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Date : 20230925

Dossier : IMM‑7584‑22

Référence : 2023 CF 1288

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 25 septembre 2023

En présence de monsieur le juge O’Reilly

ENTRE :

ABDOLBASET RAMAZANZADEH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] M. Abdolbaset Ramazanzadeh est un Kurde citoyen de l’Iran, qui est arrivé au Canada en 2019 et y a demandé l’asile. Il a affirmé craindre d’être persécuté en Iran en raison de ses opinions politiques.

[2] En 2022, la Section de l’immigration (la SI) a conclu que M. Ramazanzadeh était interdit de territoire au Canada parce qu’il avait été membre du Parti démocratique kurde d’Iran (le PDK‑I), un groupe qui serait responsable d’actes visant à renverser le gouvernement de l’Iran.

[3] M. Ramazanzadeh soutient que la SI l’a traité de manière inéquitable en faisant appel à un interprète kurde qui parlait un dialecte différent du sien. Il soutient également que la SI a commis une erreur en concluant qu’il était membre du PDK‑I et en confondant le PDK‑I et une autre organisation, le Parti démocratique du Kurdistan iranien (PDK). Il me demande d’annuler la décision de la SI et de renvoyer l’affaire à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen de la question de l’interdiction de territoire au Canada.

[4] La présente affaire soulève trois questions :

  1. La SI a‑t‑elle traité M. Ramazanzadeh de manière inéquitable en s’appuyant sur une interprétation erronée?

  2. La conclusion de la SI sur la question de l’appartenance était‑elle fondée sur des erreurs d’interprétation?

  3. La conclusion de la SI selon laquelle le PDK‑I et le PDK formaient une seule et même organisation était‑elle déraisonnable?

[5] Les deux premières questions découlent de l’insatisfaction de M. Ramazanzadeh quant à l’exactitude de l’interprétation offerte à l’audience. Il n’est pas nécessaire que je les examine, car je suis convaincu que la présente demande de contrôle judiciaire doit être accueillie sur la base du troisième motif. Je suis d’avis que la conclusion de la SI selon laquelle le PDK et le PDK‑I formaient une seule et même organisation n’était pas étayée par les éléments de preuve et qu’elle était donc déraisonnable. J’ordonnerai donc la tenue d’une nouvelle audience au cours de laquelle M. Ramazanzadeh pourra être assisté par un interprète.

II. La décision de la SI

[6] Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a demandé à la SI de conclure que M. Ramazanzadeh était interdit de territoire au Canada. Le ministre a allégué qu’il existait des motifs raisonnables de croire que M. Ramazanzadeh avait été membre d’un groupe qui avait a été l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement par la force du gouvernement de l’Iran (en application de l’article 33 et des alinéas 34(1)b) et 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR) — le texte complet de ces dispositions se trouve en annexe).

[7] Pour affirmer que M. Ramazanzadeh était membre du PDK, une organisation qui vise à renverser le gouvernement de l’Iran, la SI s’est fondée sur les trois conclusions principales suivantes. Premièrement, le PDK et le PDK‑I étaient une seule et même organisation. Les actes de l’une pouvaient donc être attribués à l’autre. Deuxièmement, le PDK avait participé à des activités subversives violentes. Troisièmement, M. Ramazanzadeh était membre du PDK‑I. Puisque le PDK‑I et le PDK formaient une seule et même organisation, M. Ramazanzadeh était également membre du PDK.

1) Le PDK et le PDK‑I formaient une seule et même organisation

[8] La SI a constaté qu’il y avait deux prétendues organisations mentionnées dans les éléments de preuve — le PDK et le PDK‑I. Le ministre a soutenu que le PDK et le PDK‑I devaient être considérés essentiellement comme une seule et même organisation en raison de leur histoire, de leurs quartiers généraux, de leurs dirigeants et de leurs objectifs communs.

