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Date : 20231101


Dossier : IMM-8892-22

Référence : 2023 CF 1459

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 1er novembre 2023

En présence de madame la juge Rochester

ENTRE :

JARNAIL SINGH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Jarnail Singh, est un citoyen de l’Inde. Il sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 16 août 2022 [la décision], par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a rejeté son appel et confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR], qui avait rejeté sa demande d’asile après avoir conclu qu’il n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, du fait qu’il disposait d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] valable à Ludhiana.

[2] Le demandeur dit craindre des hommes de main, des membres du parti au pouvoir – le parti nationaliste Bharatiya Janata – et la police de Delhi. La question déterminante pour la SPR et la SAR portait sur la PRI valable à Ludhiana dont disposait le demandeur.

[3] Le demandeur soutient que la décision est déraisonnable pour les motifs suivants : (i) la SAR ne semblait pas comprendre le système de vérification des locataires; (ii) le dossier montre que des agents de persécution manifestent un intérêt envers le demandeur, car ils le soupçonnent d’être antinationaliste; (iii) la SAR n’a pas tenu compte du fait que l’arrestation était arbitraire, mais légale; (iv) les agents de persécution ont les moyens et la motivation nécessaires pour localiser le demandeur; (v) la SAR a fait une lecture sélective de la preuve documentaire; et (vi) il serait déraisonnable pour le demandeur de déménager dans la ville proposée à titre de PRI.

[4] Après avoir examiné le dossier, notamment les observations que les parties ont présentées par écrit et de vive voix, ainsi que le droit applicable, je suis d’avis que le demandeur ne m’a pas démontré que la décision est déraisonnable. Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

II. La norme de contrôle

[5] La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, suivant le critère énoncé dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Une décision raisonnable est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). La norme de la décision raisonnable est une norme de contrôle fondée sur la déférence, mais elle demeure rigoureuse (Vavilov, aux para 12, 13). La Cour doit donc faire preuve de retenue, en particulier à l’égard des conclusions de fait et de l’appréciation de la preuve. À moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne devraient pas modifier les conclusions de fait, et il n’appartient pas à la Cour, dans le contexte du contrôle judiciaire, d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur (Vavilov, au para 125).

III. Analyse

[6] Je me penche tout d’abord sur une question préliminaire concernant les mémoires du demandeur ainsi que le dossier dont disposait la SAR. Il convient de préciser que le cabinet d’avocats qui représente le demandeur dans la présente instance, Joseph W. Allen & associés, n’a pas agi à titre de conseil devant la SAR; c’était alors Me Stewart Istvanffy [le conseil devant la SAR] qui le représentait.

[7] Le premier dossier d’appel soumis à la SAR était en majeure partie illisible, et les portions qui étaient lisibles comprenaient des éléments dénués de toute pertinence. À titre d’exemple, il s’y trouvait un article sur la nourriture servie à Trump lors d’une visite en Inde, et sur le scandale provoqué par l’ajout de brocoli dans les samoussas. Le personnel de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la CISR] a communiqué avec le conseil devant la SAR afin de lui demander de fournir un exemplaire lisible du dossier.

[8] La CISR a reçu un second exemplaire du dossier. Certes, le mémoire était lisible, mais il était complètement différent de celui initialement présenté. Il est évident qu’une grande partie du second mémoire n’est liée ni au demandeur ni à sa demande. La CISR a communiqué avec le conseil devant la SAR afin d’obtenir des précisions au sujet du mémoire. Après plusieurs semaines sans réponse, elle a appelé le conseil devant la SAR, qui lui a dit qu’il y jetterait un coup d’œil. Après plusieurs semaines, toujours sans réponse, elle a informé le conseil devant la SAR que le second mémoire serait accepté, étant donné qu’il était lisible.

[9] Je salue la démarche adoptée par la SAR. Comme celle-ci l’explique dans la décision, elle est allée de l’avant avec le second mémoire; elle n’a toutefois pas tenu compte des grandes portions qui, de toute évidence, n’avaient rien à avoir avec le demandeur ni sa situation. Par souci d’équité, elle a également pris en considération les portions du premier mémoire qui étaient lisibles et pertinentes pour la question déterminante, à savoir l’existence d’une PRI. Elle a, par la suite, procédé à une analyse approfondie et détaillée, malgré les lacunes du dossier dont elle disposait.

[10] La SAR ne devrait pas chercher à rapiécer les arguments du demandeur à partir de documents mal ficelés, dénués de pertinence et difficiles à lire. Je condamne vigoureusement la conduite du conseil devant la SAR qui n’est pas conforme aux normes de la profession d’avocat.

[11] J’estime que l’avocate du demandeur dans le présent contrôle judiciaire a fait un travail remarquable, compte tenu du dossier qui avait été présenté à la SAR. Cela étant dit, malgré les observations habiles de l’avocate, je ne suis pas convaincue que la SAR a commis une erreur.

