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Date : 20231228


Dossier : T-2227-22

Référence : 2023 CF 1765

Montréal (Québec), le 28 décembre 2023

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

JANIE GRANDMONT

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Madame Janie Grandmont, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision datée du 10 janvier 2022 [Décision] en vertu de laquelle l’Agence du revenu du Canada [ARC] a conclu qu’elle était inadmissible à la Prestation canadienne de la relance économique [PCRE]. L’ARC a refusé la demande de Mme Grandmont pour cinq différents motifs : Mme Grandmont n’avait pas gagné au moins 5 000 $ de revenus d’emploi ou de revenus nets de travail indépendant en 2019, en 2020 ou au cours des 12 mois précédant la date de sa première demande; elle avait quitté son emploi volontairement; elle ne travaillait pas pour des raisons autres que la COVID-19; elle était capable de travailler mais ne cherchait pas un emploi; et elle n’avait pas subi une baisse de 50% de son revenu hebdomadaire moyen par rapport à l’année précédente pour des raisons liées à la COVID-19.

[2] Selon Mme Grandmont, la Décision est déraisonnable car l’ARC n’aurait pas calculé son revenu d’emploi adéquatement et aurait erré en déterminant qu’elle ne travaillait plus pour une raison autre que la COVID-19. En outre, elle allègue que ses preuves et arguments ont été mal interprétés par l’ARC, ce qui aurait mené à une décision déraisonnable.

[3] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire de Mme Grandmont sera rejetée. Après avoir examiné les motifs de l’ARC, la preuve au dossier et le droit applicable, je ne suis pas convaincu que la Décision de l’ARC puisse être qualifiée de déraisonnable. La Décision est plutôt fondée sur une analyse cohérente et rationnelle et elle est justifiée à l’égard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur était assujetti.

II. Contexte

A. Les faits

[4] La PCRE fait partie de l’arsenal de mesures introduites par le gouvernement fédéral à compter de mars 2020 afin de pallier les répercussions économiques causées par la pandémie de COVID-19. Il s’agissait de paiements monétaires ciblés qui visaient à fournir un soutien financier aux travailleurs et travailleuses ayant subi une perte de revenus en raison de la pandémie, et qui ne pouvaient bénéficier de la protection offerte par le régime usuel d’assurance-emploi. L’ARC est l’office fédéral responsable de l’administration de la PCRE, au nom du Ministre de l’Emploi et du Développement social.

[5] La PCRE était disponible pour toute période de deux semaines comprise entre le 27 septembre 2020 et le 23 octobre 2021 pour les salariés et travailleurs indépendants admissibles qui avaient subi une perte de revenus en raison de la pandémie de COVID-19 (Aryan c Canada (Procureur général), 2022 CF 139 au para 2 [Aryan]). Les critères d’admissibilité à la PCRE sont prévus et détaillés dans la Loi sur les prestations canadiennes de relance économique, LC 2020, ch 12, art 2 [Loi sur la PCRE]. Ils exigeaient entre autres que les salariés ou les travailleurs indépendants aient gagné au moins 5 000 $ de revenus d’emploi ou de revenus nets de travail indépendant en 2019, en 2020 ou au cours des 12 mois précédant la date de leur dernière demande. De plus, les salariés ou travailleurs indépendants devaient avoir subi une baisse de 50% de leur revenu hebdomadaire moyen par rapport à l’année précédente pour des raisons liées à la COVID-19, être à la recherche d’un emploi et ne pas avoir quitté leur emploi volontairement.

[6] Lors des années d’imposition 2019 et 2020, Mme Grandmont travaille pour Construction Martin Lefebvre, une compagnie de construction appartenant à son mari. Elle est également employée à la SAQ pendant cette période. Elle obtient un congé de maternité de la SAQ du 17 février au 6 juillet 2019, avec une possibilité de congé parental sans solde du 7 juillet 2019 au 7 juillet 2021. Mme Grandmont cesse donc de travailler pour la SAQ pendant cette période.

[7] En raison de la pandémie, la compagnie de son mari subit un manque de travail. À cause de ce manque de travail, Mme Grandmont fait des demandes de PCRE pour un total de quatorze périodes de deux semaines chacune, soit du 27 septembre 2020 au 10 avril 2021. Elle reçoit des prestations du 27 septembre 2020 au 13 mars 2021, pour un total de douze périodes.

