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Date : 20230922


Dossier : IMM-7685-22

Référence : 2023 CF 1279

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 22 septembre 2023

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

ASHOK KUMAR

SAMEER KUMAR GILL

MANJEET KAUR

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Ashok Kumar et sa famille demandent l’asile au Canada, alléguant que M. Kumar est menacé par la police au Pendjab, en Inde. Il y a quelques années, M. Kumar, concessionnaire automobile, a vendu une voiture à un autre concessionnaire, mais le transfert du titre de propriété du véhicule n’a pas été enregistré. Lorsque la voiture a été découverte ultérieurement sur les lieux d’un homicide, la police a cru que M. Kumar connaissait les auteurs du crime. M. Kumar a été arrêté, puis interrogé et torturé pour qu’il fasse des aveux; la police l’a relâché uniquement lorsqu’il a payé un pot-de-vin et à condition qu’il accepte de se présenter au poste de police sur demande.

[2] Dans une décision du 18 juillet 2022, la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la CISR] a conclu que la famille pouvait raisonnablement se réfugier à Mumbai en toute sécurité. En raison de l’existence de cette possibilité de refuge intérieur [la PRI], la famille ne satisfait pas à la définition de réfugié au sens de la Convention aux termes de l’article 96 ou à celle de personne à protéger selon le paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Les membres de la famille sollicitent maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SAR, au motif que cette décision était déraisonnable.

[3] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de la SAR est raisonnable. Les demandeurs n’ont pas démontré que la SAR avait omis de tenir compte d’éléments de preuve importants, ou qu’il était déraisonnable de la part de la SAR d’avoir omis de se référer à une autre décision dans laquelle elle avait tiré des conclusions différentes à l’égard de la preuve relative à la situation dans le pays.

[4] La demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée.

II. Questions en litige et norme de contrôle

[5] Les parties s’entendent pour dire que la décision de la SAR est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, et je suis d’accord : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16–17, 23–25 [Vavilov]; Sadiq c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 430 au para 32. Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, au para 85. Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la Cour ne peut apprécier à nouveau la preuve pour en venir à une nouvelle décision. La Cour doit être convaincue que la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » avant de pouvoir l’infirmer : Vavilov, au para 100.

[6] Les demandeurs soutiennent que la conclusion de la SAR selon laquelle ils disposaient d’une PRI à Mumbai était déraisonnable, et ils soulèvent les deux questions suivantes :

  1. La SAR a-t-elle déraisonnablement omis de tenir compte de l’ensemble de la preuve qui lui a été présentée?

  2. La SAR a-t-elle déraisonnablement omis de se référer à une décision antérieure dans laquelle elle avait conclu que la police du Pendjab avait les moyens de retrouver une personne d’intérêt partout en Inde?

[7] Dans leurs observations écrites, les demandeurs ont fait valoir qu’il était déraisonnable de la part de la SAR de ne pas avoir consulté la version à jour du cartable national de documentation [le CND] relatif à l’Inde publié par la CISR. Lors de l’audience, ils ont retiré cet argument, en reconnaissant qu’il n’y avait aucune différence importante entre les versions du CND.

III. Analyse

A. La SAR n’a pas déraisonnablement omis de tenir compte de l’ensemble de la preuve.

[8] La SAR a énoncé le critère à deux volets qui doit être rempli pour conclure que le demandeur d’asile dispose d’une PRI dans son pays : 1) il ne doit exister, selon la prépondérance des probabilités, aucune possibilité sérieuse que le demandeur d’asile soit persécuté ou exposé à l’un des risques prévus à l’article 97 de la LIPR dans l’endroit désigné comme PRI; et 2) il doit être raisonnable pour le demandeur d’asile, compte tenu de toutes les circonstances, y compris celles qui lui sont propres, de s’y réfugier : Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CA) aux pp 709–710; Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 (CA) aux pp 595–597.

