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Date : 20231010

Dossier : IMM-8838-21

Référence : 2023 CF 1342

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 10 octobre 2023

En présence de monsieur le juge Andrew D. Little

ENTRE :

DAVID CAMILO ERASO AGUDELO

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Dans une décision datée du 10 novembre 2021, la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté la demande d’asile du demandeur au titre de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). La SPR a conclu qu’il existait des raisons sérieuses de penser que le demandeur d’asile s’était rendu complice de crimes contre l’humanité. Par conséquent, il était exclu de la protection accordée aux réfugiés aux termes de l’article 98 de la LIPR et de l’alinéa Fa) de l’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés.

[2] Dans le cadre de sa demande de contrôle judiciaire, le demandeur a soutenu que la décision de l’agent était déraisonnable et qu’elle devrait être annulée conformément aux principes énoncés dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 RCS 653.

[3] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la demande doit être rejetée.

I. Événements à l’origine de la présente demande

[4] Le demandeur est un citoyen de la Colombie. En 2002, à l’âge de 16 ans, il s’est enrôlé dans l’armée colombienne. Il a terminé l’école militaire en 2005. Il est resté dans l’armée jusqu’à la fin de 2007. Durant cette période, l’armée colombienne combattait les Forces armées révolutionnaires de Colombie (connues sous le nom de « FARC »).

[5] En avril 2007, à titre de sous-lieutenant responsable d’environ 25 soldats, le demandeur a participé à une mission durant laquelle d’autres membres de l’armée colombienne ont tué des civils. Les civils tués ont faussement été classés comme des guérilleros des FARC tués au combat (désignés comme de « faux résultats positifs »). Le demandeur n’a pas personnellement pris part à ces exécutions. Selon son témoignage, il n’a, à aucun moment, participé au combat et n’a jamais déchargé son arme et il a tenté délibérément de nuire à la mission de différentes manières.

[6] Le demandeur a appris, quelques jours après la fin de la mission en avril 2007, que deux faux résultats positifs avaient été enregistrés durant cette mission. Il l’a signalé à son officier supérieur et a demandé une libération du service militaire. Après avoir fait l’objet de mesures disciplinaires en raison de son comportement durant la mission, le demandeur a été libéré de l’armée en octobre 2007.

[7] En 2017, le demandeur a demandé l’asile au Canada parce qu’il craignait l’armée colombienne s’il retournait en Colombie. La question de savoir s’il était exclu de la protection accordée aux réfugiés en raison de sa complicité dans l’exécution par l’armée colombienne de civils relevés comme de « faux résultats positifs » a été soulevée.

[8] La SPR a invité le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile à participer à ses audiences. Le ministre a décidé de ne pas intervenir. Dans une lettre datée du 30 janvier 2018, l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) a indiqué que les antécédents du demandeur dans le service militaire avaient été minutieusement analysés par les responsables de l’immigration à Bogotá et à Ottawa (vraisemblablement en raison de la demande de résidence permanente présentée précédemment par le demandeur à titre de personne à charge de son père). La lettre de l’ASFC indiquait qu'en 2011, [traduction] « après une enquête approfondie, il a été conclu qu’une décision d’interdiction de territoire ne serait pas rendue » au titre de l’article 35 de la LIPR.

[9] La SPR a soutenu qu’elle devait néanmoins établir si le demandeur était exclu de la protection accordée aux réfugiés aux termes de l’article 98 de la LIPR et de l’alinéa Fa) de l’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés. Selon ces dispositions, les personnes dont il y a des raisons sérieuses de penser qu’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité ne peuvent avoir la qualité de réfugié.

[10] La SPR a conclu que les faux résultats positifs étaient un crime contre l’humanité dans la mesure où il y a eu des meurtres de civils par des acteurs relevant de l’État.

