashkar‑e‑Jhangvi [LeJ]. Il a signalé l’incident à la police. Plus tard, il s’est fait dire que le LeJ était au courant de sa conversion et menaçait de le tuer. Le demandeur s’est caché à Gujarat, mais il croit que la police a aidé le LeJ à le retrouver. Le demandeur est arrivé au Canada en octobre 2018 et a présenté une demande d’asile au motif qu’il craignait d’être persécuté par le LeJ.

[3] La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté la demande d’asile du demandeur au motif qu’il disposait une possibilité de refuge intérieur [PRI] viable à Hyderabad. Dans une décision du 3 février 2022, la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur disposait d’une PRI et qu’il n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la décision].

[4] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision. Je rejette la demande puisque je conclus que le demandeur n’a relevé aucune erreur susceptible de contrôle dans la décision.

II. Questions en litige et norme de contrôle

[5] Le demandeur soutient que la SAR a commis une erreur dans son analyse de la PRI en interprétant de manière erronée ou en ignorant des éléments de preuve concernant 1) une affaire antérieure de la SAR présentée en appel et 2) le premier volet de l’analyse de la PRI en général.

[6] Les parties conviennent que la décision est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[7] Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, au para 85. La question de savoir si une décision est raisonnable dépend du contexte administratif pertinent, du dossier dont disposait le décideur et de l’incidence de la décision sur ceux qui en subissent les conséquences : Vavilov, aux para 88-90, 94 et 133-135.

[8] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit établir qu’elle comporte des lacunes suffisamment capitales ou importantes : Vavilov, au para 100. Les erreurs que comporte une décision ou les préoccupations qu’elle soulève ne justifient pas toutes l’intervention de la Cour. La cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve dont disposait le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, elle ne doit pas modifier les conclusions de fait tirées par celui-ci : Vavilov, au para 125. Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ni accessoires par rapport au fond de la décision, ni constituer une « erreur mineure » : Vavilov, au para 100.

III. Analyse

[9] Le demandeur n’a pas soulevé tous ses arguments à l’audience, mais a continué à s’appuyer sur ses observations écrites. J’examinerai donc tous les principaux arguments du demandeur.

A. La SAR n’a pas commis d’erreur en refusant de suivre l’une de ses décisions antérieures

[10] En appel devant la SAR, le demandeur a présenté une décision antérieure de la SAR qui, selon lui, faisait droit à l’appel d’une personne se trouvant dans une situation semblable : X (Re), 2020 CanLII 93765 [X (Re)]. Bien qu’elle ne soit pas liée par cette décision, la SAR a examiné la décision X (Re), mais elle a décidé de ne pas la suivre.

[11] Devant la Cour, le demandeur fait valoir que la SAR a fait abstraction de manière déraisonnable de l’importance de l’affaire X (Re) en comparant le rôle joué par les appelants dans cette affaire à celui du demandeur. Le demandeur affirme que les circonstances sous-jacentes étaient comparables, à savoir qu’il s’agissait d’hommes d’affaires éminents qui occupaient des positions importantes au sein de la communauté chiite, et il souligne que l’appelant dans l’affaire X (Re) a également fait don d’un terrain pour un lieu de culte chiite.

[12] J’estime que les arguments du demandeur ne sont pas fondés.

[13] La SAR a examiné la décision X (Re) et a fait remarquer que la décision s’appuyait sur un cartable national de documentation [CND] sur le Pakistan daté du 29 mars 2019, qui n’était pas identique aux CND plus récents que la SAR a jugé pertinent de prendre en considération en l’espèce.

[14] La SAR a en outre reconnu la possibilité pour une personne de ne pas avoir de PRI viable au Pakistan si elle craint une organisation comme le LeJ, mais elle a estimé qu’il y avait d’importantes différences entre les circonstances et le profil des appelants dans l’affaire X (Re) et ceux du demandeur. Par exemple, la SAR a fait remarquer que les demandeurs d’asile dans la décision X (Re) avaient eu des ennuis avec le LeJ pendant plusieurs années et sur plusieurs générations, qu’ils avaient fait l’objet d’une fatwa en bonne et due forme et qu’ils avaient donné, et non pas vendu, leur bien foncier. De plus, il ne ressort pas des motifs de la décision citée le rôle que les demandeurs d’asile jouaient dans la communauté chiite locale.

[15] Ainsi, contrairement à ce qu’affirme le demandeur, la SAR a bel et bien examiné l’affaire X (Re), mais a finalement considéré que les faits étaient différents de ceux de la présente affaire. Les motifs pour lesquels la SAR n’a pas suivi la décision X (Re) étaient intelligibles et se fondaient de manière raisonnable sur les éléments de preuve dont elle disposait.

B. La SAR a effectué une analyse raisonnable de la PRI

[16] Le critère à deux volets à appliquer pour déterminer l’existence d’une PRI viable est bien établi. Le décideur doit être convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que 1) le demandeur ne risque pas sérieusement d’être persécuté dans la ville proposée comme PRI et que 2) la situation dans la ville proposée comme PRI est telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’y chercher refuge compte tenu de toutes les circonstances : Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CA) à la p 711; Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 (CA) à la p 597.

