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Date : 20231127


Dossier : IMM-6931-22

Référence : 2023 CF 1578

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 27 novembre 2023

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE:

THILAKARANI KARUPPANNAN

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. L’aperçu

[1] La demanderesse, Thilakarani Karuppannan, sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 28 juin 2022 par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) selon laquelle elle n’a ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). La SAR a conclu que la question déterminante concernait la crédibilité de la demanderesse.

[2] La demanderesse soutient que la décision de la SAR est déraisonnable en raison du refus de cette dernière d’admettre de nouveaux éléments de preuve et des conclusions défavorables quant à la crédibilité qu’elle a tirées.

[3] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de la SAR est raisonnable. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II. Les faits

A. La demanderesse

[4] La demanderesse, âgée de 51 ans, est une citoyenne du Sri Lanka.

[5] De décembre 2012 à avril 2019, la demanderesse a travaillé comme secrétaire particulière de Zainulabdeen Naseer Ahamad (M. Ahamad), ministre en chef de la province de l’Est (le ministre en chef).

[6] Après les attaques à la bombe du 21 avril 2019 (attentats à la bombe du dimanche de Pâques de 2019) perpétrées par des extrémistes islamiques, de nombreux collègues de bureau soupçonnaient le ministre en chef d’être mêlé à l’affaire, en raison de ses activités auprès de la communauté musulmane de la région.

[7] Le 27 avril 2019, des représentants du Service des enquêtes criminelles et de la Division des enquêtes sur les crimes financiers (CID) se sont présentés au bureau du ministre en chef et ont posé des questions à la demanderesse à son sujet, car ils le soupçonnaient d’avoir des liens avec des terroristes. Le ministre en chef l’a avertie de ne pas fournir de renseignements au CID.

[8] Pendant l’interrogatoire, la demanderesse a été battue avec une ceinture de cuir à de multiples reprises. Elle a été interrogée au sujet de terroristes islamiques et de radicaux de la province de l’Est qui auraient pu rencontrer le ministre en chef.

[9] Le 29 avril 2019, elle a été libérée après deux jours d’interrogatoire, mais le CID lui a fait savoir qu’elle pourrait être sollicitée pour une enquête plus approfondie. Le ministre en chef a également été détenu, puis libéré le même jour que la demanderesse. Le soir de la libération de la demanderesse, un agent du CID s’est rendu chez elle pour lui poser d’autres questions.

[10] Le 30 avril 2019, la demanderesse a reçu des soins médicaux pour les blessures qu’elle a subies durant la détention. La demanderesse a été informée par un collègue que le ministre en chef était venu au bureau avec des associés pour retirer et détruire des documents concernant les organisations et les écoles musulmanes de la province de l’Est.

[11] Le 1er mai 2019, la demanderesse a reçu un appel de menaces d’un inconnu, qui l’a avertie de ne pas parler du ministre en chef aux autorités. La demanderesse a cru reconnaître un accent tamoul musulman chez l’appelant anonyme et a conclu qu’il s’agissait peut-être d’un terroriste islamique.

[12] Ce soir-là, le ministre en chef l’a appelée. Lorsqu’elle lui a parlé de l’appel de menaces, il a refusé de l’aider, mais il lui a dit de se présenter à son bureau pour trier ses documents. Elle a rencontré le ministre en chef au bureau et ils ont trié des documents jusqu’à 1 h 30.

[13] La demanderesse a commencé à craindre que les terroristes la blessent ou même la tuent parce qu’elle avait agi à titre d’informatrice auprès des autorités, alors elle a quitté la région pour aller vivre avec son frère. Elle a décidé de s’enfuir au Canada, car elle avait déjà un visa de visiteur pour le Canada et que sa sœur y résidait. Elle a démissionné de son poste auprès du ministre en chef, et lui a dit qu’elle allait au Canada parce qu’il n’y avait pas de protection ni de sécurité contre les menaces.

