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Date : 20230921


Dossier : T-1524-23

Référence : 2023 CF 1274

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Vancouver (Colombie-Britannique), le 21 septembre 2023

En présence de monsieur le juge Lafrenière

ENTRE :

KURT BURNSTICK

demandeur

et

CHEF GEORGE ARCAND JR. et
LE CONSEIL DE LA PREMIÈRE NATION ALEXANDER

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le 28 juin 2023, le Règlement électoral coutumier du gouvernement de la tribu Alexander [le Règlement électoral coutumier], qui régissait le processus électoral de la Première Nation Alexander [la PNA] depuis 1987, a été abrogé et remplacé par la Loi électorale kipohtakaw de la Première Nation Alexander [la Loi électorale], à l’issue d’un vote de ratification auquel les membres de la PNA avaient participé, conformément à un règlement qui avait été récemment promulgué, le Règlement sur la ratification kipohtakaw de la Première Nation Alexander [le Règlement sur la ratification]. La Loi électorale régit désormais les élections générales de la PNA prévues la semaine prochaine, soit le 25 septembre 2023.

[2] Le 21 juillet 2023, le demandeur, Kurt Burnstick, membre et ancien chef de la PNA, a présenté une demande de contrôle judiciaire contre les défendeurs, le chef et le conseil actuels de la PNA, en vue d’obtenir un jugement déclaratoire selon lequel la Loi électorale et le Règlement sur la ratification n’avaient pas été légitimement adoptés. Dans la foulée, le demandeur a sollicité, en urgence, une ordonnance provisoire interdisant l’application de la Loi électorale pour les élections à venir.

[3] À la suite d’une conférence sur la gestion de l’instance, les avocats des parties ont convenu que, pour éviter le dédoublement des procédures et le gaspillage des ressources de la Cour, la demande sous-jacente devrait être instruite de façon accélérée pour qu’une décision puisse être rendue avant la date des élections. Les délais prévus à la partie 5 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, pour la signification des affidavits, la tenue des contre-interrogatoires et la mise en état des dossiers des parties ont donc été raccourcis, et l’affaire a été entendue le 18 septembre 2023.

[4] En bref, le demandeur soutient que la promulgation prétendue de la Loi électorale, au moyen d’un vote de ratification visant [traduction] « l’abrogation et le remplacement » du Règlement électoral coutumier, était invalide parce que l’article 35 de ce dernier exige le dépôt d’une pétition signée par au moins 51 % des électeurs de la PNA dans le cadre du processus de modification. Les parties ne contestent pas que la procédure de modification en question n’a pas été suivie. Le demandeur lui-même n’est pas opposé à la modification de la Loi électorale de la PNA. La préoccupation qu’il a soulevée tenait au fait que le code électoral ne doit pas changer pour s’adapter au programme d’un chef ou d’un conseil particulier en exercice.

[5] La position des défendeurs est que le code électoral n’est pas immuable et que, lorsqu’il existe un large consensus au sein de la collectivité, la méthode ou le seuil d’approbation des modifications apportées à leur code électoral peuvent être modifiés, même dans un cas où ils avaient été précédemment été consignés par écrit dans un code coutumier.

[6] Comme je l’explique ci-dessous, je ne suis pas convaincu qu’il y a lieu d’intervenir en l’espèce. À mon avis, les défendeurs n’ont commis aucune erreur susceptible de contrôle en promulguant le Règlement sur la ratification et en adoptant finalement la Loi électorale. La preuve incontestée dont je suis saisie établit que la modification du code électoral de la PNA fait suite à un processus consultatif complet, transparent et inclusif mené sur plusieurs mois par la collectivité, processus qui s’est soldé par un référendum au cours duquel une majorité des membres admissibles de la PNA ont voté en faveur des changements.

[7] Même si les anciens chefs et conseils étaient conscients du désir de réforme électorale parmi leurs membres depuis plus de deux décennies, les dirigeants de la PNA n’ont pas été en mesure de mettre en œuvre une telle réforme. Les membres de la collectivité étaient manifestement motivés par le désir de moderniser les règles électorales de la PNA et de rendre celles-ci conformes à l’article 15 de la Charte, notamment en accordant le droit de vote aux membres hors réserve, un objectif qui avait été prescrit par la Cour suprême du Canada, mais qui s’était avéré difficile à atteindre en raison du seuil élevé d’appui exigé par le processus de pétition. Il faut reconnaître que la PNA a mené à bien ce projet, après plusieurs tentatives de réforme infructueuses.

