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Date : 20231205


Dossiers : IMM-5972-22

IMM-5973-22

Référence : 2023 CF 1626

Ottawa (Ontario), le 5 décembre 2023

En présence de monsieur le juge McHaffie

Dossier : IMM-5972-22

ENTRE :

PIERRE MSIMBWA RISASI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

Dossier : IMM-5973-22

ET ENTRE :

EMILIE SHAKO KITOKO

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs, Pierre Risasi et Emilie Kitoko, ont fait des demandes de « super visas » afin de rendre visite à leur fils, résident permanent au Canada. Ils ont reçu l’aide de leur fils ainsi que d’un consultant en immigration pour remplir les formulaires de demande. Les deux formulaires déposés, complétés en anglais, répondaient négativement à la question de savoir si un visa leur avait déjà été refusé. C’était une erreur, les demandeurs s’étaient vu refuser un visa américain en 2017. Dans leurs demandes de contrôle judiciaire, entendues ensemble, les demandeurs cherchent à faire infirmer le résultat de cette erreur : la décision d’un agent d’immigration déterminant qu’ils ont fait de fausses déclarations, et qu’ils sont donc interdits de territoire pour une période de cinq ans.

[2] Le rôle de la Cour en contrôle judiciaire est limité. Il consiste seulement à déterminer si la décision de l’agent est légale, dans le sens qu’elle est raisonnable et a été prise en appliquant les principes de l’équité procédurale. Pour les motifs ci-dessous, la Cour conclut que la décision est raisonnable et que les principes de l’équité procédurale ont été respectés. Les demandes de contrôle judiciaire doivent donc être rejetées.

[3] Par souci de clarté, la Cour souligne que cette conclusion ne met pas en cause la bonne foi des demandeurs. Elle ne suggère non plus que ces derniers ont délibérément caché leur histoire d’immigration. L’interdiction de territoire prévue par l’article 40 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [LIPR] n’est pas limitée aux fausses déclarations délibérées. Il était loisible à l’agent de conclure que les demandes comprenaient des présentations erronées sur un fait important quant à un objet pertinent, et que les explications soumises quant au contexte de ces erreurs ne changeaient pas cette conclusion.

II. Questions en litige et norme de contrôle

[4] Les arguments des demandeurs soulèvent les deux questions en litige suivantes :

  1. L’agent a-t-il erré en déterminant que les demandeurs sont interdits de territoire pour fausses déclarations?

  2. L’agent a-t-il contrevenu aux principes d’équité procédurale?

[5] La première question porte sur le fond de la décision. Par conséquent, elle doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16–17, 23–25; Gill c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1441 au para 5. Une décision raisonnable est fondée sur un raisonnement cohérent et est justifiée au regard de l’ensemble du droit et des faits pertinents : Vavilov aux para 101–105. Lorsqu’elle procède au contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la Cour examine les motifs donnés par le décideur à la lumière du dossier et des questions soulevées, et doit se demander si la décision possède les caractéristiques de la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si elle est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci : Vavilov aux para 83–86, 91–95, 99. Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable : Vavilov au para 100.

[6] La deuxième question est une question d’équité procédurale. Lorsqu’elle examine de telles questions, la Cour se demande si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances : Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54.

[7] Je note que les demandeurs prétendent aussi que l’agent a commis un « abus de pouvoir » en déterminant qu’ils sont interdits de territoire et en n’examinant pas la possibilité d’une exception pour des considérations d’ordre humanitaire. Cependant, leurs arguments à cet égard portent en pratique sur le fond de la décision et/ou le processus. J’examinerai donc ces arguments dans le contexte des deux questions en litige formulées ci-dessus.

III. Analyse

A. La décision de l’agent est raisonnable

(1) Les demandes de visa

[8] Me Risasi et Me Kitoko sont des citoyens du Congo, où tous deux sont avocats. Le 11 novembre 2021, ils ont déposé, par l’intermédiaire d’un représentant autorisé, des demandes pour des visas de résidence temporaire pour parents (aussi appelés « super visas ») d’une durée d’un an, afin de rendre visite à un de leurs fils, résident permanent au Canada. Le représentant, avec l’aide de leur fils, a complété leurs demandes en ligne, en anglais.