[17] En ce qui concerne le premier volet, la SAR a conclu à l’absence de possibilité sérieuse de persécution à Hyderabad parce qu’à son avis, l’agent de persécution a les moyens de poursuivre le demandeur, mais n’a pas la motivation de le faire. En ce qui concerne le deuxième volet de l’analyse de la PRI, que le demandeur ne conteste pas devant la Cour, la SAR a conclu que la ville proposée comme PRI était raisonnable compte tenu de toutes les circonstances.

[18] Le demandeur conteste l’analyse faite par la SAR du premier volet du critère, en soulignant qu’il n’a qu’à réfuter l’un ou l’autre des volets, car les deux volets doivent être satisfaits pour conclure à l’existence d’une PRI viable : Ogundairo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 612 au para 19. Le demandeur, qui renvoie à la décision Nimako c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 540 au paragraphe 7 et à la décision Ocampo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1058 au paragraphe 24, fait valoir que pour le premier volet, il convient de déterminer si l’agent de persécution a à la fois « les moyens et la motivation » de retrouver le demandeur.

[19] Le demandeur renvoie la Cour à la décision Ramirez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 967 [Ramirez] en ce qui concerne l’approche à adopter pour évaluer le premier volet du critère relatif à la PRI lorsqu’il s’agit d’agents de persécution qui sont des organisations, et il rappelle la conclusion de la Cour au paragraphe 14 :

[14] Je suis d’accord avec les demandeurs pour dire qu’il y a amplement de preuves dans le dossier de collusion entre la police et les organisations criminelles, y compris Los Zetas, et de la force de Los Zetas. Même si Los Zetas est moins forte que les années précédentes, on ne peut pas dire qu’il s’agit d’une organisation faible qui ne serait pas en mesure de retracer les demandeurs et de prendre contact avec eux si elle le désirait.

[20] Je suis d’avis que la décision Ramirez n’est pas pertinente, car je remarque que le passage cité ci-dessus porte davantage sur la recherche de « moyens » pour un agent de persécution qui est une organisation. Dans la présente affaire, la SAR a convenu que le LeJ avait les moyens de retrouver le demandeur.

[21] Le demandeur s’appuie également sur la décision Ahmed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1157, pour avancer que les conclusions de la SAR concernant la PRI doivent concorder avec la preuve du demandeur lorsque cette preuve est acceptée comme étant crédible : aux para 76-77.

[22] Plus précisément, le demandeur conteste l’interprétation qu’a faite la SAR de son profil lorsqu’elle a évalué l’intérêt du LeJ à le poursuivre. Le demandeur réitère son argument selon lequel la SAR n’a pas tenu compte de son profil d’homme d’affaires éminent qui pratique la religion chiite, et de l’acte blasphématoire qu’il a commis en vendant une propriété qu’il possédait à un prix réduit pour la construction d’un centre communautaire chiite. Le demandeur affirme que, pour ces raisons, il est considéré comme une personne très en vue dans sa communauté et il est exposé à un risque accru de persécution à Hyderabad. Le demandeur soutient en outre que, parce que la SAR a fait une évaluation déraisonnable de son profil, elle n’a pas examiné la possibilité que le LeJ utilise le système d’enregistrement des locataires pour le retrouver.

[23] Je ne suis pas de cet avis.

[24] Comme le soutient le défendeur, la SAR a reconnu la position du demandeur en ce qui concerne son profil en tant qu’homme d’affaires et personne récemment convertie, mais a estimé que la preuve était insuffisante pour établir que ce profil motiverait le LeJ à utiliser ses ressources pour le cibler dans la ville proposée comme PRI. Le défendeur fait valoir que le demandeur n’a pas présenté d’éléments de preuve permettant de réfuter la conclusion de la SAR selon laquelle le risque auquel le demandeur était exposé se limitait à sa région locale de Lahore, et je suis d’accord avec lui.

[25] Le demandeur conteste également la façon dont la SAR a évalué la preuve objective. Le demandeur soutient que, selon le CND en date du 23 février 2022, le LeJ est présent dans l’ensemble du Pakistan et dans la province de Sindh, bien qu’Hyderabad ne soit pas un bastion du LeJ. Le demandeur souligne également les liens du LeJ avec d’autres groupes terroristes dans la région d’Hyderabad et mentionne la description du LeJ comme étant [traduction] « l’une des organisations les plus secrètes au monde ». De plus, le demandeur renvoie à une source qui fait état d’une [traduction] « augmentation de la criminalité » à Hyderabad. Le demandeur mentionne un article du 13 août 2021 tiré du CND dans lequel il est annoncé que le Tehreek-e-Taliban Pakistan [TTP] a fusionné avec un ancien groupe djihadiste affilié à Al-Qaïda, qui a rejoint les autres groupes djihadistes qui font partie du TTP, notamment une faction du LeJ.