II. Les faits

[8] Le demandeur se fonde sur son propre affidavit et celui de Malinda Arcand à l’appui de sa demande. En guise de réponse, les défendeurs ont déposé quatre affidavits, soit les affidavits de Rene Paul, Sandra Relling, Jody Kootenay et Colette Arcand. Aucun des déposants n’a été contre-interrogé. Par conséquent, les faits sous-jacents à la présente affaire ne sont pas vraiment en cause en l’espèce.

[9] La PNA est une Nation nehiyâw (crie) qui est signataire du Traité no 6 et une « bande » au sens de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I-5 [la Loi sur les Indiens]. Elle compte 2 481 membres en Alberta, dont 982 vivent dans la réserve et 1 499 hors de la réserve.

[10] Avant la promulgation de la Loi électorale, la PNA menait ses élections conformément au Règlement électoral coutumier. Ce dernier avait été adopté lors d’une assemblée générale de la bande tenue en 1987, au cours de laquelle 33 des 47 membres présents avaient voté en faveur de son adoption et apposé leur signature sur une pétition à cet effet. Le Règlement électoral coutumier a été soumis au ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien [AINC] et a été approuvé par décret ministériel en janvier 1988.

[11] L’alinéa 1c) du Règlement électoral coutumier donne la définition suivante d’« électeur » qui a le droit de voter aux élections de la Première Nation Alexander :

[traduction]
(c) « Électeur » s’entend de toute personne qui répond aux conditions suivantes :

(i) elle est âgée d’au moins vingt et un (21) ans;

(ii) elle est membre de la tribu Alexander;

(iii) elle réside ordinairement ou réside depuis au moins un (1) mois dans la réserve Alexander;

(iv) elle n’est ni le président d’élection ni son adjoint officiel.

[12] Comme il a été mentionné précédemment, l’article 35 du Règlement électoral coutumier indique que le [traduction] « Règlement ne peut être modifié que si cinquante et un (51 %) des électeurs de la tribu Alexander donnent leur appui en signant une pétition à cet égard ».

[13] L’exigence prévue à l’alinéa 1c)(iii) du Règlement électoral coutumier, selon laquelle les membres doivent résider ordinairement ou résider depuis au moins 30 jours dans la réserve pour avoir le droit de voter, a été un point de discorde dès le début. Près de deux décennies plus tard, Mme Relling, membre de la PNA résidant hors réserve, a mené des efforts pour contester cette exigence en demandant un contrôle judiciaire de la décision du président d’élection de l’exclure de la liste électorale et en demandant une injonction provisoire en vue de suspendre les élections générales qui devaient avoir lieu en octobre 2017.

[14] Dans une décision non publiée datée du 30 septembre 2017 (dossier de la Cour : T-1260-17), le juge Richard Southcott a conclu que Mme Relling avait soulevé une question grave devant être examinée dans le cadre de la demande sous-jacente à la lumière de l’arrêt Corbiere c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 RCS 203. Dans cet arrêt, la Cour suprême du Canada a déclaré qu’une exigence de résidence dans la réserve, applicable au droit de vote aux élections de la bande tenues au titre du paragraphe 77(1) de la Loi sur les Indiens, contrevenait au paragraphe 15(1) de la Charte. Le juge Southcott a toutefois conclu que l’importance du droit en cause ne se traduisait pas nécessairement par un préjudice irréparable pour la partie qui faisait valoir ce droit et qui attendait qu’il soit statué sur celui-ci. En refusant de rendre l’injonction, il a jugé que le Règlement électoral coutumier devait être réformé par l’entremise d’un processus interne à la PNA, conformément à ses coutumes. Au paragraphe 26, le juge a ajouté que la Cour [traduction] « devrait se garder de s’ingérer outre mesure dans les affaires politiques d’une bande des Premières Nations ». Ses observations finales sont pertinentes en l’espèce :

