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Date : 20231011


Dossier : IMM‑10632‑22

Référence : 2023 CF 1352

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 11 octobre 2023

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

YAOCHUN ZHANG

XUCHEN ZHANG

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] M. Yaochun Zhang [le demandeur principal] et son fils, Xuchen Zhang [le codemandeur] [ensemble, les demandeurs], sont des citoyens de la Chine, originaires de Shanghai. Les demandeurs ont présenté une demande d’asile au motif qu’ils craignaient d’être persécutés pour avoir enfreint la politique de planification familiale de la Chine.

[2] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision du 17 octobre 2022 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a confirmé la décision de rejeter la demande d’asile des demandeurs rendue le 18 juillet 2017 par la Section de la protection des réfugiés [la SPR] au motif qu’ils n’avaient pas établi qu’ils craignaient avec raison d’être persécutés.

[3] Il s’agit de la troisième demande de contrôle judiciaire des demandeurs. La Cour a accueilli les deux autres demandes de contrôle judiciaire de décisions de la SAR présentées antérieurement par les demandeurs, Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 870 [Zhang no 1] et Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 642 [Zhang no 2].

[4] Pour les motifs exposés ci‑après, j’accueillerai la demande.

II. Faits contextuels et historique procédural

[5] Le codemandeur est le premier fils du demandeur principal et de son épouse, Li Li. Le demandeur principal a également un fils issu d’un mariage précédent [le fils aîné du demandeur principal]. Après la naissance du codemandeur, Li Li a été tenue de porter un dispositif intra‑utérin [le DIU], conformément à la politique de planification familiale. En septembre 2013, le DIU s’est déplacé et elle est tombée enceinte en novembre 2013, alors qu’elle était en attente du rendez‑vous prévu pour la vérification de son DIU.

[6] Le demandeur principal affirme que son épouse et lui craignaient de subir des répercussions de la part des autorités de la planification familiale en Chine, ce qui a amené Li Li à entrer dans la clandestinité. Selon le demandeur principal, pendant que Li Li se cachait, il aurait reçu un avis du bureau de planification familiale concernant le rendez-vous manqué pour la vérification du DIU de son épouse. Avec l’aide d’un passeur, Li Li est arrivée au Canada, où elle a présenté une demande d’asile en avril 2014. La SPR a rejeté la demande d’asile de Li Li en juin 2014, et la SAR a rejeté l’appel en janvier 2015. La Cour a rejeté la demande d’autorisation de contrôle judiciaire en mai 2015.

[7] Le 19 juillet 2014, Li Li a donné naissance au deuxième fils du couple (et au troisième fils du demandeur principal) à Toronto.

[8] Le 25 juin 2015, l’Agence des services frontaliers du Canada a interrogé Li Li et l’a informée qu’elle devait retourner en Chine. Les demandeurs sont allés aux États‑Unis avec l’aide d’un passeur et sont entrés au Canada le 19 juillet 2015. Le troisième fils du demandeur principal et de Li Li (et quatrième fils du demandeur principal) est né le 11 juillet 2017 à Toronto.

[9] En rejetant la demande d’asile des demandeurs, la SPR a conclu que ceux‑ci n’avaient pas établi qu’ils craignaient avec raison d’être persécutés. La SPR a également soulevé des doutes en matière de crédibilité en raison du départ tardif des demandeurs de la Chine et de leur défaut de présenter une demande d’asile aux États‑Unis. La SAR a rejeté l’appel des demandeurs le 3 août 2018 au motif qu’ils n’avaient pas démontré qu’ils seraient exposés à un risque de persécution s’ils retournaient en Chine. Le 27 juin 2019, le juge Gleeson a renvoyé l’appel des demandeurs à un autre décideur pour nouvel examen au motif que la SAR n’avait pas véritablement examiné les éléments de preuve sur la stérilisation forcée : Zhang no 1, au para 22.