[14] Le 10 mai 2019, la demanderesse a quitté le Sri Lanka. Elle a demandé l’asile au Canada, car elle craignait d’être persécutée par des terroristes islamiques qui pourraient la considérer comme une informatrice auprès des autorités.

[15] En octobre 2021, la demanderesse a modifié son formulaire Fondement de la demande d’asile (le formulaire FDA) pour préciser que quelques jours après les attentats à la bombe du dimanche de Pâques de 2019, il a été signalé dans les médias que la personne responsable était le chef d’un groupe extrémiste lié au groupe État islamique. Lorsque la demanderesse a vu la photo du chef dans les médias, elle a déclaré qu’elle le reconnaissait, car il avait rendu visite au ministre en chef pour des réunions à une dizaine d’occasions au cours des deux années précédentes.

[16] La demanderesse a affirmé qu’au cours de son interrogatoire, le CID lui a demandé si elle avait déjà vu cette personne rencontrer le ministre en chef, et elle leur a répondu par l’affirmative. Selon l’exposé circonstancié modifié du formulaire FDA, le CID a continué à la rechercher au Sri Lanka après son départ pour le Canada, et il a interrogé son frère, son ancien propriétaire et ses collègues de travail.

B. La décision de la SPR

[17] Dans sa décision du 2 décembre 2021, la SPR a rejeté la demande d’asile de la demanderesse. La SPR a désigné la crédibilité comme étant la question déterminante et a tiré un certain nombre de conclusions défavorables quant à la crédibilité : la demanderesse n’a pas dit la vérité au sujet de son état matrimonial dans sa demande de visa temporaire et elle a présenté un certificat de mariage frauduleux; l’exposé circonstancié initial contenu dans son formulaire FDA contenait des omissions importantes en ce qui a trait aux interactions du ministre en chef avec un terroriste responsable des attentats à la bombe du dimanche de Pâques de 2019; les éléments de preuve concernant les blessures de la demanderesse étaient incohérents et les incohérences n’ont pas été expliquées de façon raisonnable; la demanderesse n’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve crédibles et dignes de foi montrant qu’elle travaillait pour le ministre en chef en avril 2019.

C. La décision faisant l’objet du contrôle

[18] La SAR a rejeté l’appel interjeté par la demanderesse dans une décision du 28 avril 2022.

[19] La SAR a rejeté les trois nouveaux affidavits déposés par la demanderesse, car elle a jugé qu’ils n’étaient ni nouveaux ni pertinents. Elle a d’abord conclu que l’affidavit de la demanderesse ne faisait que présenter les deux autres affidavits et fournir des éléments de preuve à leur sujet, et l’a donc considéré comme un complément à son mémoire des arguments. Deuxièmement, elle a conclu que l’affidavit du médecin n’était pas pertinent, car il ne portait pas sur le fondement de la conclusion quant à la crédibilité tirée par la SPR. Troisièmement, la SAR a conclu que l’affidavit du frère n’était ni pertinent ni nouveau puisqu’il ne faisait que confirmer l’explication de la demanderesse selon laquelle son frère ne se souvenait pas exactement de ses blessures.

[20] La question déterminante pour la SAR était celle de la crédibilité. Elle a conclu que la demanderesse avait été incapable de produire des éléments de preuve montrant qu’elle travaillait pour le ministre en chef en avril 2019, alors que des éléments de preuve objectifs provenant de sources gouvernementales et d’articles de presse mentionnaient que le poste de ministre en chef était devenu vacant en septembre 2017.

[21] La SAR a également tiré d’autres conclusions défavorables quant à la crédibilité. Elle a mis en cause la crédibilité de la demanderesse parce que celle‑ci a omis de mentionner qu’elle a été témoin de multiples réunions entre le ministre en chef et un terroriste responsable des attentats à la bombe du dimanche de Pâques de 2019. Elle a par ailleurs conclu que les incohérences importantes qui ressortaient du témoignage de la demanderesse au sujet de ses prétendues blessures avaient miné la crédibilité de celle-ci. La note du médecin ne faisait pas mention des blessures à la jambe ou au visage de la demanderesse, alors que ces blessures avaient été décrites par la demanderesse dans son témoignage et par son frère dans un affidavit présenté à la SPR.