[9] Dans son analyse du premier volet du critère, la SAR s’est demandé si les demandeurs continueraient d’être menacés par la police du Pendjab s’ils s’installaient à Mumbai. Elle a conclu qu’ils ne le seraient pas, car la police du Pendjab n’avait pas la motivation de les poursuivre à Mumbai ni les moyens de les retrouver dans cette ville. Quant à la question de la motivation, la SAR a conclu qu’il n’y avait aucune preuve indiquant que la police du Pendjab avait continué à prendre pour cibles les membres de la famille des demandeurs au cours des trois dernières années, y compris ceux qui se trouvaient toujours dans la ville d’origine des demandeurs, et ce, même si M. Kumar n’avait pas respecté les conditions imposées par la police. Elle a donc jugé que les demandeurs n’avaient pas démontré que la police était motivée à les poursuivre à Mumbai, et qu’il n’existait donc ni possibilité sérieuse de persécution ni risque de préjudice dans cette ville.

[10] En ce qui concerne les moyens à la disposition de la police, la SAR a évalué la preuve objective figurant dans le CND publié par la CISR relativement au réseau de suivi des crimes et des criminels [Crime and Criminal Tracking Network and Systems ou CCTNS], au système de vérification des locataires et au système aadhaar de l’Inde. La SAR a convenu avec la Section de la protection des réfugiés [la SPR] que la police du Pendjab ne pouvait pas utiliser ces moyens pour retrouver les demandeurs parce que le nom de M. Kumar n’avait été consigné dans aucune base de données policière après sa détention illégale, que la preuve démontrait que les communications policières entre les États étaient peu fréquentes, et que les données du système aadhaar n’étaient pas communiquées aux services d’enquête criminelle. La SAR a par ailleurs conclu que les demandeurs ne seraient pas retrouvés à Mumbai par l’intermédiaire de leur famille, puisque rien n’indiquait que la police avait interrogé leurs proches qui étaient restés au Pendjab. La SAR a examiné une autre décision que les demandeurs avaient invoquée dans leurs observations et a conclu que les faits étaient complètement différents de ceux de l’espèce.

[11] En ce qui concerne le deuxième volet du critère relatif à la PRI, la SAR a conclu qu’il serait raisonnable pour les demandeurs de s’installer à Mumbai. Les demandeurs ne contestent pas cette conclusion dans la présente demande de contrôle judiciaire.

[12] Les demandeurs soutiennent que le fait que la police du Pendjab n’ait pas cherché à les retracer ne permet pas de conclure qu’elle n’est pas motivée à les retrouver. Ils font valoir que l’arrestation, la détention, ainsi que la prise des empreintes digitales et de photos de M. Kumar par la police démontrent que cette dernière est motivée à le retrouver et qu’il est une personne d’intérêt pour elle, même si aucune accusation officielle n’a été déposée contre lui, notamment dans le contexte de l’enquête sur l’homicide qui avait menée à son arrestation. Dans son évaluation, la SAR a cependant expressément tenu compte du contexte et des mesures que la police avait prises par le passé. Je suis d’accord avec le ministre pour dire que l’argument des demandeurs sur ce point revient essentiellement à demander à la Cour de tirer une conclusion différente sur le fondement de la preuve et ne démontre pas en quoi la conclusion de la SAR était déraisonnable. Il ne s’agit pas d’un motif justifiant d’infirmer une décision en contrôle judiciaire : Vavilov, aux para 100, 125–126.

[13] Les demandeurs renvoient aussi aux éléments du CND liés à la détention de personnes par la police, ainsi qu’à la portée actuelle et élargie du CCTNS, qui comprend maintenant les empreintes digitales et d’autres données. Ils soulignent que la prise des empreintes digitales de M. Kumar au poste de police donne à penser qu’il serait possible de le retracer à l’aide des empreintes consignées dans le CCTNS ou le système aadhaar. À la lumière de la preuve figurant dans le CND, la SAR a toutefois tenu pour avéré que la police du Pendjab n’aurait pas consigné dans le CCTNS le nom de M. Kumar, puisque celui-ci avait été détenu illégalement. L’allégation des demandeurs selon laquelle la police aurait néanmoins consigné les empreintes digitales dans le CCTNS contredit la conclusion tirée par la SAR et est illogique compte tenu de celle-ci. Par ailleurs, il n’est pas juste de reprocher à la SAR de ne pas avoir mentionné expressément les empreintes digitales, surtout étant donné que les demandeurs n’avaient pas soulevé cet argument dans les observations qu’ils lui avaient présentées.