[11] La SPR a fait mention d’éléments de preuve qui indiquaient que, entre 2002 et 2008, les brigades de l’armée partout en Colombie exécutaient couramment des civils pour montrer à leurs supérieurs qu’ils avaient obtenu des résultats « positifs » dans la guerre contre les guérilleros. La SPR a conclu que le nombre de « faux résultats positifs » en Colombie comprenait plus de 6 400 civils qui avaient été tués entre 2002 et 2008, lorsque le gouvernement de la Colombie était en guerre contre les FARC. Le demandeur était au service de l’armée colombienne durant cette période.

[12] La SPR a conclu que les « exécutions étaient dans une large mesure systématiques et presque toutes les brigades de chacune des divisions se seraient livrées à de telles exécutions de civils ».

[13] Dans le cadre de sa décision, la SPR a tenu compte des principes permettant d’établir l’existence d’une complicité qui sont énoncés dans l’arrêt Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40, [2013] 2 RCS 678. La SPR a conclu que le demandeur avait apporté une contribution significative à l’armée colombienne pendant la période où elle combattait les FARC. La SPR a conclu qu’il existait un lien entre le comportement du demandeur et les crimes commis par l’armée colombienne et le camouflage subséquent de ces crimes. Elle a conclu que le demandeur était « au courant des crimes et du camouflage et savait que son comportement aurait pour effet de les faciliter ». De manière générale, la SPR a conclu qu’il y avait « des raisons sérieuses de penser que le demandeur d’asile a volontairement apporté une contribution consciente et significative aux crimes contre l’humanité commis par l’armée colombienne ».

[14] Le demandeur a contesté la décision de la SPR dans la présente demande de contrôle judiciaire.

II. Analyse

A. Norme de contrôle

[15] La norme de contrôle applicable à la décision de fond de la SPR est celle de la décision raisonnable : voir p. ex. Mugisha c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 1055 au para 7; Al-Fahham c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 322 aux para 6-7.

[16] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable constitue un examen déférent et rigoureux par lequel la Cour détermine si la décision de l’organisme administratif est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov, aux para 12–13, 15. Les motifs du décideur, qui doivent être interprétés de façon globale et contextuelle et lus en corrélation avec le dossier dont disposait ce dernier, sont le point de départ du contrôle : Une décision raisonnable est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, notamment aux para 85, 91-97, 103, 105-106, 194; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, [2019] 4 RCS 900 aux para 2, 28-33, 61. Voir également la décision Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 aux para 8, 59-61, 66.

[17] Les erreurs que comporte une décision ou les préoccupations qu’elle soulève ne justifient pas toutes l’intervention de la Cour. Pour intervenir, la cour de révision doit être convaincue que la décision « souffre de lacunes graves » à un point tel qu’elle ne satisfait pas aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. Les lacunes ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires; elles doivent être suffisamment capitales ou importantes pour rendre la décision déraisonnable : Vavilov, au para 100; Société canadienne des postes, au para 33; Alexion Pharmaceuticals Inc c Canada (Procureur général), 2021 CAF 157, [2022] 1 RCF 153 au para 13.

[18] À moins de circonstances exceptionnelles, il n’appartient pas à la Cour d’approuver ou de rejeter la décision faisant l’objet du contrôle ni d’apprécier à nouveau le bien-fondé de celle-ci ou la preuve : Vavilov, aux para 83, 125, 126; Alexion Pharmaceuticals, au para 24.

B. La SPR a-t-elle commis une erreur susceptible de contrôle en omettant d’appliquer les principes de complicité énoncés dans l’arrêt Ezokola?

[19] Le demandeur a reconnu dans ses observations que la SPR avait énoncé correctement à plusieurs reprises dans sa décision le critère juridique de la complicité qui est énoncé dans l’arrêt Ezokola. Le critère exigeait de démontrer que le demandeur avait « volontairement apporté une contribution consciente et significative aux crimes » du groupe qui les aurait commis. Toutefois, le demandeur a soutenu que la SPR avait commis une erreur de droit lorsqu’elle avait appliqué le critère de la complicité.

[20] Le demandeur a présenté deux principaux arguments. Premièrement, il a soutenu que, lorsqu’elle a évalué si le demandeur avait apporté volontairement une contribution significative et consciente, la SPR a omis d’analyser la question de savoir si le demandeur avait apporté une contribution significative « aux crimes ou au dessein criminel du groupe » comme l’exige l’arrêt Ezokola : para 8, 29, 87-88, 91-92.