[22] Enfin, la SAR a relevé que la demanderesse n’avait pas dit la vérité sur son état civil et qu’elle avait présenté un document frauduleux lors de sa dernière demande de visa, mais elle n’a pas tiré de conclusion défavorable quant à la crédibilité de la demanderesse sur ce fondement.

III. La question en litige et la norme de contrôle applicable

[23] La seule question en litige consiste à déterminer si la décision de la SAR est raisonnable.

[24] La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, tant pour ce qui est de l’admission par la SAR d’éléments de preuve en vertu du paragraphe 110(4) de la LIPR, que pour ce qui est de sa décision de tenir une audience en vertu du paragraphe 110(6), puisque ces deux points relèvent de l’interprétation et de l’application par la SAR de sa loi habilitante (Faysal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 324 au para 13; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov) au para 25). Je ne suis donc pas convaincu par l’argument de la demanderesse selon lequel la décision de la SAR de ne pas tenir d’audience constitue un problème d’équité procédurale. Je considère que la norme de la décision raisonnable correspond aussi à la norme en fonction de laquelle la Cour contrôle les décisions de la SAR (Rozas Del Solar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1145 aux para 24-25).

[25] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est empreint de déférence, mais demeure rigoureux (Vavilov, aux para 12-13). La cour de révision doit examiner si la décision faisant l’objet du contrôle, y compris le raisonnement qui la sous‑tend et son résultat, est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov, au para 15). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle, et être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). La question de savoir si la décision est raisonnable dépend du contexte administratif en cause, du dossier dont dispose le décideur et de l’incidence de la décision sur les personnes concernées (Vavilov, aux para 88-90, 94, 133-135).

[26] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit démontrer qu’elle comporte des lacunes suffisamment capitales ou importantes (Vavilov, au para 100). Les erreurs que comporte une décision, ou les préoccupations qu’elle soulève, ne justifient pas toutes une intervention. Une cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve dont disposait le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, elle ne doit pas modifier les conclusions de fait tirées par celui-ci (Vavilov, au para 125). Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision, ni constituer une « erreur mineure » : Vavilov, au para 100. Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable repose principalement sur les motifs du décideur, qui doivent être interprétés « eu égard au dossier et en tenant dûment compte du régime administratif dans lequel ils sont donnés » et non « être jugés au regard d’une norme de perfection » (Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 au para 61, citant Vavilov aux para 91, 103).

IV. L’analyse

[27] La demanderesse soutient que la décision de la SAR est déraisonnable compte tenu des éléments de preuve démontrant qu’elle a travaillé pour le ministre en chef. Je ne suis pas du même avis. À mon avis, la conclusion raisonnable concernant l’emploi de la demanderesse constituerait la lacune ou la déficience « capitale ou importante » de la décision de la SAR (Vavilov at para 100).

[28] La demanderesse soutient que la conclusion de la SAR, selon laquelle elle n’avait pas établi qu’elle travaillait pour le ministre en chef en avril 2019, n’est pas justifiée compte tenu des nombreux éléments de preuve qu’elle a produits afin de démontrer que, bien que le poste de ministre en chef ait pris fin en septembre 2017, M. Ahamad était demeuré le ministre en chef dans les faits et avait continué d’utiliser le titre bien après cela.

[29] Le défendeur soutient que la décision de la SAR est raisonnable, car la preuve selon laquelle la demanderesse a travaillé pour M. Ahamad de décembre 2012 à avril 2019 était incompatible avec la preuve objective selon laquelle celui‑ci a été ministre en chef de février 2015 à septembre 2017. Le défendeur fait valoir que la demanderesse a eu l’occasion de produire des éléments de preuve objectifs démontrant que M. Ahamad était de fait ministre en chef à partir de 2017 et qu’elle ne l’a pas fait. Elle a seulement fourni une vidéo de Facebook dans laquelle on le présente comme étant l’[traduction] « honorable ministre en chef », ainsi qu’un courriel dans lequel M. Ahamad utilise le titre de [traduction] « ministre en chef » dans sa signature. Le défendeur soutient que la SAR a conclu de manière raisonnable qu’il ne s’agissait pas là d’éléments de preuve objectifs.

