Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20231122


Dossier : IMM-9071-22

Référence : 2023 CF 1543

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 22 novembre 2023

En présence de madame la juge Tsimberis

ENTRE :

OMAR MAHMOUD AHMAD TAWALBEH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT

VU la demande de contrôle judiciaire visant l’annulation d’une décision datée du 24 août 2022 par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a rejeté l’appel du demandeur, M. Omar Mahmoud Ahmad Tawalbeh, citoyen de la Jordanie, et confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR), laquelle avait conclu que le demandeur n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention au titre de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), ni celle de personne à protéger au titre de l’article 97 de la LIPR;

ET VU que le demandeur est entré au Canada en décembre 2019 muni d’un visa d’étudiant, en affirmant qu’il est recherché par une tribu bédouine qui veut le tuer parce qu’après deux altercations avec un voyagiste bédouin, il a attiré l’attention de la police sur les activités touristiques de celui-ci dans la région du Wadi Rum, en Jordanie, ce qui a restreint sa capacité d’y mener des activités;

ET VU que la SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur sur le fondement de conclusions défavorables quant à la crédibilité en raison d’omissions, d’incohérences et de divergences importantes dans son formulaire Fondement de la demande d’asile (le formulaire FDA), son formulaire FDA modifié, l’Annexe A et son témoignage de vive voix;

ET VU que les principales conclusions défavorables quant à la crédibilité portaient sur ce qui suit :

  • (1)le défaut du demandeur de mentionner dans son formulaire FDA initial sa prétendue crainte de préjudice de la part de la tribu bédouine et tous les renseignements connexes, y compris la délivrance d’un certificat de carnage par lequel sa mort était réclamée (son formulaire FDA initial indiquait plutôt qu’il était exposé à du racisme et à de la discrimination en Jordanie parce qu’il était originaire du Nord et qu’il menait ses activités touristiques dans le Sud);

  • (2)le retour du demandeur en Jordanie depuis les Émirats arabes unis, et en particulier dans sa collectivité d’origine et son domicile familial, où il est resté pendant dix mois, alors qu’il disait craindre pour sa vie;

  • (3)l’incohérence concernant le temps qu’il a fallu au demandeur pour décider de venir au Canada, qui donne à penser qu’il a pris le temps de bien planifier son départ pour le Canada pour des raisons sans lien avec sa prétendue crainte pour sa vie;

ET APRÈS avoir lu le mémoire des arguments du demandeur, le mémoire des arguments du défendeur et la réplique du demandeur (tous à l’étape de la demande d’autorisation) et entendu les observations de vive voix des avocats des parties;

ET APRÈS avoir examiné le dossier certifié du tribunal;

ET APRÈS avoir conclu que la présente demande devrait être rejetée pour les motifs suivants :

[1] Le demandeur affirme que la SAR a commis une erreur dans l’évaluation de sa crédibilité ainsi que les erreurs suivantes, qui ont toutes trait à la question générale de savoir si la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (CISR) a eu tort de conclure que le demandeur n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger :

  1. elle a commis une erreur en omettant de se rendre compte de façon déraisonnable que l’exposé circonstancié modifié du formulaire FDA contenait des précisions concernant les craintes du demandeur;

  2. elle a commis une erreur en attendant déraisonnablement du demandeur un degré de savoir-faire plus grand que celui qu’il a, surtout en ce qui a trait à sa capacité de s’orienter dans le système canadien d’octroi de l’asile;

  3. elle a commis une erreur en tirant des conclusions quant à la crédibilité, en exagérant les incohérences, en ne tenant pas compte du fait que certains passages du témoignage apportaient des précisions, ce qui était permis, et en concluant à l’existence d’omissions, alors que tout cela n’était pas étayé par la preuve dont disposait le commissaire;

  4. elle a commis une erreur en écartant des éléments de preuve ou en les interprétant mal.

[2] Les erreurs reprochées à la SAR sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 23). Le caractère raisonnable tient à l’existence de la justification de la décision et à la transparence ainsi qu’à l’intelligibilité dans le raisonnement suivi par le décideur (Vavilov, au para 99). Une cour de justice qui applique la norme de contrôle de la décision raisonnable ne se demande donc pas quelle décision elle aurait rendue à la place du décideur administratif. Elle ne tente pas de prendre en compte l’« éventail » des conclusions qu’aurait pu tirer le décideur, ne se livre pas à une analyse de novo, et ne cherche pas à déterminer la solution « correcte » au problème (Vavilov, au para 83).

[3] Le demandeur renvoie aux paragraphes 12 à 14 de la décision Ferrier c Canada (Procureur général), 2020 CAF 25 [Ferrier], pour étayer son affirmation selon laquelle l’arrêt Vavilov impose une norme plus élevée en matière d’intelligibilité et de justification et que, par conséquent, la Cour n’a pas à appliquer la présomption selon laquelle la SAR avait connaissance de tous les documents devant elle. Le passage de la décision Ferrier auquel renvoie le demandeur est pris hors contexte et donne ainsi à penser que la Cour doit s’attendre à la perfection de la part des décideurs administratifs. Les paragraphes 12 à 14 de la décision Ferrier vont plus loin et reprennent l’idée énoncée dans l’arrêt Vavilov, au paragraphe 91, à savoir que nous ne devons pas juger les motifs d’un organisme administratif « au regard d’une norme de perfection » et que le fait que « les motifs de la décision “ne fassent pas référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire” ne constitue pas un fondement justifiant à lui seul d’infirmer la décision ».

