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Date : 20231011


Dossier : IMM-7245-21

Référence : 2023 CF 1344

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 11 octobre 2023

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

MUYASSER FATHI ELKUJA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, Muyasser Fathi Elkuja, sollicite le contrôle judiciaire du refus de sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

I. Contexte

[3] Le demandeur est un citoyen de la Libye arrivé au Canada à titre de visiteur avec son épouse de l’époque, une citoyenne canadienne, et leur fils. Ils ont décidé de rester au Canada pour offrir une meilleure vie à leur fils, compte tenu de la situation qui avait cours en Libye. Le demandeur, parrainé par son épouse, a demandé la résidence permanente, et le couple a eu un second enfant. Le demandeur a également obtenu un permis de travail, valide jusqu’en octobre 2020.

[4] La demande de parrainage d’époux a été retirée après que le demandeur s’est séparé de son épouse en mars 2019. En octobre 2020, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente à partir du Canada pour des considérations d’ordre humanitaire, en se fondant sur l’intérêt supérieur de ses deux enfants, son établissement au Canada et les difficultés auxquelles il se heurterait s’il retournait en Libye en raison de la situation dans ce pays.

II. Décision faisant l’objet du contrôle judiciaire

[5] L’agent a rejeté la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Il a estimé que les éléments de preuve fournis par le demandeur ne démontraient pas un établissement important au Canada et a fait observer que, bien que le demandeur ait déclaré avoir travaillé pour plusieurs entreprises et avoir été en mesure de subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille, il n’a pas fourni de talons de chèque de paye ni d’autres éléments de preuve objectifs comme des documents d’impôt sur le revenu pour corroborer ces allégations. Vu l’absence de toute preuve de participation du demandeur à la société au sens large ou de tout autre effort d’intégration, l’agent a reconnu que le demandeur aurait acquis un certain degré d’établissement au cours des trois années et demie qu’il a passées au Canada, mais il n’a accordé qu’un faible poids à ce facteur dans l’ensemble.

[6] En ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants, l’agent a mentionné que le demandeur vivait séparé d’eux depuis mars 2019. L’agent a reconnu que le demandeur avait joué un rôle dans la vie de ses enfants lorsqu’ils étaient plus jeunes, mais il a ajouté qu’il n’y avait aucune preuve montrant un contact avec eux plus récemment. L’agent a également commenté la preuve découlant de la séparation et du divorce, qui semblait montrer que le demandeur était en retard dans ses obligations de pension alimentaire pour enfants. Dans l’ensemble, l’agent a estimé qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve au sujet de la nature de la relation du demandeur avec ses enfants et de son engagement auprès de ceux-ci, ou de la question visant à savoir s’il était présent de manière continue et significative dans leur vie. L’agent a constaté que les enfants resteraient au Canada et continueraient à recevoir les soins et le soutien de leur mère, et qu’il n’était pas évident qu’ils dépendaient toujours du demandeur. Vu l’absence de preuve selon laquelle le demandeur était présent et actif dans la vie des enfants, l’agent a estimé que l’intérêt supérieur des enfants n’était pas suffisant pour justifier l’octroi d’une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire.

[7] Quant à l’allégation de difficultés découlant des conditions défavorables en Libye, l’agent a mentionné que le demandeur n’avait pas fourni d’éléments de preuve sur les difficultés particulières auxquelles il se heurterait dans le pays. L’agent a reconnu l’allégation du demandeur selon laquelle il lui serait difficile d’obtenir un visa de la Libye pour pouvoir retourner voir ses enfants en raison de l’absence d’aéroport à Tripoli et du fait que le Canada avait fermé son ambassade en Libye et que l’ambassade la plus proche se trouvait en Tunisie. L’agent a également mentionné qu’il y avait un report administratif des renvois concernant la Libye, de sorte que le demandeur ne serait pas renvoyé tant qu’il ne serait pas mis fin au report administratif des renvois. L’agent a fait observer que le demandeur avait réussi à obtenir un visa pour venir au Canada auprès de l’ambassade du Canada à Tunis, et qu’il avait déjà été employé en Libye. Le demandeur a ajouté que, avant son arrivée au Canada, sa famille et lui avaient bénéficié d’une excellente qualité de vie en Libye. Compte tenu de ce qui précède, l’agent a accordé un certain poids à ce facteur. Il a cependant conclu que, mises en balance avec les autres facteurs, les difficultés auxquelles le demandeur se heurterait à son retour en Libye ne justifiaient pas l’octroi d’une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire.