[14] La SAR a traité de manière raisonnable la preuve versée au dossier, ainsi que les arguments et les éléments de preuve présentés par les demandeurs. Je ne suis pas convaincu que les demandeurs ont démontré que la décision de la SAR était déraisonnable en renvoyant à d’autres passages du CND qui, à leur avis, permettraient de tirer une conclusion différente.

B. La SAR n’a pas déraisonnablement omis de se référer à ses propres décisions antérieures.

[15] Les demandeurs renvoient à la décision rendue par la SAR le 10 juin 2022 (dossier de la SAR no TC2-05747) concernant un demandeur d’asile qui fuyait la police du Pendjab. Dans cette décision, un autre commissaire de la SAR avait jugé que le nom et les données biométriques de l’appelant figuraient vraisemblablement dans la base de données de la police, puisqu’on avait pris sa photo et ses empreintes digitales et qu’il était soupçonné d’être membre du mouvement pro-Khalistan, et elle avait conclu que la police avait donc les moyens de le retrouver partout en Inde. Dans cette affaire, la SAR avait également conclu que la police était motivée à retrouver l’appelant, compte tenu de l’arrestation et de la détention de ce dernier, de sa convocation ultérieure au poste de police et des visites répétées de la police à son domicile familial.

[16] Comme la décision mentionnée plus haut a été prononcée entre la date à laquelle les demandeurs ont déposé leurs observations écrites et la date de la décision de la SAR en l’espèce, les demandeurs ne l’ont pas indiquée dans leurs observations écrites. Après avoir pris connaissance de la décision (qui ne semble pas avoir été publiée par la SAR à titre de « motifs d’intérêt » sur le site Web de la CISR ni publiée en vue d’être accessible sur CanLII), ils n’ont pas demandé à déposer d’observations supplémentaires afin de porter la décision à l’attention de la commissaire chargée d’instruire l’appel. Toutefois, ils font valoir devant notre Cour qu’il était déraisonnable que la SAR tire des conclusions différentes concernant les moyens et la motivation ou, du moins, qu’elle ne tienne pas compte de la décision mentionnée plus haut et n’explique pas pourquoi elle était parvenue à des conclusions différentes.

[17] Je ne suis pas d’accord, et ce, pour plusieurs raisons.

[18] Premièrement, contrairement à ce qu’ils indiquent dans leurs observations, les demandeurs en l’espèce ne se trouvent pas dans des [traduction] « circonstances identiques » à celles soulevées dans le dossier de la SAR no TC2-05747. Comme le souligne le ministre, l’appelant dans l’autre décision était soupçonné de militantisme pro-Khalistan, fait sur lequel la SAR s’était appuyée dans ses conclusions. Dans cette affaire, la SAR avait également indiqué que les visites répétées à la famille prouvaient que la police était motivée à retrouver l’appelant. Dans la décision visée par le présent contrôle judiciaire, la SAR a jugé que l’absence de visites répétées indiquait que la police n’était pas motivée à retrouver les demandeurs.