[9] La SI a examiné l’histoire du PDK depuis la fondation du groupe en 1946 et a conclu que celui‑ci était une « organisation aux fins de l’application de l’alinéa 34(1)f) ». M. Ramazanzadeh a affirmé être un partisan du PDK‑I et non du PDK. La SI a conclu que le PDK‑I, bien qu’il soit issu d’une scission du PDK en 2006, était également une « organisation », car il disposait d’une structure de direction et d’une aile militaire.

[10] La SI a accepté l’argument du ministre selon lequel les deux groupes constituaient essentiellement une seule et même organisation aux fins de la conclusion d’interdiction de territoire au titre de la LIPR. M. Ramazanzadeh a contesté cette affirmation en soulignant qu’il existait des différences importantes entre les deux organisations. Selon M. Ramazanzadeh, le PDK‑I a renoncé à la lutte armée et n’a plus les mêmes objectifs que le PDK. Toujours selon M. Ramazanzadeh, les forces militaires du PDK‑I agissent uniquement en légitime défense. La SI a reconnu que le PDK‑I avait délaissé les affrontements à grande échelle au profit d’activités de sensibilisation et de réseautage dans les communautés iraniennes. Toutefois, elle a souligné que le PDK‑I avait participé à des combats avec le Corps des gardiens de la révolution islamique et des gardes frontaliers de l’Iran. En outre, elle a conclu que les dirigeants des deux organisations et leurs troupes travaillent en étroite collaboration. La SI a conclu qu’il n’était pas nécessaire de trancher la question de savoir si le PDK‑I agissait de manière défensive ou offensive — la question était de savoir s’il disposait d’une unité de combattants de guérilla, quelle que soit la manière dont cette unité était employée.

[11] La SI était d’accord avec M. Ramazanzadeh pour dire que les deux organisations avaient des objectifs différents : le PDK cherche à renverser le gouvernement de l’Iran et à obtenir l’autonomie, tandis que le PDK‑I cherche à promouvoir les droits des Kurdes en Iran. Toutefois, la SI a fait remarquer que leurs objectifs n’étaient pas incompatibles. En fait, elle a conclu que les actes du PDK pouvaient également être attribués au PDK‑I, compte tenu des liens étroits entre eux. En outre, les actes du PDK avant la scission de 2006 pouvaient également être attribués au PDK‑I.

[12] Par conséquent, la SI a traité les deux groupes comme une seule et même organisation.

2) Le PDK avait participé à des activités subversives violentes

[13] La SI a conclu que le PDK a été l’instigateur ou l’auteur d’actes qui visaient au renversement du gouvernement de l’Iran par la force. La SI a mentionné que l’objectif à long terme du PDK était de renverser le régime de Khomeini en Iran. Le conflit armé lié à la poursuite de cet objectif a fait des milliers de morts de 1983 à 2004. Après une accalmie, la violence a repris en 2016, bien qu’à plus petite échelle, et des assassinats ciblés ont été commis.

3) M. Ramazanzadeh était membre du PDK‑I

[14] Le ministre a soutenu que les activités auxquelles M. Ramazanzadeh avait participé montraient qu’il était membre du PDK. En réponse, M. Ramazanzadeh a affirmé ne pas être membre du PDK ni du PDK‑I et n’être qu’un partisan du PDK‑I.

[15] La SI a fait remarquer que le terme « membre » doit recevoir une interprétation large et que l’appartenance peut être officielle ou officieuse. Les facteurs dont il faut tenir compte pour établir l’appartenance sont la connaissance qu’a la personne de l’organisation, des méthodes de celle‑ci et de ses buts; le caractère volontaire de la participation de la personne aux activités de l’organisation; la mesure dans laquelle la participation de la personne favorise la réalisation des objectifs de l’organisation; la durée et la nature de la participation (p. ex., sur le plan militaire); les intentions de la personne d’après ses déclarations et l’appartenance de la personne à des groupes apparentés.