[21] Plus particulièrement, le demandeur a fait valoir que la SPR avait commis une erreur de droit lorsqu’elle a conclu qu’il avait apporté une « contribution significative à l’armée colombienne », au lieu d’établir s’il avait apporté une contribution significative aux crimes ou au dessein criminel de l’armée. Le demandeur a soutenu que la SPR n’avait en fait tiré aucune conclusion quant à la question de savoir s’il avait apporté une contribution significative aux crimes commis par l’armée colombienne. En lien avec cette observation, le demandeur a affirmé que la SPR avait commis une erreur en analysant l’ensemble de sa carrière militaire plutôt que la période clé en question (de décembre 2006 à avril 2007).

[22] Le demandeur a également fait valoir que, selon le résumé fait par la SPR de sa brève carrière militaire, il était difficile de comprendre comment elle avait pu conclure que sa contribution à l’armée avait été significative, même si c’était le critère. Le demandeur n’a pas participé au combat et n’a pas dégainé son arme et a principalement fait du travail de reconnaissance et de collecte de renseignements auprès de civils dans le cadre de trois missions, dont l’une a duré neuf jours.

[23] Deuxièmement, le demandeur a affirmé que la SPR n’avait pas adéquatement tenu compte de la mens rea (l’intention coupable) dans son analyse de la complicité comme l’exige l’arrêt Ezokola parce qu’elle n’a pas cherché à établir s’il avait eu l’intention de contribuer aux crimes de l’armée colombienne. Selon le demandeur, la SPR a commis une erreur parce qu’elle avait retenu son témoignage selon lequel il avait délibérément tenté de saboter la mission d’avril 2007, ce qui supposait qu’il n’avait pas eu l’intention de contribuer aux crimes de l’armée. Il a renvoyé aux paragraphes 89 et 90 de l’arrêt Ezokola et au paragraphe 54 dans lequel la Cour suprême fait référence au Statut de Rome.

[24] Le défendeur était en désaccord. Le défendeur a souligné que les motifs de la SPR démontraient qu’elle savait très bien qu’elle devait évaluer [traduction] « la contribution [du demandeur] au crime ou au dessein criminel » de l’organisation. Le défendeur a soutenu que la SPR avait le droit d’évaluer cette contribution en analysant la carrière de la personne et sa contribution volontaire à l’organisation responsable du crime (citant Wijenayake c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1224 au para 70). Le défendeur a souligné que la SPR avait tenu compte de la contribution du demandeur aux faux résultats positifs et qu’elle avait analysé le moment où le demandeur avait pris connaissance des faux résultats positifs et les actes qu’il avait posés par la suite, plus particulièrement sa participation volontaire à l’opération d’avril 2007 et sa participation continue et indirecte aux activités de l’armée après la fin de son service militaire. Le défendeur a soutenu qu’il était loisible à la SPR de conclure que le demandeur avait apporté une contribution significative à l’armée, notamment qu’il avait une conscience subjective du dessein criminel de l’armée à l’égard des faux résultats positifs.

[25] Pour ce qui est de la question de la mens rea, le défendeur a fait remarquer que la SPR avait expressément tenu compte du témoignage du demandeur selon lequel il avait délibérément retardé sa partie de la mission, bien que le défendeur ait soutenu que la SPR n’avait pas nécessairement retenu ce témoignage. Le défendeur a mentionné les conclusions de la SPR selon lesquelles le demandeur avait gardé le silence après avoir été informé des « faux résultats positifs » et avait continué à aider l’armée à atteindre ses objectifs après avoir entendu les rumeurs au sujet des « faux résultats positifs » plusieurs mois avant la mission d’avril 2007.

[26] Après avoir appliqué la norme de contrôle de la décision raisonnable, je souscris à la position du défendeur selon laquelle la SPR n’a pas commis une erreur susceptible de contrôle.