[4] À l’audience, les deux parties ont convenu que la présente affaire est de nature factuelle et que son issue repose sur les conclusions quant à la crédibilité.

[5] L’autorisation de modifier un formulaire FDA ne met pas le demandeur d’asile à l’abri de l’appréciation de sa crédibilité en fonction des incohérences ou des omissions découlant d’une modification (Aragon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 144 au para 19).

[6] Le demandeur soutient que, [traduction] « [m]algré les affaires récentes, comme Dunsmuir et Khosa », le principe de déférence à l’égard des décideurs administratifs ne permet pas de fournir des motifs erronés, fondés sur un examen inexistant ou inadéquat de la preuve, ou sur des principes juridiques erronés. Cela est généralement exact, non pas « malgré les affaires récentes », mais plutôt en raison de celles-ci et d’autres affaires, comme Vavilov, qui définissent les limites de la déférence. Plus précisément, l’arrêt Vavilov insiste sur le fait que les cours de révision « doivent […] s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » (Vavilov, au para 125, citant Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31 au para 55). Ce que le demandeur appelle un [traduction] « examen inadéquat ou inexistant » est décrit plus adéquatement dans l’arrêt Vavilov par l’expression « si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » (Vavilov, au para 126).

[7] La Cour a déjà statué que la CISR mérite un degré élevé de déférence dans de telles affaires, puisqu’il est largement reconnu qu’elle est la mieux placée pour évaluer la crédibilité d’un demandeur et tirer, le cas échéant, les conclusions défavorables nécessaires. La décision Divsalar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 653 [Divsalar], qu’invoque le demandeur, précise clairement que de telles conclusions peuvent être tirées « dans la mesure où les inférences qui sont faites ne sont pas déraisonnables au point de justifier une intervention » (Divsalar, au para 22, citant Aguebor c Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (CAF), [1993] ACF no 732 au para 4).

[8] La Cour a déjà statué également que la CISR peut tirer des conclusions défavorables quant à la crédibilité lorsque des aspects importants qui touchent au cœur de la demande d’asile du demandeur ont été omis du formulaire FDA initial et surviennent pour la première fois à l’audience sans explication raisonnable de l’omission (Aragon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 144 aux para 21-22; Chapeton Rodriguez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1320 au para 22).

[9] Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que les conclusions de la SAR, et en particulier ses conclusions défavorables quant à la crédibilité, n’étaient pas déraisonnables. Il convient de répéter qu’il n’appartient pas à la Cour, dans le cadre du contrôle judiciaire, d’apprécier à nouveau la preuve dont disposait le décideur. Dans ses observations en réplique, le demandeur tente de clarifier le fait qu’il ne demande pas une nouvelle appréciation [traduction] « des conclusions du commissaire », mais que « le commissaire a fait abstraction des documents ou les a mal interprétés », ce qui, selon le demandeur, prouve qu’aucune analyse ne lie les faits à la décision. Si une telle allégation était prouvée, cela constituerait une erreur susceptible de contrôle, mais le demandeur n’a rien présenté d’autre dans ses observations que de simples assertions selon lesquelles le décideur avait tort ou était ignorant de façon générale. Il ne s’est pas acquitté du fardeau qui lui incombait, et je ne relève aucune erreur susceptible de contrôle dans l’évaluation et l’analyse de la preuve faites par le décideur.

[10] En ce qui a trait à la conclusion en matière de crédibilité concernant la divergence entre l’exposé circonstancié contenu dans le formulaire FDA initial et l’exposé circonstancié contenu dans le formulaire FDA modifié, la question est de savoir s’il s’agit d’une omission ou d’une précision. S’il y avait eu ne serait qu’une brève mention, dans le formulaire FDA initial, que le demandeur craignait de subir un préjudice de la part d’un guide touristique ou d’une tribu bédouins ou craignait une vendetta, l’exposé circonstancié modifié pourrait alors être considéré comme une précision. Cependant, comme la CISR et le défendeur le soulignent avec raison, il n’y a absolument rien dans le formulaire FDA initial au sujet de cette prétendue crainte de subir préjudice du fait d’un guide touristique ou d’une tribu bédouins ou d’une vendetta, qui est au cœur de la demande d’asile modifiée. Dans le formulaire FDA initial, le demandeur mentionne le racisme généralisé contre les gens du Nord par les gens du Sud, tandis que, dans le formulaire FDA modifié, il affirme craindre des agents bédouins qui tentent de le tuer parce qu’il travaille sur leur territoire et qu’il les a dénoncés à la police après avoir été menacé et agressé par eux. Le demandeur soutient que la crainte de racisme et la crainte pour sa vie sont une seule et même crainte et qu’il a seulement fourni d’autres détails concernant les incidents précis qui sont à l’origine de la crainte. Je ne suis pas d’accord. Rien dans les documents et les observations ne donne à penser que ces deux craintes soient de près ou de loin liées.