[19] Deuxièmement, et en tout état de cause, même si les faits étaient identiques, un conflit entre certaines décisions d’un tribunal administratif n’est pas, en soi, un motif suffisant pour donner ouverture au contrôle judiciaire : Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 561 au para 4, citant Domtar Inc c Québec (Commission d’appel en matière de lésions professionnelles), [1993] 2 RCS 756, et Wilson c Énergie Atomique du Canada Ltée, 2016 CSC 29. Comme l’a fait remarquer la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov, les décideurs administratifs et les cours de révision doivent se soucier de l’uniformité générale des décisions administratives, et les personnes visées par ces décisions, comme les demandeurs en l’espèce, sont en droit de s’attendre à ce que les affaires semblables soient généralement tranchées de la même façon : Vavilov, au para 129. Néanmoins, l’absence d’unanimité est une conséquence de la liberté et de l’indépendance décisionnelle, et la simple existence d’un conflit ne menace pas la primauté du droit : Vavilov, au para 129. La norme de la décision raisonnable reconnaît de façon intrinsèque que des décisions administratives divergentes, voire diamétralement opposées, peuvent être jugées raisonnables, même en ce qui concerne des questions de droit : Les industries Jam ltée c Canada (Agence des services frontaliers du Canada), 2007 CAF 210 au para 20.

[20] Troisièmement, comme l’a clairement indiqué la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov, le contexte administratif est important : Vavilov, aux para 88‑91. La SAR est un tribunal composé d’un peu plus d’une centaine de commissaires, qui tranchent des milliers d’affaires chaque année. D’un point de vue pratique, il est en effet impossible pour chaque commissaire de la SAR d’être au fait de toutes les décisions prises par chacun de ses collègues. Il n’est pas réaliste d’imposer aux commissaires, comme le proposent les demandeurs, l’obligation de connaître toutes les décisions de la SAR, et encore moins de les citer ou de les distinguer, surtout dans une affaire où elles n’ont pas été soulevées.

[21] Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a reconnu que la question de la conformité d’une décision à la jurisprudence d’un organisme administratif est une « contrainte » dont il faut tenir compte au moment de juger si une décision est raisonnable : Vavilov, au para 131. Toutefois, elle a clairement indiqué que le décideur qui s’écarte « d’une pratique de longue date ou d’une jurisprudence interne constante » doit s’acquitter du « fardeau d’expliquer cet écart » : Vavilov, au para 131. Rien n’indique que la décision rendue dans le dossier de la SAR no TC2-05747 réponde à cette description. Comme le souligne le ministre, de nombreuses décisions de la SAR font état de conclusions similaires à celles tirées en l’espèce concernant les moyens et la motivation de la police du Pendjab, sur le fondement de faits similaires et du même CND, conclusions qui ont été confirmées par notre Cour : Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 459 aux para 19–22; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1445 au para 43; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 350 au para 34; Singh Sidhu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 191 aux para 26–29; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 510 au para 30. Cela ne signifie pas pour autant que ces décisions reflètent la seule conclusion ou le seul résultat qui serait « correct » ou raisonnable, mais simplement qu’il n’a pas été démontré que la décision dans le dossier de la SAR no TC2-05747 constituait une « jurisprudence interne constante » et qu’il était donc déraisonnable que la SAR n’en tienne pas compte en l’espèce.

[22] L’appréciation par la SAR de la preuve et des faits relatifs à chaque demande d’asile s’avère essentielle pour établir l’existence d’une PRI. La cohérence est une préoccupation importante, en particulier pour des aspects tels que l’évaluation de la preuve objective figurant dans le CND, mais cela ne signifie pas qu’une décision de la SAR sera jugée déraisonnable simplement parce qu’un demandeur peut faire état d’un résultat contraire dans une autre décision.

IV. Conclusion

[23] Étant donné que les demandeurs n’ont pas démontré que la décision de la SAR était déraisonnable, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[24] Aucune partie n’a proposé de question grave de portée générale aux fins de certification. Je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-7685-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

« Nicholas McHaffie »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7685-22

 

INTITULÉ :

ASHOK KUMAR ET AUTRES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 20 juillet 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 22 septembre 2023

 

COMPARUTIONS :

Nilufar Sadeghi

POUR LES DEMANDEURS

 

Christophe Laurence

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Allen & Associés

Montréal (Québec)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

 

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