[27] Premièrement, la SPR a mentionné à maintes reprises la bonne norme juridique à appliquer pour établir l’existence d’une complicité, comme l’indique l’arrêt Ezokola. Au début de ses motifs, la SPR a déclaré ce qui suit :

[9] Il n’est pas nécessaire que le demandeur d’asile ait participé directement aux crimes contre l’humanité, aux crimes de guerre ou aux crimes contre la paix. Il est possible de conclure que la personne s’est rendue complice de crimes s’il existe un lien entre cette personne et la conscience du crime ou du dessein criminel du groupe. La Cour suprême du Canada a statué que ce lien est établi lorsqu’il existe des raisons sérieuses de penser que le demandeur d’asile a volontairement apporté une contribution consciente et significative aux crimes ou au dessein criminel du groupe qui les aurait commis. La simple association ou l’acquiescement passif ne suffisent pas pour conclure à la complicité.

[10] La norme applicable suivant le critère est celle des « raisons sérieuses de penser », qui est moins stricte que la norme civile de « la prépondérance des probabilités », mais plus stricte que le « simple soupçon ou des motifs raisonnables de soupçonner ».

[28] Le demandeur n’a pas contesté ces énoncés de droit et, en fait, il a expressément convenu que le paragraphe 9 des motifs de la SPR était correct : voir Ezokola, aux para 8, 91-92, 101-102. La SPR a fait d’autres énoncés juridiques ou conclusions corrects à l’égard de questions pertinentes, notamment au paragraphe 34 et dans sa conclusion, au paragraphe 54, de ses motifs. La SPR a également énoncé et examiné les six facteurs fournis par la Cour suprême pour baliser l’analyse visant à déterminer si une personne a ou non volontairement apporté une contribution significative ou consciente à un crime ou à un dessein criminel : Ezokola, au para 91. Le demandeur n’a pas soutenu que la SPR avait commis une erreur dans l’utilisation de ces facteurs.

[29] Deuxièmement, la SPR n’a pas commis une erreur de droit simplement parce qu’elle a évalué la contribution que le demandeur a apportée à l’armée et a tiré une conclusion à cet égard. Dans l’arrêt Ezokola, la Cour suprême a soutenu que l’existence du lien requis entre la personne et le comportement criminel du groupe n’exige pas que la contribution de l’accusé [traduction] « vise la perpétration de crimes identifiables précis »; elle peut viser un « dessein commun plus large, comme la réalisation de l’objectif d’une organisation par tous les moyens nécessaires, y compris la commission de crimes de guerre » : Ezokola, au para 87 (citant R (J.S. (Sri Lanka)) v Secretary of State for the Home Department, [2010] UKSC 15, [2011] 1 AC 184 au para 38). La Cour suprême a également déclaré qu’étant donné que toute forme ou presque de contribution apportée à un groupe peut être considérée comme favorisant la réalisation de son dessein criminel, le degré de contribution doit être soupesé avec soin. L’exigence voulant que la contribution soit significative se révèle cruciale afin d’éviter un élargissement déraisonnable de la notion de participation criminelle en droit pénal international : Ezokola, au para 88.

[30] Conformément aux directives énoncées dans l’arrêt Ezokola aux paragraphes 87 et 88, la Cour a conclu qu’il ne s’agit pas d’une erreur susceptible de contrôle d’évaluer la contribution d’un demandeur à une organisation qui a commis des crimes si cette organisation exploitait un réseau ou avait en place une politique de crimes généralisés contre l’humanité ou de crimes de guerre : Wijenayake, aux para 13, 27, 67, 70 (actes de violence généralisés et systémiques commis par la police, y compris la torture durant le traitement des dossiers criminels et les interrogations); Al-Fahham aux para 25-29, 31 (crimes généralisés contre l’humanité commis selon la politique et la philosophie du parti du gouvernement); Rutayisire c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 970 aux para 21-22, 46-49 (génocide planifié et mis en œuvre par le gouvernement central du Rwanda); Ali c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 698 aux para 14, 20, 54-56 (système fondé sur la torture généralisée et d’autres violations généralisées des droits de la personne, y compris les disparitions, les exécutions et la violence sexuelle contre des civils et des groupes identifiables); Yousif c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 128 aux para 13, 27-31 (la Garde républicaine d’élite précisément affectée dans les marais du sud de l’Iraq dans le but d’y commettre des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité); Sarwary c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 437 aux para 7, 42-49 (recours systémique et fréquent à la torture par la police nationale dans les prisons afghanes); Talpur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 822 aux para 33-44 (actes de violence commis par la police, y compris la torture et les exécutions).