[30] Je partage l’avis du défendeur. La SAR a pris connaissance d’un certain nombre de sources objectives selon lesquelles M. Ahamad a été ministre en chef de février 2015 à septembre 2017. Cela est non seulement incompatible avec le récit de la demanderesse, selon lequel elle avait travaillé pour M. Ahamad en sa qualité de ministre en chef à compter de 2012, mais surtout, cela confirme que M. Ahamad n’était pas ministre en chef en avril 2019, bien que la demanderesse allègue qu’elle travaillait alors pour lui. Il s’agit là d’un fait central de sa demande. La SAR a conclu qu’aucun des journaux et autres documents objectifs mentionnés par la SPR ne faisait référence à M. Ahamad en tant que ministre en chef par intérim ou de fait, après le 30 septembre 2017. La SAR a souligné que ces sources mentionnaient que M. Ahamad avait occupé ce poste dans le passé et qu’il occupait un poste entièrement nouveau au sein du gouvernement depuis février 2019. Il était loisible à la SAR de préférer ces éléments de preuve documentaire issus de diverses sources objectives fiables plutôt que le témoignage de la demanderesse, une vidéo sur Facebook et une signature de courriel, et je ne peux pas apprécier à nouveau ces conclusions relatives à la preuve (Vavilov, au para 125). Il était donc raisonnable pour la SAR de conclure que la demanderesse manquait de crédibilité en ce qui concerne son emploi, et j’estime que sa décision est dans son ensemble justifiée, transparente et intelligible (Vavilov, au para 15).

[31] L’avocat de la demanderesse a soulevé une question à certifier peu avant le début de l’audience. Cela est contraire à l’exigence selon laquelle les questions à certifier doivent être proposées au moins cinq jours avant l’audience (Lignes directrices sur la pratique dans les instances intéressant la citoyenneté, l’immigration et les réfugiés (5 novembre 2018); Bonilla c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 493 au para 52; Ait Elhocine c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1068 au para 38). La question proposée est la suivante :

[traduction]

Lorsque le témoignage sous serment d’un demandeur d’asile et la preuve documentaire ne sont pas appuyés par une preuve documentaire objective, ou que la preuve documentaire objective est muette sur le sujet en question, est-il loisible au décideur de préférer la preuve documentaire objective à celle du demandeur d’asile et de remettre en cause sa crédibilité? Il est admis que les éléments de preuve d’un demandeur d’asile doivent être fondés sur certaines données objectives. Cependant, dans quelle mesure la preuve objective doit-elle être précise et où doit-on placer la limite lorsqu’on recherche des éléments objectifs pour étayer la preuve d’un demandeur d’asile?

[32] J’ai donné à l’avocat du défendeur l’occasion de présenter des observations écrites sur cette question, et je suis d’accord avec lui pour dire que la Cour d’appel fédérale n’aurait pu se prononcer que sur la question de savoir si la SAR avait raisonnablement préféré les éléments de preuve objectifs dans ce cas particulier, plutôt que sur la mesure dans laquelle la SAR devrait privilégier les éléments de preuve objectifs dans tous les cas. Je ne certifierai pas cette question, car il ne s’agit pas d’une question grave de portée générale.

V. La conclusion

[33] La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. La décision de la SAR est justifiée au regard de la preuve versée au dossier (Vavilov, aux para 99-101). Aucune question n’est certifiée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-6931-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Shirzad A. »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :


DOSSIER :

IMM-6931-22

INTITULÉ :

THILAKARANI KARUPPANNAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 AOÛT 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

DATE DES MOTIFS :

LE 27 novembre 2023

COMPARUTIONS :

Vakkas Bilsin

POUR LA DEMANDERESSE

Giancarlo Volpe

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis & Associates LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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