[traduction]
[28] En outre, je relève les réserves formulées par les conseillers favorables quant au fait que le recours à l’article 35 du Règlement pour demander la modification de l’exigence de résidence sont quelque peu circulaires, puisque le Règlement exige l’approbation de 51 % des électeurs tels qu’ils sont actuellement définis, c’est-à-dire en excluant les membres hors réserve. Toutefois, comme les conseillers opposés l’ont reconnu dans leurs observations, le nouveau chef et le nouveau conseil qui seront élus lors des élections imminentes, ainsi que la Première Nation Alexander elle-même, seront appelés à exercer leurs activités avec pour toile de fond la demande de contrôle judiciaire présentée par Mme Relling. Je relève également que la Cour a déjà ordonné que la présente instance fasse l’objet d’une gestion spéciale, ce qui peut accélérer l’instruction de l’affaire en vue d’une décision relativement aux arguments constitutionnels. Bien que la Cour et les parties ne puissent pas savoir qui sera élu aux postes de chef et de conseiller, l’ancien chef et les anciens conseillers qui ont pris part à la présente requête ont tous exprimé leur intérêt quant à la modification de l’exigence de résidence ou, à tout le moins, quant à la mise en place d’un processus démocratique permettant d’envisager une telle modification. Dans ce contexte, il est préférable de permettre la tenue des prochaines élections, de sorte que la Première Nation Alexander puisse compter sur des représentants élus qui pourraient la guider dans l’examen des questions de gouvernance et de gestion financière qui sont soulevées dans la présente requête.

[15] En juillet 2018, Mme Relling a signé un accord de règlement avec le demandeur, qui était alors chef de la PNA, et le conseiller Marcel Paul, aux termes duquel la PNA acceptait de fournir à Mme Relling un avis concernant le processus de modification du Règlement électoral coutumier, et de lui permettre de participer au processus au même titre que les autres membres de la réserve. Cependant, il s’est avéré qu’elle n’a jamais été contactée par qui que ce soit au sein de la PNA à cet égard.

[16] Après que Mme Relling eut déposé un avis de désistement, le Conseil de la PNA a créé le [traduction] « groupe de travail chargé de modifier le Règlement électoral coutumier de la tribu du gouvernement Alexander » [le groupe de travail de 2019]. Une pétition a été ouverte aux électeurs en août 2019. Bien que des efforts aient été déployés pour offrir aux membres la possibilité de voter à d’autres dates, celles qui avaient été retenues ont été annulées en raison des restrictions liées à la COVID-19. En juin 2020, l’administration de la PNA a signalé qu’il manquait 160 voix à la pétition pour atteindre la majorité requise de 51 %. Il semble que la réforme électorale ait échoué en raison de l’apathie des électeurs admissibles, de leur réticence à signer un document public ou, encore, de leur refus d’y participer vu leur intérêt personnel à maintenir le statu quo.

[17] Le 3 septembre 2020, le président d’élection de la PNA a publié une annonce donnant des informations détaillées sur les élections générales qui étaient prévues à la fin du mois. Mme Relling s’est vu refuser à nouveau le droit de vote, parce qu’elle ne vivait pas dans la réserve Alexander. En octobre 2020, elle a présenté une demande de contrôle judiciaire pour contester la décision du directeur général des élections de ne pas lui accorder le droit de voter à l’élection. L’administration actuelle de la PNA a proposé un règlement par lequel elle invitait Mme Relling à faire partie d’un nouveau groupe de travail sur les élections qui se pencherait sur l’exclusion des membres hors réserve qui étaient privés du droit de vote aux élections de la PNA.

[18] Les défendeurs ont créé un deuxième groupe de travail sur les élections en 2021 [le groupe de travail de 2021], dont la mission était de recommander des options potentielles en matière de politique électorale. Ses membres ont été nommés par les défendeurs pour représenter autant de points de vue que possible, incluant ceux des membres résidant dans la réserve et ceux des membres résidant en dehors de la réserve.

[19] Selon la preuve dont je dispose, il est clair que le groupe de travail de 2021 exerçait ses activités de manière indépendante du chef et du Conseil, et que ses membres se sont engagés à veiller à ce que le processus et les résultats reflètent la volonté des membres. Bien que le groupe de travail de 2021 ait fourni des mises à jour au chef et au Conseil pour les informer de ses activités et des progrès réalisés, le chef et le Conseil n’ont pas dirigé ses travaux.

[20] Lors de la toute première réunion que le groupe de travail de 2021 a tenue avec les Anciens de la PNA, ces derniers ont indiqué qu’ils étaient lassés des conflits au sein de la collectivité et qu’ils voulaient du changement. Les Anciens ont discuté du processus de pétition antérieur, qui s’est retrouvé dans l’impasse et s’est avéré inefficace, et ont recommandé que le groupe de travail de 2021 élabore quelque chose de nouveau et établisse un processus en ce sens à partir de zéro. Il était important pour les Anciens que la Loi électorale reflète la PNA en tant que peuple nehiyâw au lieu d’être liée à la Loi sur les Indiens. Ces commentaires ont mené à ce que le demandeur décrit comme l’approche visant [traduction] « l’abrogation et le remplacement » du Règlement électoral coutumier.