[12] Le critère d’appréciation du caractère viable d’une PRI comporte deux volets. Pour conclure que le demandeur d’asile dispose d’une PRI, celle-ci doit satisfaire aux deux volets. S’agissant du premier volet, le décideur doit être convaincu, selon la prépondérance des probabilités, qu’il n’existe aucune possibilité sérieuse que le demandeur d’asile soit persécuté dans le lieu proposé à titre de PRI. Dans le contexte de l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, il doit conclure que le demandeur d’asile n’y serait pas personnellement exposé à la menace ni au risque visé à cet article. Quant au second volet, le décideur doit conclure, après avoir apprécié l’ensemble des circonstances, y compris la situation personnelle du demandeur d’asile, que la situation dans le lieu proposé à titre de PRI est telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’y chercher refuge (Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 (CAF) aux pages 597, 598; Hamdan c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 643 aux para 10‑12; Leon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 428 au para 9; Mora Alcca c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 236 [Mora Alcca] au para 5; Souleyman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 708 au para 17; Ifaloye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1110 au para 14). Il incombe au demandeur de réfuter l’un ou l’autre des deux volets (Chitsinde c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1066 au para 21).

[13] Tout d’abord, le demandeur fait valoir que, comme son arrestation par la police de Delhi, bien qu’arbitraire, n’était pas illégale, il doit en exister des traces, notamment ses empreintes digitales et sa photographie. Il s’agissait donc d’une arrestation légale (et non d’une détention extrajudiciaire). Selon le demandeur, la SAR n’a pas saisi cette différence ni le fait que, par conséquent, les agents de persécution seront en mesure de le retrouver.

[14] Cet argument n’a pas été soulevé devant la SAR. La Cour a toujours jugé qu’il ne fallait pas accorder un contrôle judiciaire sur la base d’un motif qui n’avait pas été soulevé devant la SAR (Tcheuma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 885 au para 27; Kanawati c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 12 au para 24; Ogunmodede c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 94 aux para 23‑30; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1692). En effet, on peut difficilement reprocher à la SAR de ne pas avoir examiné une observation qui ne lui a pas été faite (Dakpokpo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 580 au para 14; Enweliku c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 228 au para 42).

[15] Qui plus est, et quoi qu’il en soit, la partie de la décision portant sur la question de savoir si les renseignements du demandeur se trouvaient dans la base de données des systèmes et réseau de suivi des crimes et des criminels [Crime and Criminal Tracking Network and Systems – le CCTNS] traite de la différence entre les notions d’arrestation officielle ou autorisée et de détention extrajudiciaire. Rien ne laisse croire que la SAR n’a pas tenu compte de cette différence.

[16] Les autres arguments du demandeur relatifs aux moyens et à la motivation des agents de persécution équivalent, selon moi, à une demande irrecevable de procéder à une nouvelle appréciation de la preuve examinée par la SAR (Vavilov, au para 125). Au vu des documents présentés à la SAR, notamment les articles du cartable national de documentation [le CND], je ne suis pas convaincue que la SAR a commis une erreur dans son analyse du système de vérification des locataires ou du CCTNS. Si les capacités et les limites des deux systèmes ont fait l’objet d’un long débat lors de l’audience, la SAR était toutefois en droit de conclure comme elle l’a fait, puisque ses conclusions étaient justifiées au regard de la preuve. Je ne souscris pas non plus à l’observation du demandeur, selon laquelle la SAR a fait une lecture sélective de la preuve.

[17] En ce qui concerne l’argument du demandeur portant qu’il serait déraisonnable pour lui, pour des raisons liées à sa santé mentale, de déménager dans la ville proposée à titre de PRI, je ne suis pas convaincue que le SAR a commis une erreur. Comme l’a écrit le juge René LeBlanc dans la décision Mora Alcca, alors qu’il traitait du second volet du critère d’appréciation du caractère valable d’une PRI, le fardeau qui incombe au demandeur est très exigeant :

[14] Je suis conscient que le fardeau de démontrer qu’une PRI est déraisonnable dans un cas donné, fardeau qui incombe au demandeur d’asile, est très exigeant. En effet, il lui faut démontrer rien de moins que l’existence de conditions qui mettraient en péril sa vie et sa sécurité là où il pourrait se relocaliser. La preuve qu’il doit apporter à cet égard doit être réelle et concrète.

[Renvois omis.]

[18] La SAR a fait remarquer, et le demandeur le reconnaît, qu’il n’avait soulevé aucun argument ni aucune question à l’égard des conclusions tirées par la SPR au sujet des considérations liées à la santé mentale examinées par rapport à la ville proposée à titre de PRI, ni présenté d’éléments de preuve montrant qu’il serait incapable d’y obtenir des traitements et de la médication. Le demandeur souhaite maintenant s’appuyer sur la preuve générale relative aux soins de santé mentale en Inde contenue dans le CND. À mon avis, bien que cette preuve soit pertinente, elle ne suffit pas pour démontrer le caractère déraisonnable de la conclusion tirée par la SAR, portant que le demandeur n’avait pas prouvé l’existence de circonstances qui lui causeraient un préjudice indu ou mettraient en péril sa vie ou sa sécurité.

IV. Conclusion

[19] Pour les motifs qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée. Au vu du dossier, la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité. Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-8892-22

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire du demandeur est rejetée;

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Vanessa Rochester »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-8892-22

INTITULÉ :

JARNAIL SINGH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 OCTOBRE 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROCHESTER

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

 

LE 1ER NOVEMBRE 2023

COMPARUTIONS :

Nilufar Sadeghi

POUR LE DEMANDEUR

Sonia Bédard

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Joseph W. Allen & associés

Montréal (Québec)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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