Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date: 20231201


Dossier: IMM-2830-23

Référence: 2023 CF 1619

Ottawa, Ontario, 1 décembre, 2023

En présence de madame la juge Azmudeh

ENTRE:

FETAH SALHI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] En vertu de l'article 72(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés [LIPR], le demandeur, Fetah Salhi [le « Demandeur »], demande le contrôle judiciaire du rejet de son appel en matière d'asile par la Section d'appel des réfugiés [« SAR »] de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié du Canada [« CISR »]. Le contrôle judiciaire est rejeté pour les raisons suivantes.

I. Aperçu

[2] Le Demandeur est citoyen algérien. Il a eu une relation amoureuse et sexuelle avec une jeune fille appelée Yasmine, ce qui a provoqué la colère de la famille de sa copine, en particulier de son père et de son frère.

[3] Lorsque la famille de sa copine a découvert leur relation, son père l'a battue. Son frère, dont le Demandeur pense qu'il est membre du crime organisé, s'est également mis en colère, a affronté le Demandeur et l'a battu. Il l'a ensuite appelé et l'a menacé de mort. Le frère a alors trouvé son adresse et l'a recherché dans le quartier. Les menaces se sont poursuivies, même lorsque le Demandeur a déménagé chez sa grand-mère à Alger. Enfin, une nuit, le frère l'a retrouvé et l'a battu jusqu'à ce qu'il perde connaissance.

[4] Après cela, le Demandeur a décidé de quitter le pays et est finalement arrivé au Canada où il a déposé une demande d'asile. Le Demandeur affirme continuer à craindre la famille de sa copine, en particulier le frère de celle-ci. Il n'a jamais sollicité l'aide de la police ou d'une quelconque autorité en Algérie, ni porter plainte suite aux agressions subies par le frère de sa copine.

[5] La Section de la protection des réfugiés [« SPR »] a rejeté la demande d’asile du Demandeur, concluant qu’il ne s’était pas déchargé du fardeau de démontrer l’incapacité de l’Algérie d’assurer sa protection. Le 15 février 2023, la SAR a confirmé la décision de la SPR. Cette décision fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

II. Norme et Contrôle

[6] La seule question devant la Cour est de savoir si la décision de la SAR est raisonnable (Canada (Minister of Citizenship and Immigration) v Vavilov, 2019 SCC 65 (CanLII), [2019] 4 SCR 653 [Vavilov]).

III. Analyse

A. Cadre juridique

[7] La Cour suprême du Canada a analysé en profondeur la question de la protection de l'État dans l'arrêt Ward (Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, 103 D.L.R. (4e) 1, 20 Imm. L.R. (2e) 85 [Ward]). La Cour suprême a établi qu’en l’absence d’un effondrement complet de l’appareil étatique, il y a une présomption que les États veulent et peuvent protéger leurs citoyens. Il est possible de réfuter cette présomption au moyen d'une preuve « claire et convaincante » de l'incapacité de l'État d'assurer la protection (Ward, aux paras 724‑726). L'interprétation ultérieure de cette affaire par les tribunaux a fourni un contexte supplémentaire. Par exemple, dans un arrêt récent, Djabour c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 1445, Madame la juge Rochester a déclaré :

[7] Le critère pour réfuter la présomption de protection de l’État est bien établi. Un demandeur d’asile qui cherche à réfuter la présomption de protection de l’État doit présenter des éléments de preuve pertinents, fiables et convaincants qui convainquent le décideur, selon la prépondérance des probabilités, que la protection de l’État est inadéquate (Flores Carrillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94 au para 30; Nugzarishvili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 459 au para 32 [Nugzarishvili]). Autrement dit, le demandeur d’asile qui demande l’asile doit démontrer qu’il a épuisé toutes les voies de protection objectivement raisonnables pour obtenir la protection de l’État ou qu’il aurait été objectivement déraisonnable pour lui de le faire (Hinzman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 171 aux para 46, 57; Arango c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1016 au para 14; Nugzarishvili au para 34).

[8] Dans le contexte de la définition de réfugié au sens de la Convention, le demandeur d’asile doit ne pas pouvoir ou, du fait de sa crainte d’être persécuté, ne pas vouloir se prévaloir de la protection du pays dont il a la nationalité (citoyenneté). La question de la protection de l’État touche l’élément objectif du critère relatif à la crainte de persécution et il ne suffit pas d’affirmer simplement une croyance subjective voulant que la protection ne soit pas disponible.

[9] Dans l’arrêt Canada (Ministre de la citoyenneté et de l'immigration) c. Olah, 2002 CFPI 595 la Commission a souligné que la preuve pertinente permettant de trancher la question de la protection de l'État comprend la preuve documentaire et les circonstances personnelles du demandeur d'asile. Toutefois, les sentiments subjectifs de ce dernier à l'égard de la protection de l'État ne constituent pas un facteur pertinent. Voir aussi la décision Judge c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 1089, où la Cour confirme que le critère permettant de savoir si la protection de l'État est raisonnablement disponible est objectif.

