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Date : 20231116


Dossier : IMM‑5378‑22

Référence : 2023 CF 1512

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 16 novembre 2023

En présence de madame la juge Fuhrer

ENTRE :

RAKESH KUMAR

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur est un citoyen de l’Inde. Il est d’abord entré au Canada avec un visa de résident temporaire [VRT], en compagnie de son épouse qui n’est pas partie à la présente instance, afin de rendre visite à leur fille.

[2] Pendant son séjour au Canada, le demandeur a présenté une demande de permis de travail à la frontière, fondée sur une étude d’impact sur le marché du travail [EIMT] favorable, et ce, en quittant le Canada et en y entrant à nouveau, un processus connu sous le nom de « tour du poteau ». Au moment où il a présenté sa demande de VRT, l’EIMT avait déjà été approuvée en lien avec une offre d’emploi qu’il avait acceptée. Le demandeur ignorait toutefois que l’EIMT avait été approuvée avant son arrivée au Canada.

[3] L’agent des services frontaliers du Canada [l’agent] à la frontière a refusé de délivrer le permis de travail et a plutôt conclu que le demandeur était interdit de territoire pour fausses déclarations en application de l’article 40 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], car il avait omis de déclarer son intention de travailler au Canada dans sa demande de VRT. L’agent a établi un rapport contre lui en vertu de l’article 44 et a renvoyé l’affaire à la Section de l’immigration [SI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la CISR] pour enquête. Les dispositions législatives applicables figurent à l’annexe A jointe aux présents motifs.

[4] La SI a conclu que le demandeur n’était pas interdit de territoire pour fausses déclarations en application du paragraphe 40(1) de la LIPR, mais qu’il était plutôt un véritable visiteur au moment de son entrée initiale au Canada. Saisie d’un appel interjeté par le défendeur, la Section d’appel de l’immigration [la SAI] de la CISR a annulé la décision de la SI, a déclaré le demandeur interdit de territoire pour fausses déclarations au motif qu’il n’avait pas déclaré qu’il avait déjà accepté une offre d’emploi au Canada au moment de présenter sa demande de VRT, et a pris une mesure d’exclusion contre lui [la décision].

[5] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision. La principale question que je dois trancher est celle de savoir si la décision est raisonnable suivant la norme de contrôle qui est présumée s’appliquer, présomption qui, à mon avis, n’a pas été réfutée en l’espèce : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 10, 17, 25, 99. Autrement dit, la Cour doit déterminer si la décision est intelligible, transparente et justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques applicables. Il incombe au demandeur d’établir que la décision est déraisonnable : Vavilov, précité, au para 100.

[6] Je conclus que le demandeur s’est acquitté du fardeau qui lui incombait d’établir que la décision est déraisonnable au motif que la SAI n’a pas tenu compte du « contexte » dans son application du critère juridique servant à déterminer s’il y a interdiction de territoire pour fausses déclarations. À mon avis, cette question est déterminante et je refuse donc d’examiner les autres questions soulevées par le demandeur concernant les conclusions relatives à la crédibilité et au caractère substantiel. Pour les motifs qui suivent, j’accueille la présente demande de contrôle judiciaire.

II. Analyse

Principes juridiques applicables

[7] Je commence mon analyse par un résumé des principes juridiques généraux applicables à l’affaire dont je suis saisie.

[8] L’exigence de véracité ou de franchise formulée au paragraphe 16(1) imprègne l’ensemble de la LIPR. Elle s’applique, par exemple, lorsque se pose la question de savoir si l’étranger qui a demandé un visa a fait une réticence sur un fait important : Sidhu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 169 [Sidhu] aux para 17, 19.

[9] Au moins deux critères doivent être remplis pour qu’un résident permanent ou un étranger soit interdit de territoire pour fausses déclarations en application de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR : premièrement, il doit y avoir eu une présentation erronée sur un fait important quant à un objet pertinent, ou une réticence sur ce fait, ce qui, deuxièmement, entraîne ou risque d’entraîner une erreur dans l’application de la LIPR : Gill c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1441 [Gill] au para 14; Gautum c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 550 au para 19.

[10] Par ailleurs, l’objectif de l’article 40 est de « préserver l’intégrité du processus d’immigration canadien en dissuadant quiconque de faire de fausses déclarations et en faisant en sorte que les demandeurs fournissent des renseignements complets, fidèles et véridiques en tout point » : Gill, précitée au para 15.