[9] Le formulaire de demande de visa publié par Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] sollicite, entre autres, des informations sur les antécédents de voyage du demandeur. La version anglaise du formulaire contient la question suivante : « Have you ever been refused a visa or permit, denied entry to, or ordered to leave any country or territory? » ([Traduction] « Vous a-t-on déjà refusé un visa ou un permis, interdit l’entrée ou demandé de quitter le Canada ou tout autre pays ou territoire? »). Chacun des demandeurs a répondu « No » ([Traduction] « Non ») à cette question.

[10] L’agent des visas responsable du dossier a découvert que Me Risasi et Me Kitoko s’étaient vu refuser un visa pour les États-Unis. Selon les notes de l’agent dans le Système mondial de gestion des cas [le SMGC], les informations partagées par les États-Unis montraient que les demandeurs avaient un historique dérogatoire lié à de la contrebande (« the applicant has derogatory history (SMUGGLERS) in the US info sharing »).

[11] L’agent a donc adressé à chacun des demandeurs une lettre d’équité procédurale le 24 février 2022. Ces lettres, au contenu identique, pointaient l’écart entre leurs déclarations et leur historique aux États-Unis, sans faire directement référence aux allégations de contrebande, et les informaient des risques d’interdiction de territoire s’il était déterminé qu’ils avaient fait de fausses déclarations.

[12] Me Risasi et Me Kitoko ont répondu par lettres du 21 mars 2022. Dans ces lettres, également identiques, ils expliquaient avoir fait appel à un consultant qui leur avait demandé de remplir des formulaires en anglais, langue qu’ils ne maîtrisent pas. Ils reconnaissaient avoir alors demandé à leur fils de compléter les documents pour eux, et que ce dernier avait procédé sans les consulter alors qu’il ignorait que les États-Unis leur avaient refusé des visas. Ils exprimaient que, selon eux, il s’agissait d’une erreur innocente. Pour montrer leur bonne foi, ils avouaient également dans ces lettres que Me Kitoko s’était précédemment vu refuser un visa par le Canada. Enfin, ils demandaient s’ils pouvaient retirer leurs demandes et en soumettre des nouvelles en français.

(2) La décision de l’agent

[13] Le 6 avril 2022, l’agent a révisé le dossier et les réponses des demandeurs. Selon l’agent, le fait de ne pas signaler les refus de visas américains constituait une présentation erronée sur un fait important quant à un objet pertinent risquant d’entraîner une erreur dans l’application de la loi. Dans ses notes corrigées dans le SMGC, l’agent écrit que l’erreur est matérielle puisqu’elle est en lien direct avec le but du voyage, et qu’elle aurait pu causer une erreur dans l’application de la loi. Il écrit également ne pas être rassuré par les explications de Me Risasi et Me Kitoko au sujet de la langue, du représentant et de leur fils, car les demandeurs sont tenus de faire preuve d’honnêteté tout au long de la procédure. L’agent a donc recommandé de prononcer une interdiction de territoire en application de l’article 40 de la LIPR.

[14] Le 26 avril 2022, le même agent, agissant en qualité de gestionnaire d’unité, a de nouveau révisé le dossier et a conclu que les demandeurs avaient fait une fausse déclaration matérielle. Ce faisant, il est clair que l’agent a adopté les motifs qui soutenaient la recommandation antérieure. L’agent a donc rejeté les demandes de visas de Me Risasi et Me Kitoko et prononcé à leur encontre une interdiction de territoire de 5 ans.