[10] La SAR a rejeté l’appel une deuxième fois le 17 décembre 2019 toujours au motif qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour étayer une possibilité sérieuse de persécution. Le 3 mai 2022, la juge Sadrehashemi a accueilli la deuxième demande de contrôle judiciaire des demandeurs : Zhang no 2. La juge Sadrehashemi a conclu que la SAR avait tiré une « conclusion déraisonnable » en reconnaissant les mesures coercitives de régulation des naissances en Chine, mais en concluant ensuite que, puisque rien n’indiquait que de telles pratiques se produisaient à Shanghai, ces mesures coercitives de régulation des naissances n’y avaient pas cours : Zhang no 2, au para 11. La juge Sadrehashemi a également conclu que la SAR avait répété son erreur consistant à ne pas tenir compte d’éléments de preuve démontrant que les menaces proférées par les autorités de planification familiale évoquant des « mesures forcées » et des « mesures correspondantes » – que les demandeurs avaient reçues sous la forme d’avis –étaient des euphémismes employés pour désigner les pratiques coercitives de régulation des naissances en Chine : Zhang no 2, au para 12.

III. Questions en litige et norme de contrôle

[11] Dans le cadre du contrôle judiciaire, les demandeurs soulèvent plusieurs questions, notamment :

  1. La SAR a répété plusieurs des mêmes erreurs préalablement relevées par la Cour dans la présente affaire;

  2. La SAR a commis une erreur en concluant que le fils aîné du demandeur principal n’est pas pris en compte dans le calcul de la limite des naissances imposée par la politique de planification familiale et que les politiques des deux enfants et des trois enfants s’appliqueraient rétroactivement;

  3. La SAR a eu tort de conclure que l’imposition de frais de compensation sociale ne serait pas une mesure persécutoire.

[12] Le défendeur affirme que le fond de la décision doit être examiné selon la norme de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Le défendeur avance également qu’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable oblige la cour de révision à « adopter une attitude de retenue » et de respect envers l’expertise du décideur. Le défendeur affirme que la cour de révision doit tenir compte non seulement du résultat de la décision administrative, mais aussi de sa justification (Vavilov, aux para 75, 83, 86, 87 et 99).

[13] Le demandeur ne traite pas de la norme de contrôle, mais il y a présomption selon laquelle la norme de contrôle applicable à une décision administrative est celle de la décision raisonnable, et les circonstances présentées à la Cour ne justifient pas une dérogation à cette présomption : Vavilov, au para 25.

[14] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Vavilov, au para 85. Il incombe aux demandeurs de démontrer que la décision est déraisonnable : Vavilov, au para 100. Avant de pouvoir infirmer une décision pour ce motif, « la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » : Vavilov, au para 100.

IV. Analyse

[15] À l’audience, les deux parties ont limité la portée de leurs observations à ce qu’elles estimaient être les questions déterminantes de l’affaire. Selon les demandeurs, les deux questions déterminantes se rapportent aux conclusions suivantes :

  1. La conclusion erronée de la SAR selon laquelle seuls les trois enfants issus du mariage actuel du demandeur principal sont pris en compte dans le calcul de la limite des naissances imposée par la politique de planification familiale;
  2. Les conclusions déraisonnables de la SAR concernant la politique de planification familiale de la Chine, car elle a mal évalué les avis délivrés aux demandeurs par les autorités responsables de la planification familiale de Shanghai et a répété les mêmes erreurs que celles que la Cour avait déjà relevées.

[16] Pour sa part, le défendeur soutient que la question déterminante, telle qu’elle a été énoncée par la SAR, est l’absence de risque prospectif de persécution. Sans égard au nombre d’enfants du demandeur principal pris en compte aux fins de l’application de la politique actuelle de planification familiale, le défendeur soutient que la SAR a raisonnablement conclu que les seules conséquences, le cas échéant, auxquelles les demandeurs seraient exposés à leur retour à Shanghai seraient des frais de compensation sociale. Le défendeur fait valoir que la conclusion de la SAR selon laquelle ces conséquences ne constitueraient pas de la persécution était raisonnable compte tenu de la situation des demandeurs.

[17] J’aborde ci-dessous les trois questions en litige l’une après l’autre.

A. La SAR a‑t‑elle commis une erreur en concluant que le fils aîné du demandeur principal n’est pas pris en compte aux fins de l’application de la politique de planification familiale?

