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Date : 20231117

Dossier : IMM-9125-21

Référence : 2023 CF 1529

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 novembre 2023

En présence de madame la juge Aylen

ENTRE :

TELMA CAMELIA MONZON GORDILLO ET

ROQUE ANTONIO MONZON GORDILLO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Les demandeurs, une mère [la demanderesse principale] et son fils adulte, tous deux originaires du Mexique, sollicitent le contrôle judiciaire de la décision du 8 novembre 2021 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a confirmé le rejet de leur demande d’asile. La SAR a souscrit à la conclusion de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] selon laquelle les demandeurs disposaient d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] viable à Mérida, à Cabo San Lucas et à Campeche, et n’avaient donc pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.

[2] Les demandeurs craignent d’être persécutés au Mexique en raison de menaces d’extorsion et de menaces de mort proférées à leur endroit par le groupe connu sous le nom d’Organisation paysanne Emiliano Zapata [l’OCEZ]. L’OCEZ est une organisation armée qui milite pour les droits fonciers des fermiers et des paysans dans l’État du Chiapas. La demanderesse principale avait intenté contre son voisin une poursuite relative à une propriété foncière, et l’OCEZ avait affirmé que le propriétaire de celle-ci était des siens.

[3] Le juge McHaffie a décrit le critère à deux volets applicable à la PRI aux paragraphes 8 et 9 de la décision Olusola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 799. Il s’est exprimé ainsi :

[8] Pour établir s’il existe une PRI viable, la SAR doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que (1) le demandeur ne sera pas exposé à la persécution (selon une norme de la « possibilité sérieuse ») ou à un danger ou un risque au titre de l’article 97 (selon une norme du « plus probable que le contraire ») dans la PRI proposée; et (2) en toutes les circonstances, y compris les circonstances propres au demandeur d’asile, les conditions dans la PRI sont telles qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’y chercher refuge : Thirunavukkarasu, aux pages 595 à 597; Hamdan c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 643, aux para 10 à 12.

[9] Les deux « volets » du critère doivent être remplis pour appuyer la conclusion qu’un demandeur d’asile dispose d’une PRI viable. Le seuil du deuxième volet du critère de la PRI est élevé. Il faut « une preuve réelle et concrète de l’existence » de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité des demandeurs tentant de se relocaliser temporairement en lieu sûr : Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 164 (CAF), au para 15. Lorsque l’existence d’une PRI est soulevée, il incombe au demandeur de démontrer qu’elle n’est pas viable : Thirunavukkarasu, aux pages 594 et 595.

[4] Il est également important de garder en tête qu’une fois que la SPR a proposé une PRI viable, il incombe au demandeur de prouver que cette proposition est déraisonnable et qu’il existe une possibilité sérieuse de persécution dans tout le pays [voir Adeleye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 81 au para 20].

[5] La seule question en litige en l’espèce concerne le caractère raisonnable de la décision de la SAR relative au premier volet du critère applicable à la PRI. Plus précisément, il s’agit de déterminer si la décision de la SAR, selon laquelle l’agent de persécution n’avait pas les moyens de retrouver les demandeurs aux villes proposées comme PRI, était raisonnable.

[6] Lorsqu’elle est appelée à décider du caractère raisonnable d’une décision, la Cour doit déterminer si la décision faisant l’objet du contrôle, y compris le raisonnement suivi et le résultat obtenu, est transparente, intelligible et justifiée. La décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle, et être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. Il incombe à la partie qui conteste la décision de prouver que cette dernière est déraisonnable [voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 15, 83, 85, 99, 100]. La Cour n’interviendra que si elle est convaincue que la décision souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence [voir Adenjij-Adele c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2020 CF 418 au para 11].

[7] En ce qui concerne la question de savoir si l’OCEZ avait les moyens nécessaires de retrouver les demandeurs dans les villes proposées comme PRI, les demandeurs ont affirmé, devant la SAR, que l’OCEZ pouvait utiliser des agents de police corrompus et la technologie, de même que recourir à des atteintes à la protection des données ainsi qu’aux médias sociaux pour retrouver les demandeurs dans ces villes. Au sujet de la technologie, des atteintes à la protection des données et des médias sociaux, la SAR a conclu ce qui suit :