[31] De plus, conformément à l’arrêt Ezokola, la Cour a insisté sur le fait que la simple association avec une organisation ou la seule appartenance à celle-ci (y compris l’armée), sans plus, ne peuvent équivaloir à de la complicité : Niyungeko c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 820 aux para 58-65; Concepcion c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 544 au para 17. Comme le juge O’Reilly l’a affirmé dans la décision Concepcion, « [l]a preuve doit démontrer, au moins, que la personne a apporté une contribution importante à un crime ou au dessein criminel de l’organisation, pas seulement une contribution à l’organisation ».

[32] L’analyse de la complicité repose en grande partie sur les faits : Ezokola, aux para 10, 91, 92.

[33] Troisièmement, il faut également rappeler que la tâche de la SPR consistait à évaluer les éléments de preuve selon la « norme de preuve particulière » énoncée à l’alinéa Fa) de l’article premier et fondée sur l’existence de « raisons sérieuses de penser », qui est une norme moins élevée que la norme de la prépondérance des probabilités généralement applicable en matière civile : Ezokola, aux para 8, 101-102.

[34] Quatrièmement, eu égard aux circonstances de l’espèce, la SPR a conclu au sujet des faux résultats positifs de l’armée colombienne que les « exécutions étaient dans une large mesure systématiques et [que] presque toutes les brigades de chacune des divisions se seraient livrées à de telles exécutions de civils ». En ce qui concerne la contribution du demandeur à ces crimes, la SPR a examiné la nature de l’association du demandeur avec l’armée colombienne et ses activités, ainsi que le degré de sa contribution. La SPR a tenu compte de son grade dans l’armée, de ses responsabilités de commandant d’un peloton et des activités qu’il a menées au sein de deux bataillons auxquels il avait été affecté et a conclu que le demandeur avait contribué de manière importante à l’armée colombienne pendant sa période de déploiement. Il avait joué un rôle actif dans la collecte de renseignements, les contacts avec les civils et les patrouilles visant à repérer les FARC avec qui l’armée était en conflit. Il avait participé activement aux opérations militaires visant à combattre les FARC et avait joué un rôle de leadership au sein de l’organisation en tant que commandant d’un peloton d’environ 25 soldats. Il avait occupé un poste qui lui conférait une certaine autorité et il avait exercé un certain contrôle sur les soldats sous ses ordres.

[35] Le demandeur affirme à juste titre que, dans la section de l’analyse faite par la SPR qu’il a contestée en particulier, la SPR n’a pas fait mention d’un comportement précis ayant contribué aux crimes ou au dessein criminel de l’armée. Il aurait peut-être été préférable que la SPR en fasse mention de manière explicite à ce moment-là. Toutefois, je ne crois pas que cette omission porte un coup fatal au caractère raisonnable de la décision de la SPR en l’espèce, étant donné qu’un peu plus loin, dans les motifs, la SPR a bel et bien cerné la nature du comportement en question et a évalué les connaissances et le comportement du demandeur en lien avec les crimes de l’armée colombienne.

[36] Plus précisément, le demandeur a contesté la conclusion de la SPR figurant sous le titre « Le demandeur d’asile a apporté une contribution significative » et sous la rubrique « Degré de contribution du demandeur d’asile ». Après cette section, la SPR a examiné la question de savoir si le demandeur avait apporté une contribution consciente et la question de savoir s’il existait un « lien entre le comportement du [demandeur] et le comportement criminel du groupe », en examinant entre autres la « connaissance qu’il avait que son comportement faciliterait la perpétration des crimes ou la réalisation du dessein criminel ». La SPR a tenu compte de la période passée par le demandeur au sein de l’armée, particulièrement après avoir pris connaissance des crimes ou du dessein criminel de l’organisation.

