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Date : 20231228


Dossier : IMM-7112-22

Référence : 2023 CF 1760

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 28 décembre 2023

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

JOSE LUCAS EULOGIO SOLIS OLVERA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Jose Lucas Eulogio Solis Olvera, sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue le 25 mars 2022 par un agent principal d’immigration (l’« agent ») d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, rejetant sa demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (« CH ») en application du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (« LIPR »).

[2] L’agent n’était pas convaincu que l’établissement du demandeur au Canada et les difficultés qu’entraînerait son renvoi au Mexique justifiaient une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[3] Le demandeur soutient que la décision de l’agent est déraisonnable et que l’agent a manqué à l’équité procédurale en soulevant la possibilité d’une réinstallation sans lui donner la possibilité de répondre.

[4] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II. Faits

[5] Le demandeur est un citoyen du Mexique âgé de 62 ans.

[6] La fille du demandeur, avec qui le demandeur entretient une relation serrée, poursuit des études supérieures à Calgary.

[7] Le demandeur est arrivé au Canada en mars 2009. Le 18 juillet 2011, il a présenté une demande d’asile. Le 4 avril 2012, la Section de la protection des réfugiés a rejeté sa demande d’asile. De septembre 2013 à juin 2021, le demandeur a présenté six demandes CH, qui ont toutes été rejetées.

[8] Le 29 juillet 2021, le demandeur a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (« ERAR »), qui a été rejetée le 25 mars 2022. Le demandeur y faisait valoir qu’il craignait de retourner au Mexique parce qu’il était ciblé par des gangs.

[9] Pendant son séjour au Canada, le demandeur a travaillé régulièrement comme sous-traitant en construction. Il est membre de l’Église de Jésus-Christ des Saints des derniers jours et fait du bénévolat.

[10] Dans une décision datée du 25 mars 2022, l’agent a conclu que la situation du demandeur ne justifiait pas une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire aux termes du paragraphe 25(1) de la LIPR.

[11] L’agent n’a accordé qu’un certain poids à l’établissement du demandeur, car toute personne vivant dans un endroit pendant une certaine période a un certain degré d’établissement. L’agent a reconnu que le demandeur serait en mesure de travailler et de pratiquer sa religion au Mexique et que, même si la séparation d’avec sa fille lui causerait des difficultés, sa fille est une adulte indépendante.

[12] L’agent a examiné la crainte alléguée du demandeur d’être ciblé par des gangs au Mexique et a conclu qu’il n’y avait pas d’autres renseignements corroborant cette allégation, et y a donc a accordé peu de poids. Il a également conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve qui démontraient que le demandeur serait forcé de vivre dans la région même où il avait été menacé et que la réinstallation dans une région autre du Mexique ne lui causerait aucune difficulté excessive. L’agent a donc accordé un certain poids aux conditions défavorables dans le pays.

[13] Pour ces motifs, l’agent a conclu qu’une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire n’était pas justifiée.

III. Questions en litige et norme de contrôle

[14] La demande de contrôle judiciaire soulève deux questions, la décision de l’agent était-elle raisonnable et était-elle équitable sur le plan procédural?

[15] La norme de contrôle applicable n’est pas contestée. Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable au bien-fondé de la décision est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16-17, 23-25) (« Vavilov »). Je suis d’accord.

[16] La question de l’équité procédurale doit être examinée selon la norme de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au para 79; Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 (« Compagnie de chemin de fer CP ») aux para 37-56; Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35). Je suis d’avis que cette conclusion est conforme à l’arrêt Vavilov (aux para 16 et 17).

[17] La norme de la décision raisonnable est une norme de contrôle fondée sur la déférence, mais elle est néanmoins rigoureuse (Vavilov, aux para 12-13). La cour de révision doit établir si la décision faisant l’objet du contrôle, notamment son raisonnement et son résultat, est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov, au para 15). Une décision raisonnable est une décision qui est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et qui est justifiée par rapport aux contraintes factuelles et juridiques auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). La question de savoir si une décision est raisonnable dépend du contexte administratif pertinent, du dossier dont dispose le décideur et de l’incidence de la décision sur les personnes touchées (Vavilov, aux para 88-90, 94, 133-135).

[18] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit établir qu’elle comporte des lacunes suffisamment capitales ou importantes (Vavilov, au para 100). Ce ne sont pas toutes les erreurs ou préoccupations au sujet des décisions qui justifieront une intervention. La cour de révision doit s’abstenir de soupeser à nouveau la preuve soumise au décideur et ne doit pas modifier les conclusions de fait en l’absence de circonstances exceptionnelles (Vavilov, au para 125). Les lacunes doivent être plus que superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision, ou constituer plus qu’une « erreur mineure » (Vavilov, au para 100). Bien qu’un décideur ne soit pas tenu de répondre à chaque argument ou de mentionner chaque élément de preuve, le caractère raisonnable d’une décision peut être remis en question lorsque la décision fait état d’un défaut de « s’attaquer de façon significative aux questions clés ou à des arguments principaux » (Vavilov, au para 128).