[11] Comme dans l’affaire Garcia Corrales c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 956, le fondement de la crainte de persécution est passé du fait que le racisme généralisé en Jordanie est difficile pour le demandeur, qui est une personne du Nord de la Jordanie travaillant dans le Sud, au fait que le demandeur a été personnellement menacé par des agents bédouins à cause de son entreprise de tourisme dans le Sud, sur leur territoire. À l’instar du juge Pamel, je peux difficilement considérer ce changement comme « un simple ajout sur le même sujet, ou comme un ajout [ou une précision ajoutée] à un récit initial » (Garcia, au para 17). Comme il est mentionné au paragraphe 19 de la décision Garcia :

Lorsqu’un demandeur d’asile ne mentionne pas certains faits importants dans son formulaire FDA, cela peut légitimement être considéré comme une omission qui porte atteinte à sa crédibilité.
[Renvois omis.]

[12] Le demandeur soutient que la SAR a commis une erreur en concluant à l’existence d’incohérences entre son formulaire FDA initial et son formulaire FDA modifié, étant donné qu’il n’était pas représenté par un conseil lorsqu’il a déposé son formulaire FDA initial. Il affirme également que la SAR a commis une erreur en s’attendant déraisonnablement à un degré élevé de savoir-faire de la part du demandeur, qui ne connaît pas bien le système canadien d’’asile. Au paragraphe 17 de ses motifs et de sa décision, la SAR concède que le demandeur ne connaissait pas bien le système d’asile au Canada, qu’une certaine confusion régnait et qu’il n’avait pas bénéficié de l’aide d’un conseil. Cependant, dans le même paragraphe, elle mentionne que le demandeur détient un diplôme universitaire, qu’il a été chef de la direction de sa propre entreprise de tourisme et qu’il a eu des employés pendant au moins quatre ans. La SAR mentionne également qu’il a demandé et obtenu des visas pour les Émirats arabes unis et le Canada, qu’il a rempli ses formulaires de demande d’asile, ses documents médicaux et ses documents relatifs aux permis de travail de façon rigoureuse et en fournissant de nombreux détails sans l’aide d’un conseil, et pourtant, qu’il a complètement omis de l’exposé circonstancié de son formulaire FDA initial le seul motif de sa demande d’asile, qui en est l’élément central. Mon interprétation du paragraphe 17 des motifs et de la décision de la SAR est que la décision est raisonnable dans les circonstances.

[13] Le fait qu’un demandeur d’asile se réclame de nouveau de la protection du pays où il craint d’être persécuté ou de subir un type de préjudice prévu à l’article 97 de la LIPR mine gravement les allégations de crainte subjective, surtout en l’absence de raison impérieuse de se réclamer de nouveau de la protection de l’État (Obozuwa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1007 au para 25). Je me penche maintenant sur la conclusion en matière de crédibilité relative au fait que le demandeur s’est réclamé de nouveau de la protection de la Jordanie, et en particulier au fait qu’il a passé dix mois dans sa collectivité d’origine et dans la maison familiale à un moment où, selon son témoignage, il craignait pour sa vie. Questionné à ce sujet, le demandeur a simplement dit qu’il n’avait pas le choix, qu’il n’aurait pas pu demeurer dans une autre maison ou une autre région de la Jordanie et qu’il n’était pas possible pour lui de rester seul dans une maison. J’ai examiné l’explication que le demandeur a donnée dans son témoignage concernant son retour au domicile familial, où son prétendu agent de persécution pouvait le retrouver, et je ne suis pas convaincue que la SAR a commis une erreur dans l’évaluation de sa crédibilité.

[14] En ce qui a trait à l’incohérence concernant le temps qu’il a fallu au demandeur pour décider de venir au Canada, qui, selon la SAR, dénote que le demandeur a pris le temps de bien planifier son départ pour le Canada pour des raisons sans lien avec sa prétendue crainte pour sa vie, le demandeur ne donne pas d’explication ni ne relève d’erreur de la part de la SAR. Il affirme que, même s’il n’a [traduction] « peut-être pas été aussi clair qu’il aurait dû l’être » lorsqu’il a expliqué le délai excessif, cela ne diminue pas sa crainte. Ce délai ne peut s’expliquer que par deux choses. Soit la « crainte » du demandeur n’était pas suffisamment grande pour qu’il doive fuir au Canada avant d’avoir effectué assez de recherches pour savoir si ses chances d’obtenir le statut de réfugié étaient meilleures au Canada ou en Australie, soit cette « crainte » n’était pas suffisamment fondée pour faire de lui un réfugié au sens de la Convention.

[15] Je conviens que la SAR a commis des erreurs à l’égard de certaines dates dans la décision, mais ces erreurs ne sont ni importantes ni déterminantes.

[16] Je ne trouve rien de déraisonnable dans l’analyse de la SAR et dans son évaluation de la preuve. Pour les motifs qui précèdent, je rejetterai la demande de contrôle judiciaire.

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Ekaterina Tsimberis »

Juge


 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.