[37] Ensuite, la SPR a relevé dans son analyse le comportement du demandeur après qu’il a commencé à entendre des rumeurs sur les « faux résultats positifs », puis lorsqu’il a appris qu’ils s’étaient produits durant la mission d’avril 2007. En plus d’avoir continué à participer de façon générale aux activités de l’armée, le demandeur a dirigé activement un peloton durant cette mission.

[38] La SPR a conclu que le demandeur avait déclaré qu’il savait avant l’exécution de cette mission que cette mission n’était pas légitime et qu’elle allait entraîner de « faux résultats positifs »; le demandeur n’a pas contesté ces conclusions. Au cours de la mission, deux civils ont été tués et classés comme de « faux résultats positifs », mais le demandeur n’était pas impliqué dans le stratagème des faux résultats positifs. La SPR a également mentionné que le demandeur avait contribué à camoufler les faux résultats positifs en ne les dévoilant pas aux agents canadiens qui l’avaient interrogé.

[39] Dans son analyse, la SPR a conclu qu’il y avait un lien entre le comportement du demandeur et les crimes commis par l’armée colombienne et qu’il « savait que son comportement aurait pour effet de […] faciliter » la perpétration et le camouflage des crimes. L’analyse cadrait avec les exigences relatives à la complicité énoncées dans l’arrêt Ezokola, y compris l’aspect de la mens rea : voir Ezokola, en particulier aux para 71, 87, 89.

[40] D’après les conclusions de la SPR, il est possible de constater qu’il ne s’agissait pas d’une affaire concernant une simple appartenance à l’armée colombienne ou une simple association avec celle-ci. La SPR n’a pas non plus examiné uniquement l’ensemble de la carrière militaire du demandeur sans tenir compte de la période de décembre 2006 à avril 2007, comme l’a affirmé le demandeur.

[41] Même si des faits auraient pu mener la SPR à tirer une autre conclusion ou même si les faits étaient peut-être moins convaincants que ceux d’autres affaires dont a déjà été saisie la Cour, je ne suis pas autorisé, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, à examiner le bien-fondé de la décision de la SPR. De même, je ne peux décider si la SPR a tiré la bonne conclusion et y substituer ma propre conclusion si je suis en désaccord : Vavilov, aux para 75, 83 et 125-128.

[42] Compte tenu de l’ensemble des motifs de la SPR, y compris les énoncés exacts qu’elle a répétés au sujet du critère juridique applicable à la complicité (particulièrement aux paragraphes 9, 34 et 54 de ses motifs), la SPR n’a pas commis une erreur susceptible de contrôle en appliquant les principes énoncés dans l’arrêt Ezokola à la preuve comme l’a soutenu le demandeur. Au regard de la norme de contrôle de la décision raisonnable énoncée dans l’arrêt Vavilov, la décision de la SPR est justifiée parce qu’elle respectait les contraintes juridiques et factuelles qui avaient une incidence sur sa décision et que son raisonnement était intelligible et transparent. Par conséquent, rien ne permet de justifier l’intervention de la Cour : voir Vavilov, aux para 15, 85, 99, 300-301.

III. Conclusion

[43] Par conséquent, la demande sera rejetée.

[44] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier aux fins d’un appel, et aucune question n’est soulevée dans le cadre de la présente demande.


JUGEMENT dans le dossier IMM-8838-21

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2. Aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel au titre de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

« Andrew D. Little »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-8838-21

INTITULÉ :

DAVID CAMILO ERASO AGUDELO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 MAI 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE A. D. LITTLE

DATE DES MOTIFS :

LE 10 OCTOBRE 2023

COMPARUTIONS :

Richard Wanza

Pour le demandeur

Mahan Keramati

Idorenyin Udoh-Orok

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

WanzaLaw

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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