[11] Lorsqu’il est question de réticence à déclarer des renseignements, il faut tenir compte du « contexte » pour déterminer si, dans ce cas particulier, cette réticence est suffisante pour déclarer interdit de territoire un résident permanent ou un étranger pour fausses déclarations : Sidhu, précité, au para 71.

[12] Considérant les graves conséquences qui découlent d’une conclusion de fausses déclarations, soit l’interdiction d’entrer au Canada pendant cinq ans, les motifs du décideur doivent refléter ces enjeux et tenir compte de la perspective de l’intéressé : Likhi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 171 au para 27.

Application par la SAI du critère juridique applicable en matière d’interdiction de territoire pour fausses déclarations

[13] Gardant ces principes à l’esprit, je souligne que la SAI a formulé le critère applicable pour conclure à une fausse déclaration déclenchant l’application de l’article 40 en posant une série de trois questions. Premièrement, le demandeur a‑t‑il dissimulé des faits importants? Deuxièmement, les faits en question se rapportaient‑ils à un objet pertinent? Troisièmement, la dissimulation a‑t‑elle entraîné ou risqué d’entraîner une erreur dans l’application de la LIPR?

[14] Ce cadre d’analyse, cependant, ne tient pas compte de la question de savoir si, compte tenu du contexte de l’affaire, la réticence à déclarer des renseignements est suffisante pour conclure à une interdiction de territoire en application de l’article 40. Comme le précise la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Sidhu, il s’agit d’un exercice de pondération que le décideur doit entreprendre dans chaque affaire, compte tenu des répercussions graves d’une telle conclusion.

[15] À mon avis, les motifs de la SAI ne montrent pas que l’exercice de pondération requis a été effectué. La SAI a plutôt appliqué le cadre d’analyse de façon mécanique pour conclure que le demandeur avait omis de déclarer un fait au moment de présenter sa demande de VRT pour rendre visite à sa fille (c.‑à‑d. son intention de travailler au Canada à une date non déterminée, comme l’a reconnu la SAI), et que le fait dissimulé était important quant à un objet pertinent. La SAI a conclu que le demandeur avait un double objectif lorsqu’il a demandé un VRT, et que la non-déclaration de son intention de travailler était à la fois pertinente et importante, car elle a empêché les autorités d’immigration d’évaluer s’il quitterait le Canada à la fin du séjour pour lequel le VRT lui avait été accordé.

[16] Je ne suis toutefois pas convaincue que la SAI a analysé les faits comme il se doit, et qu’elle les a plutôt simplement relatés. Même en admettant que le demandeur ait pu avoir un double objectif, la décision ne s’intéresse pas à la question de savoir s’il aurait dû être au courant qu’il devait déclarer son intention, que ce soit dans sa demande de VRT ou à son entrée au Canada.

[17] La Cour a déjà résumé les enseignements de l’arrêt Sidhu comme suit (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mattu, 2020 CF 890 au para 46) :

  • a)l’exigence de franchise est un principe prépondérant de la Loi (Sidhu, au para 70);

  • b)le tribunal doit justifier pourquoi l’obligation de franchise (s’applique ou) ne s’applique pas dans un cas particulier;

  • c)les raisons pour lesquelles l’appelant dans ce cas n’a pas estimé que l’information non divulguée était pertinente auraient dû être précisées (Sidhu aux para 71 à 77).

[18] Je ne suis pas convaincue, eu égard aux motifs, que la SAI a examiné raisonnablement, ou même le moindrement, la question de savoir pourquoi le demandeur croyait qu’il n’avait pas besoin de déclarer son intention de travailler dans sa demande de VRT.

[19] Au lieu de cela, la SAI a cherché à déterminer s’il convenait d’appliquer une interprétation restrictive ou large de l’exigence de franchise. La SAI était toutefois tenue d’examiner le contexte propre à l’affaire, et notamment de déterminer si le demandeur savait ou aurait dû savoir que son offre d’emploi était une information importante, et si, dans les circonstances, sa réticence à déclarer cette information constituait une fausse déclaration.

[20] J’estime en fin de compte que l’analyse de la SAI se concentre indûment sur la question de savoir si le demandeur avait l’intention de travailler au Canada, mais ignore de manière déraisonnable la question de savoir si le demandeur aurait dû savoir qu’il devait déclarer cette intention. À mon avis il s’agit là d’une erreur susceptible de contrôle.

[21] J’ajouterai, s’agissant de la décision Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 959 [Singh] sur laquelle la SAI s’est appuyée, que les faits de cette affaire se distinguent de ceux de l’espèce. La décision Singh repose sur le principe (au para 39) qu’un étranger peut modifier l’objet de sa visite par rapport à celui initialement déclaré à l’entrée, mais qu’il a l’obligation de déclarer que l’objet de son séjour a changé lorsqu’il demande que son visa de visiteur soit prorogé. Dans la présente affaire, il n’y avait pas de prorogation du VRT.