(3) La décision est justifiée, intelligible et transparente

[15] Comme le soutiennent les demandeurs, une interdiction de territoire selon l’alinéa 40(1)(a) de la LIPR ne s’applique que si la présentation erronée du demandeur porte sur un fait important quant à un objet pertinent et qu’elle entraîne ou risque d’entraîner une erreur dans l’application de la LIPR : Kazzi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 153 aux para 32, 39; Gill au para 14; Karunaratna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 421 au para 19. Une présentation erronée porte sur un « fait important » si elle a une incidence sur le processus d’immigration : Kazzi au para 38. Cela dit, elle n’a pas besoin d’être décisive ou déterminante pour être importante : Kazzi au para 38; Gill au para 29.

[16] Les demandeurs prétendent que l’agent n’a pas suffisamment expliqué pourquoi l’omission du refus du visa américain portait sur un fait important quant à un objet pertinent. Citant les arrêts Gill et Karunaratna, ils soutiennent que l’absence d’une telle explication rend la décision déraisonnable : Gill au para 29; Karunaratna aux para 19–20.

[17] Je ne suis pas convaincu. L’agent a expliqué qu’il considérait que la présentation erronée avait un lien direct avec le but du voyage et qu’en conséquence elle aurait pu induire une erreur dans l’application de la LIPR. Dans le contexte de l’omission d’un refus de visa et vu la réponse « Non » à une question qui aurait dû avoir la réponse « Oui », l’explication de l’agent est suffisante pour comprendre son raisonnement. À cet égard, je note que la situation en l’espèce est différente de celle dans l’affaire Gill, où le demandeur avait omis de déclarer le refus d’un visa américain mais avait déclaré plusieurs refus de visas canadiens : voir Ram c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 795 aux para 26–27.

[18] Les demandeurs soulèvent « l’exception relative à une erreur innocente », soutenant qu’ils étaient de bonne foi, qu’ils n’avaient pas l’intention de tromper et qu’ils ne voulaient pas induire l’agent en erreur. Cependant, l’interdiction de territoire prévue par l’alinéa 40(1)(a) n’est pas limitée aux fausses déclarations délibérées et n’exige pas d’avoir une intention de tromper ou d’entraîner une erreur dans l’application de la LIPR : Malik c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1004 au para 27; Goburdhun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 971 au para 28. La jurisprudence de cette Cour confirme aussi que (i) même les fausses déclarations faites par une tierce partie relèvent de l’article 40; (ii) un demandeur a le fardeau de vérifier l’intégralité et l’exactitude de la demande et une obligation de fournir des renseignements complets, fidèles et véridiques en tout point; et (iii) on ne peut considérer qu’un demandeur croyait raisonnablement ne pas avoir présenté faussement un fait d’importance s’il a omis de revoir sa demande et de vérifier qu’elle était complète et exacte avant de la signer : Goburdhun au para 28.

[19] L’agent a tenu compte des explications des demandeurs concernant l’implication de leur fils et du représentant, mais ne les a pas trouvées adéquates. À la lumière de la jurisprudence citée de cette Cour, la conclusion de l’agent satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence.

[20] Les demandeurs soutiennent aussi que IRCC avait déjà connaissance du refus des visas américains, puisqu’ils les en avaient informés dans le contexte d’un autre dossier. Cet argument a été rejeté par cette Cour à plusieurs reprises : voir Eze c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 714 aux para 12–13, citant Ram (voir para 24), Goburdhun au para 43 et Muniz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 872 au para 17. Le fait que l’information ait été communiquée à IRCC à une autre occasion et puisse se trouver ailleurs dans leurs dossiers ne rend pas déraisonnable la conclusion de l’agent que l’omission constituait une présentation erronée sur un fait important.

[21] Les demandeurs ne m’ont donc pas convaincu que la décision de l’agent était déraisonnable.

B. L’agent n’a pas contrevenu aux principes d’équité procédurale

[22] Malgré les arguments des demandeurs, je conclus aussi que l’agent n’a pas contrevenu aux principes d’équité procédurale. Comme indiqué ci-dessus, l’agent a envoyé à chacun des demandeurs une lettre d’équité procédurale soulevant la question de la fausse déclaration et la possibilité d’une interdiction de territoire. L’agent a également donné aux demandeurs l’opportunité de faire des observations en réponse.