[8] L’agent a ajouté que le permis de travail du demandeur avait expiré, et que le demandeur ne semblait pas avoir demandé le rétablissement de son statut de résident temporaire. L’agent a conclu que le demandeur était resté au Canada sans autorisation.

[9] Compte tenu de tous ces facteurs, l’agent a rejeté la demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision de l’agent.

III. Question en litige et norme de contrôle

[10] La seule question qui se pose en l’espèce consiste à savoir si la décision de l’agent, évaluée au moyen du cadre d’analyse énoncé dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, est raisonnable.

IV. Analyse

[11] Le demandeur soutient que la décision devrait être annulée parce que l’agent a commis des erreurs factuelles capitales à propos de son statut au Canada, n’a pas bien évalué l’incidence de son départ sur l’intérêt supérieur de ses deux enfants et n’a pas tenu compte des difficultés associées à un retour en Libye. Bien qu’aucune de ces erreurs ne soit fatale en soi, le demandeur affirme que leur effet combiné est suffisamment grave pour rendre l’ensemble de la décision déraisonnable.

[12] Les arguments du demandeur ne me convainquent pas.

A. Statut au Canada

[13] L’argument du demandeur portait essentiellement sur le fait que l’agent n’a pas reconnu les mesures qu’il avait prises pour se renseigner auprès du défendeur sur la façon de régulariser son statut au Canada pendant la pandémie de COVID-19. Le demandeur affirme avoir communiqué avec le ministère de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté du Canada (IRCC) pour se renseigner sur les restrictions à l’immigration découlant de la COVID-19, car il voulait s’assurer qu’il respectait les lois en vigueur au Canada pour éviter de nuire à sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire ou à ses chances d’obtenir un visa. Il a fourni un courriel qu’il avait reçu d’un fonctionnaire d’IRCC, qui mentionnait que, en raison de la COVID-19, le délai pour présenter une demande de rétablissement du statut avait été prorogé. Il s’est également renseigné sur les mesures à prendre s’il décidait de quitter le Canada, et il lui a été conseillé de conserver une trace de ses documents de voyage de départ.

[14] En mars 2021, le demandeur a quitté le Canada. L’agent n’a tranché la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire que le 13 octobre 2021. Le demandeur soutient que l’agent aurait dû savoir qu’il avait tenté de régulariser son statut et qu’il avait quitté le pays. Cette information concernait l’évaluation des considérations d’ordre humanitaire, mais l’agent n’a pas tenu compte des efforts du demandeur; en outre, l’agent a conclu à tort que le demandeur avait dépassé la durée de validité de son visa et qu’il avait donc enfreint la loi. Le demandeur soutient que cette conclusion est déraisonnable.

[15] Bien qu’il ne soit pas contesté que l’agent a conclu à tort que le demandeur était toujours au Canada, je ne suis pas convaincu que cet aspect de la décision soit déraisonnable. Le demandeur affirme qu’il voulait éviter les problèmes auxquels il se serait heurté s’il était resté sciemment au Canada sans statut. Il s’est donc renseigné comme il est décrit plus haut, puis a décidé qu’il devrait partir. Le demandeur met en avant la preuve de ses échanges avec IRCC dans le dossier de la demande devant la Cour, mais, comme le fait remarquer à juste titre le défendeur, cette preuve ne figure pas dans le dossier certifié du tribunal, et rien n’indique qu’elle avait été fournie à l’agent. Rien ne prouve non plus que le demandeur a tenté de communiquer avec l’agent chargé de son dossier ou qu’il a pris d’autres mesures pour mettre à jour sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. La raison pour laquelle le demandeur s’attendait à ce que l’agent qui a répondu à son appel ou qui lui a envoyé le courriel mette automatiquement à jour le dossier de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire n’est pas claire. Quoi qu’il en soit, la façon dont la preuve sur les efforts qu’il a faits pour obtenir plus d’information justifierait l’octroi d’une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire n’est pas claire non plus.