[18] La SAR a conclu que le fils aîné du demandeur principal n’est pas pris en compte dans le calcul de la limite imposée au demandeur principal et à Li Li par la politique de planification familiale. La SAR est parvenue à cette conclusion parce que le couple a été en mesure d’enregistrer le codemandeur dans son hukou (livret d’enregistrement du ménage) sans conséquences, même si, à l’époque, le demandeur principal avait deux enfants au total. La SAR a également mentionné le témoignage du demandeur principal selon lequel il a été autorisé à avoir un deuxième enfant, puisqu’il est visé par l’exception en cas de remariage.

[19] La SAR a jugé que la SPR avait commis une erreur en concluant que les deux enfants nés au Canada du demandeur principal et de Li Li n’étaient pas pris en compte dans le calcul de la limite imposée au couple par la politique de planification familiale. La SAR a néanmoins conclu que, compte tenu de la politique des trois enfants de 2021 (et, antérieurement, de la politique des deux enfants de 2016) et de sa conclusion selon laquelle le fils aîné du demandeur principal n’est pas pris en compte dans le calcul du nombre total d’enfants du couple, le demandeur principal et Li Li respectaient la limite imposée par la politique de planification familiale et n’enfreignaient donc pas la politique.

[20] Pour ce qui est de savoir si la politique de planification familiale de la Chine serait appliquée rétroactivement, la SAR a recensé des éléments de preuve contradictoires dans le cartable national de documentation [le CND]. Toutefois, la SAR a fait observer que, au cours des dernières années, la politique de planification familiale de la Chine a perdu son rang de priorité et que le gouvernement est maintenant préoccupé par la baisse des taux de natalité et le vieillissement de la population. De plus, la SAR a conclu que les nouvelles lois sur la politique de planification familiale sont des politiques nationales, et Shanghai, qui relève directement du gouvernement national, a adopté la politique des deux enfants de 2016 quelques mois après son annonce. Pour ce motif, la SAR a conclu qu’il était « plus probable que le contraire » que Shanghai avait maintenant mis en œuvre la politique des trois enfants de 2021 ou était en train de le faire. Par conséquent, la SAR a conclu que les demandeurs n’étaient pas exposés à un risque s’ils retournaient en Chine.

[21] Les demandeurs qualifient de faille décisive la conclusion de la SAR selon laquelle le fils aîné du demandeur principal n’était pas pris en compte dans le calcul de la limite des naissances imposée, car c’est pour ce motif que la SAR a conclu que le demandeur principal n’enfreignait pas la politique de planification familiale et qu’il ne serait donc pas puni. Les demandeurs font valoir que le fait que le demandeur principal et Li Li aient été en mesure d’enregistrer leur fils, le codemandeur, signifie en réalité que le fils aîné du demandeur principal a été pris en compte, étant donné que le demandeur principal a dû demander l’autorisation pour avoir un autre enfant lorsqu’il s’est remarié. Les demandeurs soutiennent que, si le premier fils du demandeur principal n’avait pas été pris en compte, une telle demande d’autorisation n’aurait pas été nécessaire au départ.

[22] Le défendeur soutient qu’il était raisonnable de la part de la SAR de conclure que le premier fils du demandeur principal ne serait pas pris en compte dans le calcul de la limite des naissances imposée par la politique de planification familiale en se fondant sur des éléments de preuve documentaire objectifs, à savoir que les couples remariés sont exemptés et que le couple a été en mesure d’enregistrer le codemandeur dans son hukou.

[23] Je rejette l’argument du défendeur, car j’estime que la SAR a eu tort d’assimiler l’existence d’une exemption au titre de la politique de planification familiale au calcul du nombre d’enfants. Je suis d’accord avec les demandeurs pour dire que, si le fils aîné du demandeur principal n’avait pas été pris en compte aux fins de l’application de la politique, il n’aurait pas été nécessaire pour le demandeur principal de demander une exemption avant d’avoir son deuxième enfant.