[23] Les demandeurs soutiennent correctement que l’équité procédurale ne se limite pas à offrir une possibilité de répondre, mais exige qu’un agent prenne en compte de manière effective et réelle la réponse d’un demandeur dans la décision finale. C’est toutefois ce que l’agent a fait dans l’espèce. Les notes de l’agent dans le SMGC montrent que ce dernier a tenu compte des explications des demandeurs, mais a conclu qu’elles ne suffisaient pas pour écarter l’application de l’alinéa 40(1)(a) de la LIPR. Je ne peux donc pas accepter l’argument des demandeurs selon lequel l’agent n’aurait pas pris en compte les explications qu’ils avaient mises de l’avant dans leurs réponses aux lettres d’équité procédurale. Je note que l’allégation des demandeurs selon laquelle l’agent aurait ignoré leurs réponses semble avoir été formulée avant que les demandeurs ne reçoivent les notes SMGC qui traitent des réponses. Il s’agit aussi de l’un des motifs pour lesquels ils prétendent que l’agent aurait commis un abus de pouvoir. Cette allégation n’est pas fondée.

[24] Sur ce même point, les demandeurs affirment que l’agent aurait commis un abus de pouvoir en n’exerçant pas son pouvoir discrétionnaire d’étudier, « de sa propre initiative », les considérations d’ordre humanitaire propres à leur cas. Ils fondent cette affirmation sur les paragraphes 25.1(1) et 24(1) de la LIPR. Toutefois, l’article 25.1 concerne les demandes de résidence permanente et n’est pas applicable à la situation des demandeurs. Quant à l’article 24, les demandeurs n’ont pas présenté de demande de permis de séjour temporaire, et n’ont pas fait état auprès de l’agent de motifs impérieux ou justifiant autrement l’application de cette disposition : AR c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 1028 au para 26; Shabdeen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 FC 492 au para 14. Je ne peux donc pas accepter que l’agent a commis un abus de pouvoir en ne considérant pas ces dispositions.

[25] Finalement, les demandeurs critiquent le fait que la même personne a émis la recommandation initiale et pris la décision finale de leur interdire le territoire. Ils soutiennent que cela donne l’impression que l’affaire était jugée d’avance et donc que le processus était inéquitable. Je reconnais que ce processus peut sembler un peu bizarre. Par contre, comme défendu par le ministre, l’équité procédurale n’exige pas que la demande soit examinée par deux personnes différentes. Le processus de recommandation avant décision semble être lié au niveau d’autorité requis à chaque étape du traitement d’une demande de visa soulevant des préoccupations en matière de fausses déclarations. Que la décision finale ait été prise par l’agent ayant fait la révision et la recommandation initiale n’est peut-être pas idéal mais ne me semble pas constituer en soi une violation des principes d’équité procédurale. Les demandeurs n’apportent d’ailleurs aucun argument permettant de remettre cela en question.

IV. Conclusion

[26] Je conclus donc que la décision de l’agent refusant les visas des demandeurs et leur imposant une interdiction de territoire pour fausses déclarations selon l’article 40 de la LIPR est raisonnable et qu’elle a été adoptée en conformité avec les principes d’équité procédurale. Les demandes de contrôle judiciaire doivent donc être rejetées.

[27] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier. La Cour est d’accord que le dossier n’en soulève pas.


JUGEMENT dans les dossiers IMM‑5972‑22 et IMM-5973-22

LA COUR STATUE que

  1. Les demandes de contrôle judiciaire sont rejetées.

« Nicholas McHaffie »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5972-22

 

INTITULÉ :

PIERRE MSIMBWA RISASI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

DOSSIER :

IMM-5973-22

INTITULÉ :

EMILIE SHAKO KITOKO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 aoÛt 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS:

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 5 décembre 2023

 

COMPARUTIONS :

Pierre Msimbwa Risasi

Emilie Shako Kitoko

 

LES DEMANDEURS, POUR LEUR PROPRE COMPTE

 

Nathan Joyal

 

Pour LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour lE DÉFENDEUR

 

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