[16] Le demandeur a vu son permis de travail expirer et il a demandé une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire. Il ne fait aucun doute que le début de la pandémie a causé des perturbations importantes pour le demandeur et le défendeur, comme pour toute autre personne au Canada à cette époque. Cependant, le courriel que le demandeur a reçu indiquait que le délai pour demander le rétablissement de son statut avait été prorogé en raison de la pandémie; il n’indiquait pas que son statut était automatiquement prorogé, mais plutôt qu’il disposait de plus de temps pour déposer sa demande. Il n’y a aucune preuve dans le dossier établissant que le demandeur ait jamais demandé le rétablissement de son statut et, à cet égard, l’affirmation de l’agent est exacte. Le fait que l’agent a déclaré à tort que le demandeur avait dépassé la durée de validité de son visa est une erreur mineure qui n’a pas pour le reste entaché l’ensemble de la décision.

B. Intérêt supérieur des enfants

[17] Ensuite, le demandeur soutient que l’agent n’a pas pris en compte l’incidence de son départ sur ses enfants, en raison de leur dépendance financière à son égard et de la difficulté qu’il aurait à continuer à leur apporter un soutien financier à cause de la situation économique en Libye.

[18] Le principal problème pour le demandeur sur ce point est que cet argument n’a pas été invoqué dans sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. La preuve au dossier, que l’agent a habilement résumée, montre que le demandeur était en retard dans le paiement de la pension alimentaire pour enfants, et que les dispositions relatives à la garde des enfants et à la pension alimentaire étaient encore en discussion dans le cadre de la procédure de divorce. L’agent a noté que le demandeur n’avait pas fourni de renseignements à jour afin de démontrer la nature ou l’importance des versements de pension alimentaire pour enfants qu’il avait effectués, ou d’indiquer pour le reste la nature ou le degré de dépendance financière des enfants à son égard.

[19] À la lumière de ces éléments, les conclusions de l’agent sur ce point sont raisonnables et cadrent avec la preuve fournie par le demandeur. Il incombait au demandeur de fournir tous les éléments de preuve pertinents, et il ne signale aucune information cruciale sur cette question dont l’agent n’aurait pas tenu compte.

C. Difficultés et report administratif des renvois

[20] Enfin, le demandeur soutient que l’agent n’a pas dûment tenu compte du report administratif que le gouvernement du Canada avait imposé sur les renvois vers la Libye. Il affirme qu’il y a des éléments de preuve clairs selon lesquels le Canada a conclu que la situation en Libye lui causerait un préjudice indu, et que l’agent aurait dû accorder plus de poids à ce facteur.

[21] Cet argument comporte plusieurs problèmes. D’abord, l’agent a bel et bien fait référence au report administratif des renvois qui avait été imposé et a également fait observer qu’aucune mesure de renvoi n’avait été prise contre le demandeur. L’agent a clairement compris que, en raison de la situation qui avait alors cours en Libye, le demandeur ne courait pas le risque imminent d’être renvoyé dans ce pays. L’agent s’est également référé à la preuve du demandeur concernant sa vie dans ce pays avant son arrivée au Canada en février 2018, y compris ses antécédents professionnels et sa déclaration selon laquelle sa famille et lui avaient [traduction] « une excellente qualité de vie malgré les affrontements à Tripoli ». Pour cette raison, et en l’absence de preuve objective sur les conditions dans le pays démontrant que le demandeur se heurterait à des difficultés particulières s’il retournait en Libye, l’agent n’a accordé qu’un poids modéré à ce facteur.

[22] La conclusion de l’agent relativement à la question du report administratif des renvois est corroborée par la preuve et est clairement expliquée dans les motifs. Le fait que le Canada ait temporairement interrompu les renvois vers la Libye a été mentionné, mais l’agent a estimé que cette mesure temporaire ne justifiait pas l’octroi au demandeur d’un statut permanent au Canada. Cette démarche est conforme à la jurisprudence (voir Emhemed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 167 au para 9, ainsi que les décisions qui y sont citées). Rien ne permet de conclure que la conclusion de l’agent sur ce point est déraisonnable.

V. Conclusion

[23] Pour tous ces motifs, je ne peux pas conclure que la décision de l’agent était déraisonnable. La présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée. Il n’y a pas de question de portée générale à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-7245-21

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a pas de question de portée générale à certifier.

« William F. Pentney »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7245-21

INTITULÉ :

MUYASSER FATHI ELKUJA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 1er SEPTEMBRE 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PENTNEY

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 11 OCTOBRE 2023

COMPARUTIONS :

Pierre-Luc Bouchard

POUR LE DEMANDEUR

Michel Pepin

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Le Centre de réfugiés

Montréal (Québec)

POUR LE DEMANDEUR

Ministère de la Justice du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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