[24] En outre, la conclusion de la SAR n’est pas étayée par les éléments de preuve sur les conditions dans le pays qui étaient à sa disposition. La SAR a cité la Réponse à la demande d’information [la RDI] datée du 8 octobre 2020 pour justifier sa conclusion. Or, la question de savoir comment calculer le nombre de naissances au titre de la politique de planification familiale n’est abordée nulle part dans la RDI. La RDI mentionne plutôt, dans le cadre de la politique des deux enfants de l’époque, entrée en vigueur en 2016, ce qui suit :

D’après le rapport annuel de 2019 publié par la Commission exécutive du Congrès des États-Unis sur la Chine (US Congressional-Executive Commission on China – CECC), les couples peuvent présenter une demande pour avoir un troisième enfant s’ils satisfont à certaines conditions précisées dans différents règlements provinciaux, et les conditions régissant le nombre d’enfants qu’une personne a le droit d’avoir peuvent comporter des exemptions pour les minorités ethniques, les couples remariés et les couples qui ont des enfants handicapés (É.‑U. 18 nov. 2019, 125).

[25] Le passage cité ci‑dessus et le reste de la RDI ne donnaient pas à penser que les enfants nés dans des familles profitant d’une exemption ne seraient pas pris en compte dans calcul de la limite des naissances imposée. Au contraire, il y était uniquement indiqué que les familles seraient autorisées à avoir un troisième enfant si elles satisfaisaient à certaines conditions. L’utilisation du terme « troisième enfant » dans l’ensemble de la RDI semblerait indiquer que les deux enfants précédents étaient déjà pris en compte dans le calcul de la limite des naissances imposée.

[26] De même, un document d’information sur la planification familiale en Chine, publié par le gouvernement de l’Australie le 8 mars 2013 [le document d’information de 2013], décrivait les conditions dans lesquelles les couples des régions rurales du Fujian seraient autorisés à avoir un deuxième enfant suivant l’ancienne politique de l’enfant unique. Le document d’information de 2013 ne mentionnait pas non plus que, au titre de cette exemption, le premier enfant ne serait pas calculé dans le nombre de naissances permises.

[27] En conclusion, j’estime que les motifs invoqués par la SAR pour conclure que le fils aîné du demandeur principal n’est pas pris en compte aux fins de l’application de la politique des trois enfants sont dépourvus d’intelligibilité.

[28] Bien que cela ne soit pas déterminant pour la demande, je suis d’accord avec les demandeurs pour affirmer que l’erreur commise par la SAR, qui n’a pas compté le fils aîné du demandeur principal, a entaché son approche générale lorsqu’elle a évalué la demande des demandeurs, ce qui a donc rendu la décision déraisonnable.

B. La SAR a‑t‑elle répété les mêmes erreurs que celles que la Cour avait précédemment relevées?

[29] Les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur en répétant les mêmes erreurs que celles que la Cour avait relevées précédemment lorsqu’elle a annulé les deux décisions précédentes de la SAR. En particulier, les demandeurs relèvent deux erreurs que, selon eux, la SAR a répétées : 1) sa conclusion sur le risque de stérilisation forcée et 2) ses conclusions sur la politique de planification familiale à Shanghai.

[30] Les demandeurs font valoir que la SAR a répété son erreur constituant à conclure que le demandeur principal n’avait présenté aucun élément de preuve donnant à penser qu’il était exposé personnellement à un risque de stérilisation forcée. La SAR a reconnu que la stérilisation forcée se produisait toujours en Chine, mais elle a conclu qu’il n’y avait aucun élément de preuve au dossier étayant la crainte des demandeurs selon laquelle les autorités de planification familiale de Shanghai forceraient le demandeur principal à se soumettre à cette procédure. La SAR a fait remarquer que dans les trois avis délivrés par les autorités de planification familiale de Shanghai, ces dernières menaçaient d’imposer aux demandeurs des « mesures coercitives » et des « peines pécuniaires y afférentes », mais elle n’a trouvé aucun élément de preuve montrant que ces termes sont utilisés comme un « euphémisme pour parler de stérilisation forcée ».

[31] Les demandeurs font valoir que la décision de la SAR était incompatible non seulement avec les éléments de preuve sur les conditions dans le pays, mais aussi avec les conclusions antérieures de la Cour sur cette question précise.

[32] Les demandeurs renvoient à la décision Zhang no 2 ainsi qu’à l’affaire Huang c Canada, 2021 CF 1330 [Huang], où il a également été conclu qu’il était déraisonnable de la part de la SAR de répéter les mêmes erreurs que la Cour lui avait déjà reprochées : Huang, au para 20.