[10] La responsabilité de fournir une protection internationale ne devient applicable que lorsque le demandeur d'asile ne peut se prévaloir de la protection nationale ou de la protection de l'État (Ward, au para. 709).

B. Question : La décision de la SAR est-elle raisonnable ?

[11] Il est incontesté que le Demandeur a refusé de solliciter l’assistance des autorités en Algérie en raison de diverses craintes. Cela est dû à des facteurs subjectifs, tels que le fait de ne pas croire en la volonté ou en la capacité de la police à aider. Le Demandeur n'a pas soutenu cette croyance avec de la preuve.

[12] Après avoir examiné le dossier de la SPR, la SAR a convenu avec la SPR que la protection de l'État était la question déterminante en l'espèce et que le Demandeur n’avait pas réfuté la présomption selon laquelle l’État serait en mesure de lui offrir une protection adéquate et qu’il était justifié d’omettre de réclamer la protection de son pays. Pour évaluer l'adéquation de la protection de l'État en Algérie, la SAR s'est concentrée sur les preuves documentaires objectives et n'a pas accordé de poids aux convictions non étayées du Demandeur. J'estime que cette décision est raisonnable et qu'elle est appuyée par la jurisprudence (Imloul c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 455 para 26). La SAR a formulé les commentaires suivants sur son évaluation :

[12] L’appelant a témoigné qu’il n’a pas dénoncé son agent de risque aux autorités, que ce soit après les menaces de mars 2019 ou lorsqu’il a été battu à l’extérieur d’une pizzéria au centre d’Alger en septembre 2019. Invité à expliquer pourquoi il n’a pas porté plainte, il affirme que c’est en raison du fait que la police en Algérie n’intervient pas dans les affaires domestiques et que la police ne va rien faire pour l’aider. Il craint que la police jette sur lui le blâme, car il a eu une relation hors mariage. Il craint de plus que son agent de risque ne s’acharne sur lui s’il portait plainte. Il allègue que sa copine l’aurait averti que son frère s’adonnait au trafic de stupéfiants dans le quartier et qu’il le craint pour cette raison. Il affirme que son agent de risque a peut-être des contacts avec les policiers.

[13] SPR a procédé à une analyse de la preuve objective, laquelle démontre que les forces de l’ordre algériennes peuvent être considérées comme efficaces. La preuve démontre que les meurtres commis ont été résolus. La preuve ne démontre pas de statistiques concernant les crimes d’honneur, mais ceux-ci sont très rares et peu fréquents dans les zones urbaines. Ils surviennent généralement en zone rurale. Dans les dernières années, les forces de l’ordre algériennes ont déployé un effectif important pour assurer la sécurité des citoyens, amenant une baisse des crimes de droit commun de 4% en 2016, notamment en ce qui concerne l’atteinte aux personnes et des homicides volontaires. Tel que mentionné par la SPR : « Il apparait que le gouvernement a pris des mesures raisonnables

pour établir et faire fonctionner un système juridique efficace pour la détection, la poursuite et la répression des actes constituant des persécutions, système qui est généralement accessible aux citoyens algériens ». Elle a conclu que l’État algérien a la capacité et la volonté de mettre en œuvre des dispositions efficaces pour la protection de ses citoyens, permettant d’assurer une protection adéquate.

[…]

[15] Après avoir analysé les documents cités par la SPR et l’appelant, je suis d’avis que les crimes d’honneur sont rares en Algérie. Ils se produisent principalement en zone rurale « où l’honneur des femmes est régi par un code de conduite plus strict. Dans les zones urbaines, où les niveaux d’éducation et de développement socio-économique sont plus élevés, les crimes d’honneur sont peu fréquents » [je souligne]. Je suis d’avis que les arguments de l’appelant ne sont pas soutenus par une documentation aussi catégorique qu’il le plaide. Certes, les policiers peuvent être réticents à se mêler de la sphère privée de la vie des gens. Cependant, la documentation démontre que ce sont les femmes qui sont généralement victimes de crimes d’honneur. La documentation fournie par l’appelant devant la SPR6 relate des événements où les crimes commis contre des hommes sont survenus lorsque ceux-ci ont été pris sur le fait. Ils démontrent également que les auteurs de ces crimes ont été soit arrêtés et détenus ou encore condamnés à des peines de prison.

[13] En l'absence de toute tentative de demander la protection de l'État, et l'évaluation de la situation du pays, la SAR a conclu que le Demandeur n’a pas démontré, à l’aide d’une preuve claire et convaincante, que son pays, l’Algérie, n’était pas en mesure de le protéger. Il s'agit d'une conclusion raisonnable et la SAR a clairement établi la chaîne de son raisonnement.

[14] Le Demandeur a fait valoir que les raisons pour lesquelles il n'avait pas cherché à obtenir la protection de l'État étaient fondées sur sa conviction que la police ne l'aiderait pas dans les litiges domestiques qualifiés de crimes d'honneur et que les liens du frère avec le crime organisé rendraient la protection de l'État improbable. Il n'a pas soutenu ses convictions par des preuves suffisamment fiables.