[16] La SI est partie du principe que, dans des situations comme celle de l’espèce, où des groupes sont liés, l’adhésion à l’un peut équivaloir à une appartenance à l’autre. En se fondant sur sa conclusion portant que le PDK et le PDK‑I formaient une seule et même organisation, la SI était d’avis que la seule question qu’elle devait examiner était celle de savoir si M. Ramazanzadeh était membre du PDK‑I. Si c’était le cas, l’adhésion au PDK‑I équivaudrait à une appartenance au PDK.

[17] La SI a conclu que M. Ramazanzadeh était un membre informel du PDK‑I. Il n’était pas titulaire d’une carte de membre, il n’avait pas fait de don à l’organisation ni organisé de collecte de fonds au profit de celle‑ci, et il n’avait reçu aucune formation officielle. Toutefois, depuis 2011, il soutenait le PDK‑I en distribuant des documents de promotion de l’organisation et, en 2018, il a participé à une grève tenue à Baneh en réaction à une attaque par missile lancée par l’Iran et a notamment aidé à diffuser la nouvelle de la grève dans les médias sociaux. De plus, il a rencontré des membres actifs du PDK‑I pour discuter des activités et des objectifs de l’organisation. La SI a conclu que l’engagement de M. Ramazanzadeh allait au‑delà de celui d’un simple partisan ou d’un simple sympathisant. Sa conduite suffisait, selon la SI, à établir qu’il répondait aux critères minimaux d’appartenance — soit en raison d’un lien institutionnel avec le PDK‑I soit en raison d’une participation consciente aux activités de l’organisation (citant Sinnaiah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2004 CF 1576 au para 6).

III. La conclusion de la SI selon laquelle le PDK‑I et le PDK formaient une seule et même organisation était‑elle déraisonnable?

[18] Comme il a été mentionné, le ministre a demandé à la SI de conclure que le PDK et le PDK‑I formaient une seule et même organisation pour ce qui est de trancher la question de savoir s’il existait des motifs raisonnables de croire que M. Ramazanzadeh était membre d’une organisation violente et subversive. Devant moi, le ministre continue de soutenir que la conclusion tirée par la SI sur cette question était raisonnable en raison des liens étroits entre les deux groupes.

[19] Je ne souscris pas à la position du ministre sur la question. Malgré les liens entre les deux groupes, il existe également des différences importantes dont la SI n’a pas tenu compte.

[20] Pour étayer sa conclusion selon laquelle les deux groupes constituaient un seul et même groupe, la SI a cité les éléments suivants :

  1. les groupes ont une origine et une histoire communes qui remontent à 1946;

  2. le PDK‑I a conservé une unité de combattants après sa scission du PDK en 2006;

  3. les deux groupes ont des quartiers généraux adjacents à Koya;

  4. bien que les objectifs des deux groupes soient différents, ils ne sont pas incompatibles;

  5. les dirigeants des deux groupes travaillent en étroite collaboration et leurs unités militaires sont liées.

[21] Cependant, d’autres éléments de preuve permettaient de tirer une conclusion différente. Ces éléments ont été cités par la SI, mais n’ont pas été mis en balance avec les éléments de preuve sur lesquels elle s’est appuyée.

[22] Le PDK‑I s’est séparé du PDK en 2006 parce qu’il cherchait à poursuivre des objectifs qui n’étaient pas de renverser le gouvernement de l’Iran par la force. En particulier, le PDK‑I n’a pas repris la lutte armée pour mener des activités de sensibilisation et faire du réseautage dans les collectivités kurdes. Il ne cherche pas à créer un État kurde iranien indépendant, mais à promouvoir les intérêts des Kurdes en Iran. Les ressources militaires qui lui restent servent presque uniquement en défense contre les attaques menées par les forces iraniennes.