[33] Les demandeurs avancent également que la SAR a de nouveau tiré la conclusion erronée selon laquelle le demandeur principal n’est pas exposé à un risque sérieux de stérilisation parce que les méthodes coercitives de régulation des naissances ne sont pas employées à Shanghai. Les demandeurs affirment que cette conclusion précise a déjà fait l’objet d’un examen et a été jugée déraisonnable dans la décision Zhang no 2, et elle a également été contredite par la preuve selon laquelle la politique de planification familiale était appliquée de façon plus stricte dans les centres urbains comme Shanghai. De plus, les demandeurs soutiennent que, si l’application de la politique est [traduction] « moins brutale » à Shanghai, c’est parce que les résidents de la ville font l’objet d’un contrôle strict, ce qui rend les violations de la politique de planification familiale rares et réduit en conséquence la nécessité de faire appliquer des mesures.

[34] Pour les motifs exposés ci‑après, j’estime que la SAR a commis une erreur en concluant que les mentions de « mesures coercitives » dans les avis n’étaient pas un euphémisme pour parler de stérilisation forcée et qu’elle n’a pas expliqué pourquoi elle s’écartait de la conclusion précédente de la Cour à l’effet contraire.

[35] Dans sa décision, la SAR a justifié sa conclusion en s’appuyant sur « une déclaration publiée sur le site Web du gouvernement de Shanghai en 2016, après la mise en œuvre de la politique des deux enfants, selon laquelle "les personnes ayant trois enfants ou plus continueront à être pénalisées parce qu’elles devront payer des frais de compensation sociale" ». La SAR a ensuite conclu ceci : « [L]es éléments de preuve provenant de Shanghai eux‑mêmes, qui remontent à aussi loin que 2016, donnent à penser que la méthode utilisée par la municipalité pour sanctionner les naissances contrevenant à la politique de planification familiale était une amende ».

[36] Autrement dit, pour parvenir à sa conclusion selon laquelle les mentions de « mesures coercitives » et de « peines pécuniaires y afférentes » ne constituaient pas un « euphémisme pour parler de stérilisation forcée », la SAR s’est explicitement fondée sur les éléments de preuve sur les conditions dans le pays de 2016 lorsqu’elle a rejeté les allégations des demandeurs sur le risque auquel ils seraient exposés dans l’avenir.

[37] En tirant cette conclusion, la SAR a commis deux erreurs.

[38] Premièrement, la SAR n’a pas expliqué pourquoi la conclusion de la juge Sadrehashemi dans la décision Zhang no 2, selon laquelle les « mesures correctives » étaient des euphémismes employés pour désigner les pratiques coercitives, ne serait plus vraie. Comme la juge Sadrehashemi l’a souligné dans la décision Zhang no 2 :

[12] La conclusion de la SAR selon laquelle les demandeurs n’encourraient qu’une sanction pécuniaire pour leur infraction était aussi fondée, en partie, sur l’examen qu’elle avait fait des avis délivrés par le bureau de planification familiale de Shanghai après que l’épouse de M. Zhang ne se fut pas présentée à son rendez-vous pour la vérification de son dispositif intra-utérin. La SAR a conclu que ces avis étayaient l’opinion selon laquelle les autorités de Shanghai se contentent d’imposer des sanctions pécuniaires en cas de violation des règles de planification familiale. Je suis d’avis que l’examen de ces avis fait par la SAR est déficient. La SAR a conclu que les mentions d’autres mesures, comme des [traduction] « mesures forcées » et des « mesures correspondantes », étaient vagues et n’étaient donc pas importantes à l’égard de sa conclusion selon laquelle seule une sanction pécuniaire était imposée à Shanghai. La SAR est parvenue à cette conclusion sans tenir compte de la preuve documentaire dont elle disposait, qui indiquait que des termes vagues comme « mesures correctives » figurant dans les avis et les documents du gouvernement étaient des euphémismes employés pour désigner les pratiques coercitives de régulation des naissances comme les stérilisations et les avortements forcés. Un problème semblable a été souligné par la Cour aux paragraphes 10 à 12 de la décision Zheng c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 608.