[22] Qui plus est, le demandeur dans l’affaire Singh avait changé d’intention pendant qu’il était au Canada, et il aurait quitté le pays si l’offre d’emploi n’avait abouti à rien : Singh, précitée, au para 21. Dans l’affaire dont la Cour est actuellement saisie, il ressort du dossier que le demandeur prévoyait toujours quitter le Canada à la fin de son séjour, même si son permis de travail lui était accordé. Par ailleurs, dans l’affaire Singh, le demandeur a fait valoir qu’il n’était pas possible d’ajouter des raisons secondaires pour rester au Canada dans le formulaire de demande de prorogation du visa de visiteur, mais le juge Lafrenière a conclu que cette question n’avait pas été soulevée devant la SI : Singh, précitée, au para 41. En l’espèce, la question a été débattue devant la SI, mais elle n’a pas été examinée par la SAI.

III. Conclusion

[23] Pour les motifs qui précèdent, j’accueille donc la demande de contrôle judiciaire du demandeur.

IV. Question proposée aux fins de certification

[24] À l’audience, le demandeur a soumis une question grave de portée générale à certifier, sans en informer au préalable le défendeur ou la Cour. La question était formulée comme suit : [traduction] Quels effets l’intention d’un étranger de demander, à un moment donné, un permis de travail et de travailler légalement au Canada, aurait‑elle sur sa demande de statut de visiteur?

[25] Outre le fait que le demandeur n’a pas respecté les directives de la Cour relatives aux questions proposées aux fins de certification, présentées à l’article 36 des Lignes directrices consolidées pour les instances d’immigration, de statut de réfugié et de citoyenneté, notamment l’exigence d’informer la partie opposée au moins cinq jours avant l’audience, je ne suis pas convaincue que la question permettrait de trancher l’appel et, à mon avis, elle ne transcende pas non plus les intérêts du demandeur.

[26] Par conséquent, je refuse de certifier la question proposée.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑5378‑22

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de la Section d’appel de l’immigration [SAI] du 19 mai 2022 est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAI pour nouvelle décision.

  3. Aucune question n’est certifiée.

« Janet M. Fuhrer »

Juge


Annexe A : Dispositions pertinentes

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27.

Immigration and Refugee Protection Act, SC 2001, c 27.

Obligation du demandeur

Obligation — answer truthfully

16 (1) L’auteur d’une demande au titre de la présente loi doit répondre véridiquement aux questions qui lui sont posées lors du contrôle, donner les renseignements et tous éléments de preuve pertinents et présenter les visa et documents requis.

16 (1) A person who makes an application must answer truthfully all questions put to them for the purpose of the examination and must produce a visa and all relevant evidence and documents that the officer reasonably requires.

Fausses déclarations

Misrepresentation

40 (1) Emportent interdiction de territoire pour fausses déclarations les faits suivants :

40 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible for misrepresentation

a) directement ou indirectement, faire une présentation erronée sur un fait important quant à un objet pertinent, ou une réticence sur ce fait, ce qui entraîne ou risque d’entraîner une erreur dans l’application de la présente loi;

(a) for directly or indirectly misrepresenting or withholding material facts relating to a relevant matter that induces or could induce an error in the administration of this Act;

Application

Application

(2) Les dispositions suivantes s’appliquent au paragraphe (1) :

(2) The following provisions govern subsection (1):

a) l’interdiction de territoire court pour les cinq ans suivant la décision la constatant en dernier ressort, si le résident permanent ou l’étranger n’est pas au pays, ou suivant l’exécution de la mesure de renvoi;

(a) the permanent resident or the foreign national continues to be inadmissible for misrepresentation for a period of five years following, in the case of a determination outside Canada, a final determination of inadmissibility under subsection (1) or, in the case of a determination in Canada, the date the removal order is enforced; and

b) l’alinéa (1)b) ne s’applique que si le ministre est convaincu que les faits en cause justifient l’interdiction.

(b) paragraph (1)(b) does not apply unless the Minister is satisfied that the facts of the case justify the inadmissibility


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5378‑22

 

INTITULÉ :

RAKESH KUMAR c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 mars 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE FUHRER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 16 novembre 2023

 

COMPARUTIONS :

Jeremiah A. Eastman

 

Pour le demandeur

 

Lorne McClenaghan

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jeremiah A. Eastman

Eastman Law Office

Oakville (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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