[21] Comme l’expliquent de manière très détaillée les déposants des défendeurs, le groupe de travail de 2021 a mené 18 réunions communautaires, quatre réunions familiales, des réunions mensuelles conjointes avec les groupes de travail de la PNA sur le logement et l’appartenance à la bande, et six sondages entre le début de l’année 2022 et le milieu de l’année 2023 afin de recueillir les commentaires de la communauté et d’orienter le processus de rédaction. Il a également proposé de se rendre au domicile des membres de la PNA pour discuter des enjeux électoraux ou pour répondre à leurs questions. Au cours de ses travaux, le groupe de travail de 2021 s’est entretenu avec environ 1 200 membres. Les membres de la PNA ont eu de multiples occasions de participer au processus et d’y apporter leur contribution, et un grand nombre d’entre eux l’ont fait, y compris le demandeur.

[22] Le groupe de travail de 2021 a établi des plans de mobilisation flexibles au cours du processus, notamment en modifiant l’heure et le lieu des réunions au gré des commentaires de la communauté. Il a également mis en place des mesures incitatives pour encourager la participation des membres aux réunions de la communauté. Ces mesures incitatives consistaient généralement en des prix de présence, des tirages ou des repas offerts pour favoriser la participation des membres de la PNA.

[23] Mme Kootenay déclare dans son affidavit que les membres de la PNA étaient généralement favorables à l’élaboration d’une loi électorale et qu’ils étaient largement favorables à la procédure de ratification plutôt qu’à la procédure de pétition. Selon Mme Kootenay, ils comprenaient ce qui était généralement proposé et étaient au fait du processus en cause, puisqu’il était très similaire à celui de tenue de votes sur les revendications relatives à la cession des terres, auquel la PNA avait recours chaque année depuis plus de 20 ans.

[24] Le processus de rédaction de la Loi électorale a été itératif, notamment en ce qui concerne les aspects controversés au sein de la communauté, tels que les articles relatifs aux restrictions liées à l’âge et à l’imposition des cautions pour la présentation des candidatures et pour les candidats aux élections. Lors de chaque réunion, le groupe de travail de 2021 distribuait un dossier d’information actualisé dans lequel figuraient les derniers changements apportés à l’ébauche du texte. La formulation du texte de loi a été décidée collectivement par les membres du groupe de travail de 2021, en fonction de la contribution collective des membres.

[25] Lorsque le texte de la Loi électorale a pris sa forme définitive, le groupe de travail de 2021 l’a laissé entre les mains du chef et du Conseil afin qu’ils établissent les directives quant au processus de ratification et à la procédure de vote.

[26] Le 25 mai 2023, les défendeurs ont approuvé et adopté le Règlement sur la ratification sans apporter de modifications à l’ébauche de la loi électorale. Après avoir nommé l’agent de la ratification, ils se sont retirés pour que le processus de ratification puisse être mené en toute indépendance.

[27] Le 26 mai 2023, l’administrateur de la tribu a envoyé des copies de la version définitive de l’ébauche de la Loi électorale visant l’abrogation et le remplacement du Règlement électoral coutumier. Les changements les plus notables concernaient l’âge requis pour voter et les exigences en matière de résidence. La nouvelle loi prévoyait l’abaissement de l’âge requis pour voter, celui-ci passant de 21 à 18 ans. Elle accordait également le droit de vote des membres vivant hors réserve, mais les candidats aux postes de chef et de conseiller devaient avoir vécu dans la réserve pendant au moins 90 jours consécutifs immédiatement avant les élections, au lieu des 30 jours qui étaient prévus par le Règlement électoral coutumier.

[28] Le 28 juin 2023, le vote relativement à la Loi électorale proposée a eu lieu dans la salle communautaire de la PNA. Dans son affidavit, Malinda Arcand affirme qu’elle et sa fille ne se sont pas fait demander de présenter une pièce d’identité. Elle relève que plusieurs autres personnes présentes sur le lieu de vote n’ont pas non plus été priées de présenter une quelconque pièce d’identité. De plus, elle n’a reconnu aucune des personnes qui faisaient la queue pour voter, bien qu’elle ait vécu toute sa vie dans la réserve Alexander. Le Règlement sur la ratification prévoyait un recours interne pour traiter de telles allégations, mais ni Mme Arcand ni aucun autre membre de la communauté n’a exercé ce recours.