[23] Certains des éléments de preuve sur lesquels la SI s’est fondée pour conclure que M. Ramazanzadeh était membre du PDK‑I étaient également pertinents pour trancher la question de savoir si le PDK‑I et le PDK étaient une seule et même organisation. La SI a accepté le fait que M. Ramazanzadeh avait commencé à soutenir le PDK‑I en 2011, bien après que ce parti se soit séparé du PDK. M. Ramazanzadeh a notamment distribué des documents au nom du PDK‑I, ce qui est conforme aux objectifs de ce dernier, à savoir de sensibiliser la population kurde. Il a également participé à la diffusion de messages concernant la grève à Baneh en 2018, qui avait été demandée par divers groupes en Iran. La grève était une mesure défensive prise en réponse à une attaque par missile lancée par les forces iraniennes. Plus tard, il a rencontré des responsables du PDK‑I pour discuter de la grève et faire savoir qu’il désapprouvait l’idée de s’engager dans un conflit armé. On lui a assuré que le PDK‑I ne participait pas aux combats armés.

[24] Dans leur ensemble, ces éléments de preuve n’étayent pas la conclusion de la SI selon laquelle le PDK et le PDK‑I formaient une seule et même organisation. Les motifs de la SI ne sont pas non plus intrinsèquement cohérents. En particulier, bien que la SI ait initialement accepté que les deux groupes avaient des objectifs différents, elle a conclu qu’ils pouvaient être considérés comme ayant un objectif commun puisque ces objectifs n’étaient pas incompatibles. Plus loin dans la décision, la SI est allée plus loin et a affirmé à deux reprises que les deux groupes avaient en fait le même objectif.

[25] L’approche de la SI a permis de conclure qu’une personne qui distribue des documents et diffuse de l’information et qui rencontre les dirigeants d’un groupe qui a renoncé à la violence, qui cherche à sensibiliser la population kurde et à créer des réseaux en son sein, peut être considérée comme membre d’une organisation qui cherche à renverser le gouvernement de l’Iran par la force et qui a tué des milliers de personnes en poursuivant cet objectif. Je suis d’avis que la conclusion tirée par la SI selon laquelle le PDK et le PDK‑I formaient une seule et même organisation est déraisonnable — compte tenu de l’ensemble de la preuve, la décision de la SI n’est pas transparente, intelligible ou justifiée.

IV. Conclusion et décision

[26] La conclusion tirée par la SI selon laquelle le PDK et le PDK‑I formaient une seule et même organisation était déraisonnable, parce qu’elle présentait des contradictions intrinsèques et ne tenait pas dûment compte des éléments de preuve contraires (voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 85, 126). Par conséquent, je dois accueillir la présente demande de contrôle judiciaire et ordonner à un tribunal de la SI différemment constitué d’effectuer un nouvel examen de la question de l’interdiction de territoire au Canada de M. Ramazanzadeh. Aucune question de portée générale n’est soulevée.


 

JUGEMENT dans le dossier IMM‑7584‑22

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Section de l’immigration pour nouvel examen.

  2. Aucune question de portée générale n’est formulée.

Blanc

« James W. O’Reilly »

Blanc

Juge

 


 

Annexe

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27

Immigration and Refugee Protection Act, SC 2001, c 27

Interprétation

Rules of interpretation

33. Les faits – actes ou omissions – mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.

33. The facts that constitute inadmissibility under sections 34 to 37 include facts arising from omissions and, unless otherwise provided, include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred, are occurring or may occur.

Sécurité

Security

34. (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

34. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

[…]

[…]

b) être l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force;

(b) engaging in or instigating the subversion by force of any government;

[…]

[…]

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b), b.1) ou c).

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b), (b.1) or (c).


 

COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑7584‑22

INTITULÉ :

Abdolbaset Ramazanzadeh c MSPPC

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie‑Britannique)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 AVRIL 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE O’REILLY

DATE DES MOTIFS :

LE 25 SEPTEMBRE 2023

COMPARUTIONS :

Erin Roth

POUR LE DEMANDEUR

 

Mary Murray

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Edelmann & Co. Law Offices

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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