[39] Dans sa décision, la SAR n’a abordé nulle part cette conclusion précise de la décision Zhang no 2 et elle n’a pas non plus expliqué pourquoi elle s’écartait de la décision de la Cour. L’absence d’explication est d’autant plus flagrante que la SAR a tiré sa conclusion en se fondant sur des éléments de preuve remontant à plusieurs années, soit au moment où la décision antérieure de la SAR avait été rendue.

[40] Dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Yansane, 2017 CAF 48, au paragraphe 25, la Cour d’appel fédérale a affirmé « qu’un tribunal administratif auquel on renvoie un dossier doit toujours tenir compte de la décision et des conclusions de la cour de révision, à moins que de nouveaux faits ne puissent justifier une analyse différente ». Dans la présente affaire, la SAR s’est fondée en partie sur les mêmes faits, mais elle n’a pas tenu compte de la conclusion de la Cour dans la décision Zhang no 2.

[41] Deuxièmement, la SAR a reconnu que des mesures coercitives de régulation des naissances, comme les stérilisations forcées, étaient toujours employées en Chine. Or, elle n’a pas expliqué pourquoi les mentions de « mesures coercitives » dans les avis envoyés aux demandeurs n’incluaient pas les stérilisations forcées.

[42] Le défendeur soutient que les demandeurs ont [traduction] « mal interprété » les conclusions de la SAR sur la stérilisation forcée et n’ont « pas tenu compte du contexte » et que les conclusions doivent être examinées « dans le contexte de l’évaluation par la SAR des éléments de preuve », y compris de ses conclusions selon lesquelles la stérilisation forcée est illégale. Je rejette cet argument, car il ne dissipe pas les doutes concernant l’utilisation d’euphémismes par les autorités de planification familiale pour cacher leurs actes illégaux, comme les demandeurs le prétendent.

[43] Le défendeur avance également que la SAR n’a pas répété d’erreurs. Le défendeur soutient que la SAR a tenu compte des éléments de preuve mentionnés par les demandeurs, mais qu’elle a eu raison de privilégier les éléments de preuve objectifs les plus récents, et que, dans la décision Zhang no 2, l’examen de la décision antérieure de la SAR avait été effectué à la lumière du dossier qui était à la disposition du décideur à l’époque.

[44] À mon avis, l’argument du défendeur est contredit par la propre conclusion de la SAR. Comme je le mentionne plus haut, la SAR ne s’est pas simplement fondée sur ce qui était alors le plus récent CND pour conclure que le demandeur principal ne serait pas exposé à un risque de stérilisation. Elle a plutôt renvoyé directement à des éléments de preuve datant de 2016 pour appuyer sa conclusion.

[45] À la lumière des conclusions qui précèdent et en l’absence d’explications quant à la raison pour laquelle les « mesures coercitives » décrites dans les avis envoyés aux appelants n’étaient pas un euphémisme pour désigner des pratiques plus oppressives, comme la Cour l’a précédemment conclu, la décision est dépourvue de la transparence, de l’intelligibilité et de la justification nécessaires, et elle est donc déraisonnable.

C. La SAR a‑t‑elle eu tort de conclure à l’absence d’un risque prospectif?

[46] Les conclusions que j’ai tirées précédemment sont déterminantes quant à l’argument du défendeur concernant la conclusion de la SAR à l’égard du risque prospectif. Plus précisément, puisque je juge que la conclusion de la SAR selon laquelle les « mesures coercitives » mentionnées dans les avis envoyés aux appelants ne comprenaient pas les stérilisations forcées est déraisonnable, cela rend également déraisonnable la conclusion de la SAR selon laquelle le demandeur principal ne serait pas exposé à un risque de stérilisation, mais n’aurait qu’à payer des frais de compensation sociale.

V. Conclusion

[47] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

[48] Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑10632‑22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision faisant l’objet du contrôle est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision.

  3. Aucune question n’est certifiée.

« Avvy Yao‑Yao Go »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑10632‑22

 

INTITULÉ :

YAOCHUN ZHANG, XUCHEN ZHANG c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 SEPTEMBRE 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GO

 

DATE DES MOTIFS :

LE 11 OCTOBRE 2023

 

COMPARUTIONS :

Elyse Korman

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Margherita Braccio

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Elyse Korman

Korman & Korman LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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