[29] Le 29 juin 2023, l’administrateur de la tribu a annoncé que la Loi électorale avait été ratifiée et qu’elle serait en vigueur lors des élections générales de septembre. Sur un total de 682 votes de membres, il y a eu 397 votes favorables, 266 votes défavorables et 17 votes avaient été annulés. Il convient de relever que le demandeur et 50 autres personnes avec lesquelles il s’est entretenu ont choisi de ne pas participer au vote.

III. Analyse

[30] Je commence mon analyse en relevant que le demandeur a retiré sa contestation constitutionnelle de diverses dispositions de la Loi électorale. Il s’agit d’une concession appropriée, car une déclaration de constitutionnalité doit être étayée par des éléments de preuve et appuyée par une procédure permettant son entière appréciation en bonne et due forme, et une telle appréciation n’est pas possible sur la base du dossier dont je suis saisi.

[31] Le demandeur soutient que le principal point en litige dans la présente demande consiste à savoir si la prétendue promulgation de la Loi électorale, au moyen d’un vote de ratification qui visait [traduction] « l’abrogation et le remplacement » du Règlement électoral coutumier, était valide. Une question corollaire consiste à savoir si, à la lumière du libellé de l’article 35 du Règlement électoral coutumier, les défendeurs avaient compétence pour adopter le Règlement sur la ratification et modifier effectivement la définition d’« électeur » avant le vote de ratification.

[32] Les défendeurs ne sont pas d’accord. Ils soutiennent que la première question à trancher est celle de savoir si un contrôle judiciaire est la procédure appropriée pour contester la Loi électorale. Dans l’affirmative, les deux prochaines questions à trancher sont celles de savoir si la Loi électorale a été validement promulguée et si elle reflète le large consensus des membres de la PNA, et si le vote d’approbation a été entaché ou non par le versement de sommes indues. Ils soutiennent que ce n’est que si le demandeur obtient gain de cause quant à ces questions que celle relative au recours approprié devrait être abordée.

[33] Étant donné que la demande a été instruite de façon accélérée, les motifs énoncés seront brefs. Je ne vois pas l’utilité de traiter de toutes les questions énoncées par les parties, étant donné qu’au vu des éléments de preuve dont je dispose, je suis convaincu que les défendeurs n’ont commis aucune erreur susceptible de contrôle. Le Règlement électoral coutumier présentait des lacunes constitutionnelles évidentes, notamment la dénégation du droit de vote des membres vivant hors réserve, qui avaient fait l’objet de contestations judiciaires et de vaines tentatives pour les corriger depuis des années. La PNA était effectivement dans une impasse et les membres n’avaient d’autre choix que de retourner à la planche à dessin.

[34] Le demandeur s’appuie fortement sur la décision rendue par mon collègue, le juge Sébastien Grammond, dans l’affaire Pittman c Bande indienne d’Ashcroft, 2022 CF 1380 [Pittman], pour affirmer que le chef et le Conseil n’ont pas le pouvoir de « corriger » de façon indépendante les lacunes constitutionnelles perçues en changeant essentiellement les critères relatifs à la modification de la Loi électorale. Toutefois, en l’espèce, le Règlement sur la ratification avait été adopté par le chef et le Conseil pour éviter les situations mêmes en cause dans l’affaire Pittman : la modification unilatérale d’un code électoral par le chef et le conseil. Dans l’affaire Pittman, le Conseil de la bande avait adopté en 2012 une série de résolutions qui ont eu pour effet de modifier effectivement les règles d’appartenance adoptées par la bande en 1987 et d’admettre de nouveaux membres au sein de la bande conformément à ces résolutions. Peu d’éléments de preuve démontrent que qui que ce soit était au courant des résolutions de 2012 au moment où elles ont été prises ou au cours des années qui ont suivi. En 2021, le Conseil a tenu un référendum visant à abroger les règles d’appartenance de 1987 et à les remplacer par des règles similaires à celles contenues dans les résolutions. En revanche, en l’espèce, l’adoption du Règlement sur la ratification entrait dans le cadre d’un processus indépendant mis en branle par les défendeurs pour veiller à ce que toute modification du Règlement électoral coutumier émane des membres de la PNA et soit approuvée par ces derniers.