[26] Le défendeur soutient que les éléments de preuve tirés du CND et présentés par le demandeur sont d’une utilité limitée. Par exemple, le défendeur relève que le profil du demandeur n’est pas celui d’un [traduction] « politicien de haut niveau », un profil qui était mentionné dans le CND comme étant une cible du LeJ. Par ailleurs, le défendeur fait valoir que le fait de renvoyer à la situation sur le plan de la sécurité à Hyderabad n’est pas probant pour déterminer si le LeJ a la motivation de le prendre pour cible. Le défendeur soutient donc que les éléments de preuve documentaire présentés n’ont aucune incidence sur la demande d’asile du demandeur et ne l’emportent pas sur les conclusions de la SAR.

[27] À mon avis, le demandeur n’a tout simplement pas démontré de lacunes dans l’évaluation de la SAR. Le simple fait de renvoyer au CND, sans en expliquer la pertinence en l’espèce, ne suffit pas à rendre la décision déraisonnable.

[28] Le demandeur soutient que la conclusion de la SAR selon laquelle le LeJ n’a pas continué de proférer des menaces à l’encontre du demandeur ou de sa famille depuis le départ du demandeur du Pakistan n’est pas raisonnable puisqu’il n’était tout simplement pas au courant des menaces.

[29] Je rejette cet argument. Comme l’a relevé la SAR, il ressort des éléments de preuve que l’épouse et les enfants du demandeur, ainsi que ses parents et son frère, habitent tous à l’ancien domicile du demandeur à Lahore. La SAR a conclu que le demandeur n’avait pas démontré que le LeJ souhaitait retrouver sa famille et qu’il était plus probable que le contraire que le LeJ ne soit pas actuellement en quête de vengeance pour cette vente foncière. Cette conclusion était fondée sur le fait que le demandeur n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour établir que sa famille était encore prise pour cible et faisait encore l’objet de menaces, ce qui est un facteur pertinent lors de l’évaluation d’une PRI : Gutierrez Torres c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 165 au para 30.

[30] Le demandeur conteste également l’affirmation selon laquelle la SAR aurait traité l’observation du demandeur concernant son ami chiite assassiné en 2020 comme un incident local. Le demandeur affirme que son ami était lui aussi un homme d’affaires engagé dans la communauté chiite, et que l’incident devrait être examiné sur le plan national parce qu’il est important pour l’ensemble de la communauté chiite.

[31] La SAR a bien examiné les observations du demandeur, mais elle a conclu que rien ne prouvait que le meurtre de son ami avait un lien avec le demandeur, si ce n’est qu’ils avaient travaillé dans le même centre communautaire chiite local. La SAR a également souligné que le meurtre était un incident local. Compte tenu des éléments de preuve, ou de leur absence, la conclusion de la SAR était raisonnable.

C. Les autres arguments du demandeur lors de l’audience

[32] Au cours de l’audience, le demandeur a également soutenu que la SAR n’avait pas compris que le LeJ était une organisation « secrète » ayant des liens avec d’autres organisations terroristes, et qu’elle aurait donc la motivation nécessaire pour retrouver le demandeur. Je rejette cet argument, car il n’est pas fondé. Ce n’est pas parce que l’organisation est « secrète » qu’il est plus ou moins probable que le LeJ prenne le demandeur comme cible. Il incombe au demandeur de démontrer l’existence d’un risque prospectif dans la ville proposée comme PRI.

[33] Le demandeur a également tenté de démonter d’autres aspects de la décision en suggérant que la SAR [traduction] « avait coupé les cheveux en quatre » lorsqu’elle a conclu que le demandeur n’avait pas affirmé qu’il craignait d’être persécuté de manière générale en raison de sa foi, mais qu’il craignait d’être persécuté parce qu’il était la cible d’une organisation terroriste en raison de sa foi. Je souligne toutefois que les conclusions de la SAR étaient fondées sur le récit du demandeur lui-même. Je suis également d’accord avec le défendeur pour dire que la Cour devrait évaluer la décision à la lumière des observations du demandeur à la SAR : Vavilov, au para 96.

[34] Dans la présente affaire, la SAR a clairement et minutieusement examiné toutes les observations du demandeur.

[35] Finalement, le demandeur a soutenu que la conclusion de la SAR était ambivalente lorsqu’elle a reconnu que les éléments de preuve objective étaient partagés quant aux moyens dont disposait le LeJ pour retrouver le demandeur, et lorsqu’elle a fait observer que ce n’est pas parce que le LeJ n’était pas prédominant dans un secteur qu’il n’avait pas la capacité de poursuivre et de prendre pour cible une personne dans ce secteur. À mon avis, aucun de ces arguments ne vient en aide au demandeur, car ils portent tous sur la question des « moyens », alors que la question déterminante pour la SAR était le manque de motivation du LeJ à prendre le demandeur pour cible.

IV. Conclusion

[36] La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[37] Il n’y a pas de question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1429-22

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a pas de question à certifier.

« Avvy Yao‑Yao Go »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :


DOSSIER :

IMM-1429-22

 

INTITULÉ :

KASHIF RAZA MIAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 août 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GO

 

DATE DES MOTIFS :

LE 30 août 2023

 

COMPARUTIONS :

Donald M. Greenbaum

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Charles J. Jubenville

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCAT INSCRIT AU DOSSIER :

Donald M. Greenbaum

Avocats et notaires

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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