[15] Pour me persuader que la conclusion de la SAR était déraisonnable, le Demandeur a déclaré, lors de l'audience en contrôle judiciaire, qu'il y avait une contradiction interne dans le raisonnement de la SAR. D'une part, le membre a convenu que le Demandeur était crédible, mais d'autre part, il n'a pas étendu la même conclusion de crédibilité à sa conviction que la police n'était pas en mesure de le protéger ou n'était pas disposée à le faire. Je ne vois pas de contradiction entre la reconnaissance de la crédibilité des faits et le désaccord avec les déductions ou les convictions subjectives du Demandeur. Les faits sont des expériences vécues et ils ont été acceptés. La question à savoir pourquoi la police ne l’aurait pas protégé, alors que le Demandeur n’a présenté aucune preuve à l’appui, n’est que pure spéculation.

[16] Bien qu’elles puissent être sincères, les perceptions du Demandeur et ses craintes reliées à l’inaction de l’État ne sont pas corroborées par une preuve objective.

[17] Le Demandeur n’a déposé aucune preuve, outre que des articles des journaux indiquant que les auteurs de crime d’honneur dirigés contre des hommes ont vu les auteurs arrêtés, détenus ou condamnés à des peines d’emprisonnement.

[18] De plus, comme le Demandeur connait l’identité de son agresseur, il lui était possible de s’adresser aux autorités. Le fait que son agresseur ait de possibles liens avec le crime organisé n’y change rien car il n'y avait pas de preuve fiable devant la SAR de sa capacité à interrompre la protection de l'État.

[19] Je constate également que la SAR a pris en considération tous les arguments du Demandeur et les a évalués dans le contexte des preuves documentaires objectives dont elle disposait :

[20] Je ne suis pas d’accord avec les arguments de l’appelant. Le fardeau de renverser la présomption de la protection de l’État est le sien. La preuve qu’il fournit démontre que les femmes qui ont des enfants hors mariage font face à la discrimination, basée sur la chasteté des femmes avant le mariage. Comme l’a noté la SPR, les articles de presse produits par l’appelant démontrent que les auteurs des crimes d’honneur dirigés contre des hommes ont vu les auteurs arrêtés, détenus ou encore condamnés à des peines d’emprisonnement. J’ai ajouté que les articles ont trait à des hommes qui ont été pris sur le fait et dont l’auteur a eu une réaction immédiate et spontanée, ce qui n’est pas le cas de l’appelant. Le fait que l’appelant est en mesure d’identifier son agent de risque n’est pas sans importance. Porter plainte pour menaces de mort, provenant d’un trafiquant de drogue, n’est pas banal. Le fait de craindre que la police ne l’aide pas, dans ces circonstances, n’est pas raisonnable. Aucune preuve autre que la réprobation sociale des femmes ayant eu des relations hors mariage n’a été apportée par l’appelant. Son argument à l’effet que les relations hors mariage sont interdites en Algérie et, par le fait même, susceptibles de sanctions de l’État, n’a pas été fournie. Je suis d’accord avec la SPR à l’effet que les craintes soulevées par l’appelant pour ne pas avoir au moins tenté de se prévaloir de la protection de l’État sont fondées sur des craintes subjectives spéculatives. J’ajoute que les perceptions de l’appelant peuvent être sincères, sans pour autant qu’une preuve satisfaisante de ce qu’il avance soit établie selon la prépondérance des probabilités. La conclusion de la SPR est correcte.

[20] D’ailleurs, il n’appartient pas à cette Cour de réévaluer la preuve. Le simple désaccord du Demandeur quant à l’appréciation de la preuve et l’application au critère objectif de la protection de l’État ne suffisent pas (Ouedraogo c. Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, 2021 CF 310, aux paras 34-35).

[21] Pour toutes ces raisons, j'estime que la décision de la SAR est cohérente sur le plan interne et qu'elle repose sur une évaluation approfondie des contraintes factuelles et juridiques pertinentes. Elle présente tous les critères de justification, de transparence et d'intelligibilité et est donc raisonnable.

IV. Conclusions

[22] La décision de la SAR est raisonnable et le contrôle judiciaire est rejeté.

[23] Aucune des parties n'a proposé de question certifiée et je conviens que cette affaire n'en soulève pas.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-2830-23

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. Le contrôle judiciaire est rejeté.

  2. Il n'y a aucune question certifiée.

"Negar Azmudeh"

Judge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

imm-2830-23

INTITULÉ :

FETAH SALHI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 30 NOVEMBRE2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE AzMUDEH

DATE DES MOTIFS :

Le 1 DÉCEMBRE 2023

COMPARUTIONS :

Me Fedor Kyrpichov

Pour le demandeur

Me Nadine Saadé

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Fedor Kyrpichov avocat/lawyer

Montréal (Québec)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.