[19] La norme de la décision correcte, en revanche, est une norme de contrôle qui ne commande pas de retenue. La question centrale en matière d’équité procédurale est de savoir si la procédure était équitable compte tenu de toutes les circonstances, y compris les facteurs énumérés dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, aux para 21 à 28 (Compagnie de chemin de fer CP, au para 54).

IV. Analyse

[20] Le demandeur soutient que l’analyse de l’agent concernant son établissement et les difficultés qu’il éprouverait advenant son renvoi est déraisonnable et que l’agent a manqué à l’équité procédurale en soulevant la possibilité d’une réinstallation sans lui donner la possibilité de répondre. Je conviens que la décision est déraisonnable et, par conséquent, je conclus qu’il n’est pas nécessaire de répondre aux préoccupations en matière d’équité procédurale.

[21] Le demandeur soutient que l’agent a appliqué le mauvais cadre juridique et qu’il n’a pas procédé à une évaluation individualisée de sa situation personnelle, surtout en ce qui concerne l’établissement.

[22] Le défendeur soutient que l’agent a raisonnablement discuté de la réinstallation dans le contexte des difficultés que le demandeur éprouverait à son retour au Mexique. Le défendeur souligne que le demandeur a présenté six demandes CH qui ont été rejetées, mais qu’il n’a pas démontré qu’il y avait eu un changement important qui justifierait une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[23] Je suis d’accord avec le demandeur. Je rejette l’argument du défendeur au sujet des six demandes CH présentées par le demandeur. Les avocats du demandeur ont soulevé à juste titre que les six autres décisions ne figurent pas au dossier. Il s’agit du contrôle judiciaire de cette décision et de son caractère raisonnable. Je ne crois pas que les décisions CH défavorables antérieures, dont la Cour n’est pas saisie, soient pertinentes quant au caractère raisonnable de la décision faisant l’objet du contrôle.

[24] Je suis d’accord avec le demandeur pour dire que le caractère exceptionnel de la dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire n’est pas fondé sur les « circonstances exceptionnelles » du demandeur. Le paragraphe 25(1) de la LIPR constitue plutôt une « exception » à l’application normale de la loi (Apura c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 762 au para 23; Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1482, aux para 1 et 2). Les motifs indiquent que l’agent a évalué la demande du demandeur en tenant démesurément compte du caractère exceptionnel. L’agent a tenu compte de l’établissement financier, religieux et familial du demandeur au Canada. Cependant, les conclusions de l’agent selon lesquelles [traduction] « une demande CH vise des circonstances exceptionnelles » et [traduction] « l’objet d’une demande CH vise des circonstances exceptionnelles qui causeraient un niveau élevé de difficultés » démontrent que l’agent a évalué la demande du demandeur en fonction d’un seuil trop exigeant. La décision de l’agent n’est pas justifiée compte tenu des contraintes juridiques (Vavilov, aux para 99-101).

[25] De plus, je suis d’accord avec le demandeur lorsqu’il invoque la décision Lauture c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 336 (Lauture). Dans cette affaire, la Cour a conclu que la décision était déraisonnable parce que, « [p]lutôt que d’examiner si les demandeurs pourraient faire du bénévolat et fréquenter leur église en Haïti, l’agente aurait dû tenir compte des éléments de preuve que les demandeurs ont présentés relativement à l’emploi, au bénévolat et à l’intégration dans leur communauté au Canada » (Lauture, au para 23 [soulignement dans l’original]). En l’espèce, l’agent a mis l’accent sur la capacité du demandeur de travailler et de fréquenter l’église au Mexique, plutôt que sur la preuve de l’emploi et de l’engagement religieux du demandeur au Canada. Je conclus que l’analyse faite par de l’agent est marquée de la même erreur que celle relevée dans Lauture. Je souscris aux propos de la Cour qui rejette l’analyse selon laquelle « plus le demandeur réussit, est entreprenant et fait preuve de civisme tandis qu’il est au Canada, moins il a de chances que sa demande fondée sur l’article 25 soit accueillie » (Lauture, au para 26). La décision de l’agent n’est pas justifiée compte tenu de cette contrainte juridique (Vavilov, aux para 99-101).

V. Conclusion

[26] La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de l’agent n’est pas justifiée. Aucune question n’a été soumise aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.




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