[35] Il est facile d’établir une distinction entre la présente affaire et la décision Pittman, car celle-ci portait sur l’appartenance, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. Les défendeurs ont accepté de permettre aux membres qui avaient été exclus à tort et de manière inconstitutionnelle du vote dans le passé (principalement en raison de leur statut de résidents hors réserve) de participer en tant qu’électeurs à la ratification du nouveau code électoral. Je suis convaincu que les défendeurs ont agi de façon raisonnable en définissant les électeurs aux fins du vote de ratification comme ils l’ont fait, car la définition reflétait l’opinion des membres recueillie lors des vastes consultations menées par le groupe de travail de 2021. En fait, l’inclusion des membres hors réserve dans le bassin d’électeurs était requise en application de la Charte.

[36] Le groupe de travail de 2021 a également entendu un grand nombre de discussions parmi les Anciens concernant l’âge minimal pour voter qu’allait prévoir la Loi électorale, et en particulier concernant la question de savoir si cet âge minimal devrait être de 18 ou de 21 ans. Certains Anciens étaient favorables à l’idée de permettre aux personnes âgées de 18 ans et plus de voter, tandis que d’autres soutenaient que cet âge devait être fixé à 21 ans. En fin de compte, les Anciens ont reconnu qu’il fallait faire des compromis pour adopter la Loi électorale et réaliser la réforme électorale fort nécessaire. Les défendeurs n’ont fait que suivre la volonté de l’ensemble des membres.

[37] Le demandeur soutient que l’abrogation du Règlement électoral coutumier et l’adoption de la Loi électorale ont été effectuées sans tenir compte du processus de modification existant. Cet argument est simpliste et ne tient pas compte de la situation d’impasse à laquelle la Nation était confrontée. Il n’est tout simplement pas concevable que des membres vivant dans la réserve, qui peuvent avoir un intérêt direct à maintenir le statu quo, puissent priver des membres hors réserve de leur droit manifeste à s’exprimer sur la gouvernance de leur propre Nation.

[38] Les principes récemment résumés par la juge Cecily Strickland dans la décision Première Nation des Da’naxda’xw c Peters, 2021 CF 360 [Peters] au para 72 s’appliquent en l’espèce :

la coutume électorale de la bande « n’est pas immuable »;

tout changement à cette coutume « exige un large consensus des membres »;

un tel large consensus « peut être démontré par un événement unique comme un référendum ou un vote majoritaire », comme en l’espèce.

[traduction] « La codification d’une loi écrite, adoptée par une majorité de membres, est elle-même une expression des coutumes de la communauté », comme en l’espèce.

[39] Le fardeau de preuve incombe à la partie qui tente de prouver qu’il existe un large consensus en faveur d’un changement de la coutume de gouvernance. Le demandeur fait valoir que le Règlement électoral coutumier reflète les coutumes de la communauté, mais que les circonstances entourant son adoption ne sont pas des plus convaincantes. Comme je l’ai indiqué précédemment, le Règlement électoral coutumier a été adopté lors d’une assemblée générale de la bande au cours de laquelle seuls 33 électeurs parmi ceux présents se sont exprimés en faveur de l’adoption; il s’agissait d’une assemblée générale ponctuelle à laquelle peu de personnes assistaient, dans un contexte de grande agitation politique et de confusion.

[40] Du point de vue de l’ancien Rene Paul, le Règlement électoral coutumier et le processus d’adoption de ce dernier étaient, dans l’ensemble, viciés. Selon lui, non seulement l’information sur laquelle reposait l’adoption du règlement était erronée, mais AINC n’a pas suivi sa propre politique pour permettre à la PNA de suivre les coutumes telles qu’elles sont définies dans la vision du monde nehiyâw. Même si la PNA peut s’être habituée à tenir des élections sous le régime de la Loi sur les Indiens et du Règlement électoral coutumier, il est d’avis que le code électoral adopté en 1987 ne reflétait pas les coutumes de gouvernance et de direction de la PNA qui avaient été transmises par les enseignements oraux avant la signature du traité. Cette preuve a un poids considérable.