[13] […] La preuve objective décrit la base de données d’identification des électeurs (Code unique d’enregistrement de la population; CURP), qui contient un large éventail de renseignements personnels tirés de nombreuses sources. Selon les renseignements accessibles, toute personne peut utiliser le portail Web du ministère de l’Intérieur pour obtenir des renseignements si elle dispose du CURP d’une autre personne ou encore des prénoms et noms complets de celle-ci en plus de sa date de naissance et du nom de l’État fédératif où elle est née. Les éléments de preuve ne mentionnent pas l’accessibilité aux renseignements sur l’employeur ni l’adresse domiciliaire d’une personne. Compte tenu des éléments de preuve mentionnés précédemment, je constate que le site Web électoral n’inclurait pas l’endroit où les appelants se trouvent actuellement, leur adresse domiciliaire ni leur employeur. Un autre article souligne le récit d’un journaliste qui, en 2013, a pu acheter, sur le marché noir, l’accès à une base de données contenant des noms, des adresses et des numéros d’identification sociale, et mentionne une atteinte à la protection des données survenue en 2016, par suite de laquelle les dossiers de 93 millions de Mexicains ont été divulgués illégalement. Cependant, le même document indique que les renseignements sur les atteintes à la protection des données ou l’accès non autorisé par des tiers étaient rares. La preuve mentionne également que la carte d’identité de l’électeur comporte le plus grand nombre de caractéristiques de sécurité de toutes les cartes d’identité du Mexique et qu’il n’a pas été possible de trouver des renseignements sur la question de savoir si les autorités policières ou d’autres personnes peuvent utiliser ces cartes d’identité pour trouver illégalement une personne. Enfin, selon l’article, le CURP ne donne pas l’adresse personnelle d’une personne, et en outre, un tiers ne peut avoir accès à l’adresse domiciliaire d’une personne simplement parce qu’il connaît le CURP de celle-ci. J’ai examiné la question de savoir si les appelants peuvent être trouvés au moyen de leur usage des médias sociaux. La Cour fédérale a conclu que les limites imposées à l’utilisation des médias sociaux n’étaient pas déraisonnables dans un endroit proposé comme PRI […].

[8] En outre, la SAR a fait référence au point 14.1 du cartable national de documentation [le CND] du 30 septembre 2020, soulignant que ce point n’avait pas été modifié dans le plus récent CND accessible au moment de l’audience, soit celui du 29 septembre 2021. La SAR a ensuite conclu qu’il n’avait pas été établi, selon la prépondérance des probabilités, que les demandeurs pourraient être retrouvés au moyen de la technologie en question.

[9] Cependant, contrairement à l’affirmation de la SAR, des modifications avaient été apportées au point 14.1 en date de la tenue de l’audience. Au nombre de ces modifications, mentionnons le retrait de la mention selon laquelle l’information disponible relative aux atteintes à la protection des données ou à l’accès non autorisé par des tiers était limitée, et l’ajout de la mention de deux nouvelles atteintes à la protection des données survenues en janvier 2021, dont l’une concernait notamment les noms des employeurs et les adresses. J’estime que la SAR était tenue de prendre en considération l’information la plus récente qui figurait dans le CND au moment où elle a rendu sa décision. Compte tenu des modifications apportées au point 14.1 et des justifications de la SAR quant au rejet de l’allégation des demandeurs selon laquelle ils pourraient être retrouvés au moyen de la technologie, j’estime que ces nouveaux renseignements auraient pu influencer le résultat. En conséquence, la présente demande de contrôle judiciaire doit être accueillie [voir Demir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1218 au para 12].

[10] Le défendeur soutient que l’omission, par la SAR, de faire référence à la version modifiée du CND n’est pas pertinente, puisque le dossier des demandeurs souffre toujours de la même lacune fondamentale, à savoir que les éléments de preuve fournis par les demandeurs ne permettent pas de démontrer que l’OCEZ a déjà recouru à ce type de renseignement ou de technologie de l’information afin de retrouver des personnes à l’extérieur de l’État du Chiapas. Cependant, les motifs de la SAR ne reposent pas sur l’absence d’éléments de preuve quant à l’utilisation qu’OCEZ fait de ce type de renseignement ou de technologie de l’information pour retrouver des personnes. Ces motifs étaient plutôt fondés sur la rareté de l’information au sujet des atteintes à la protection des données et sur le type de renseignement que ces atteintes permettent d’obtenir.

[11] Bien que les demandeurs aient affirmé que la SAR avait commis d’autres erreurs, je suis convaincue que l’omission de la SAR de tenir compte du point modifié de la CND suffit à rendre la décision déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire doit donc être accueillie, et l’affaire renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAR pour nouvelle décision.

[12] Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-9125-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision rendue le 8 novembre 2021 par la Section d’appel des réfugiés est annulée, et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Section d’appel des réfugiés pour nouvelle décision.

  2. Les parties n’ont proposé aucune question à certifier et l’affaire n’en soulève aucune.

« Mandy Aylen »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-9125-21

INTITULÉ :

TELMA CAMELIA MONZON GORDILLO ET ROQUE ANTONIO MONZON GORDILLO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 NOVEMBRE 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE AYLEN

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

LE 17 NOVEMBRE 2023

COMPARUTIONS :

Amedeo Clivio

POUR LES DEMANDEURS

Michael Butterfield

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Clivio Law Professional Corporation

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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