[41] La Cour doit examiner l’ensemble des circonstances entourant une prétendue expression de la volonté du peuple afin de trancher la question de savoir si le résultat reflète réellement le large consensus de la communauté. Aux paragraphes 31-35 de la décision Taypotat c Taypotat, 2012 CF 1036, conf par 2015 CSC 30, le juge Yves de Montigny a donné des exemples tirés de la jurisprudence qui suffiraient à illustrer cette proposition, notamment la décision Première Nation du Lac des Mille-Lacs c Chapman, 1998 CanLII 8004 (CF), [1998] ACF no 752, 149 FTR 227 [Chapman]. Dans la décision Chapman, la Cour a jugé qu’un code électoral adopté à l’issue d’un vote auquel avaient pris part 86 des 300 électeurs admissibles, avec 73 voix favorables, relevait d’un large consensus. Dans le cas particulier de cette Première Nation, l’adresse d’environ 130 électeurs seulement était connue, et seuls 45 d’entre eux participaient d’habitude au processus électoral. Dans ce contexte d’abstention générale, il était en fait significatif que 86 électeurs aient voté.

[42] En l’espèce, le degré de soutien au changement est très similaire à celui observé dans l’affaire Chapman. En appliquant les principes de la décision Peters à la présente affaire, il est clair que la PNA a démocratiquement et dûment décidé d’adopter la Loi électorale et de s’yconformer.

[43] En outre, je juge qu’en soi, le vote de ratification a été mené de manière efficace et professionnelle, abstraction faite des vagues allégations formulées par Mme Arcand, et que le demandeur n’a soulevé aucune question quant à la tenue du vote en tant que telle ni contesté le fait que la Loi électorale a été approuvée par une grande majorité des membres de la PNA ayant voté. Le Règlement sur la ratification prévoyait un recours interne pour traiter de telles allégations, mais Mme Arcand ne s’en est pas prévalue. En outre, je rejette l’allégation pure et simple du demandeur selon laquelle le groupe de travail de 2021 a offert des incitatifs financiers à ceux qui assistaient aux réunions afin de les inciter à voter en faveur de la ratification de la nouvelle Loi électorale. Au vu de la preuve dont je dispose, il est clair que le droit d’un membre à des mesures incitatives n’a jamais été conditionnel à l’adoption d’une position particulière ou à un vote quelconque.

IV. Conclusion

[44] En conclusion, les défendeurs ont clairement démontré que la Loi électorale reflète le large consensus des membres de la PNA. Il serait contraire à ce large consensus de forcer la PNA à revenir au Règlement électoral coutumier, qui, selon moi, ne reflétait pas un large consensus des membres à l’époque, et certainement pas à l’heure actuelle. À mon avis, la Cour devrait se garder d’intervenir et de contrecarrer la volonté de la communauté. Par conséquent, la demande sera rejetée. Comme convenu par les parties, les dépens doivent suivre l’issue de la cause et être fixés à 4 000,00 $.

[45] Un dernier mot s’impose. Par la présente demande, le demandeur priait la Cour d’ignorer et d’écarter l’expression claire et démocratique de la volonté de la PNA de réformer sa Loi électorale – réforme que la Cour lui avait expressément demandé d’apporter dans une décision antérieure – et d’annuler les efforts considérables et consciencieux du groupe de travail dirigé par la communauté qui ont conduit à son élaboration et à son approbation définitive. Les membres de la collectivité qui ont participé à ce processus de modification, et plus particulièrement Mme Relling, qui s’est battue si durement pendant des années pour défendre le droit de vote des membres hors réserve, devraient au contraire être salués pour leur courage, leur détermination et leur persévérance à mener le processus à terme.

 


JUGEMENT dans le dossier T-1524-23

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

1) La demande est rejetée.

2) Le demandeur doit payer aux défendeurs leurs dépens afférents à la requête et à la demande, lesquels sont fixés à 4 000,00 $, taxes et débours compris.

 

« Roger R. Lafreniѐre »

 

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

T-1524-23

 

INTITULÉ :

KURT BURNSTICK c CHEF GEORGE ARCAND JR. ET LE CONSEIL DE LA PREMIÈRE NATION ALEXANDER

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Edmonton (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 18 septembre 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LAFRENIÈRE

 

DATE DES MOTIFS :

Le 21 septembre 2023

 

COMPARUTIONS :

Michael Marchen

Robert Hladun

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Aaron Christoff

Max Faille

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Hladun & Comany

Avocats

Edmonton (Alberta)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Gowling WLG (Canada) LLP

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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