[8] Le 7 avril 2021, l’ARC entreprend un premier examen de l’éligibilité de Mme Grandmont à la PCRE. Suite à ce premier examen, l’ARC détermine que Mme Grandmont est inéligible aux prestations PCRE puisqu’elle ne rencontre pas le critère d’avoir gagné au moins 5 000 $ (avant impôts) de revenus d’emploi en 2019, en 2020 ou au cours des 12 mois précédant la date de sa première demande. L’ARC détermine également que Mme Grandmont ne travaillait pas pour des raisons autres que la COVID-19.

[9] En désaccord avec ces conclusions, Mme Grandmont demande alors un deuxième examen de son éligibilité. Au terme de ce deuxième examen, une nouvelle agente de revue de l’ARC [Agente] refuse à nouveau la demande de Mme Grandmont. L’ARC détermine encore une fois que Mme Grandmont n’a pas gagné au moins 5 000 $ de revenus d’emploi en 2019, en 2020 ou au cours des 12 mois précédant la date de sa première demande et qu’elle ne travaillait pas pour des raisons autres que la COVID-19. L’Agente ajoute également que Mme Grandmont avait quitté son emploi volontairement, qu’elle était capable de travailler mais ne cherchait pas un emploi, et qu’elle n’avait pas subi une baisse de 50% de son revenu hebdomadaire moyen par rapport à l’année précédente pour des raisons liées à la COVID-19.

[10] En ce qui concerne le critère de 5 000 $, l’Agente refuse la demande de Mme Grandmont puisque la preuve au dossier ne fait état d’aucun dépôt de salaire lors de la période où Mme Grandmont atteste avoir été rémunérée par son mari. Selon Mme Grandmont, elle aurait reçu 5 500 $ de revenu salarial pour du travail effectué au début de 2020. Elle aurait été rémunérée par son mari de façon irrégulière pour ce travail, par le biais d’avances de fonds sous forme de carte crédit-internet et de virements Interac. L’Agente détermine toutefois que de telles avances de fonds ne constituent pas un salaire. Au surplus, les relevés bancaires soumis par Mme Grandmont ne permettent pas de retracer le salaire rapporté dans ses déclarations de revenus et aucun dépôt bancaire ne correspond aux montants figurant dans ses déclarations. Pour ces motifs, l’Agente conclut également que Mme Grandmont n’a pas subi une baisse de 50% de son revenu hebdomadaire moyen par rapport à l’année précédente.

[11] Quant à la conclusion que Mme Grandmont ne travaillait pas pour des raisons autres que la COVID-19, l’Agente constate dans ses notes prises suite aux conversations qu’elle a eues avec Mme Grandmont que cette dernière ne travaille pas puisqu’il n’y avait pas une garderie et qu’elle était en congé de maternité sans solde jusqu’en juillet 2021. L’Agente détermine donc que ce n’était pas en raison de la pandémie que Mme Grandmont ne travaillait pas, mais plutôt pour garder sa fille. L’Agente conclut également que Mme Grandmont a volontairement prolongé son congé de maternité à la SAQ pour avoir droit à un congé parental sans solde jusqu’au mois de juillet 2021, qu’elle n’a fait aucune démarche auprès de son ancien employeur pour écourter son congé parental ou retourner au travail et qu’elle a éventuellement quitté son emploi à la SAQ. Selon l’Agente, Mme Grandmont a affirmé attendre que son conjoint reprenne les activités de sa compagnie pour recommencer à travailler pour lui.

[12] Suite à la Décision de l’ARC la déclarant inadmissible aux prestations PCRE, Mme Grandmont reçoit, le 18 août 2022, un avis de détermination des prestations liées à la COVID-19, indiquant qu’elle doit un montant de 11 300 $ à l’ARC, moins tout montant payé et non encore traité.

[13] Le 26 octobre 2022, Mme Grandmont dépose la présente demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la Décision.

B. La norme de contrôle

[14] Il est bien acquis que la norme de contrôle applicable au mérite des décisions de l’ARC en matière de PCRE est la norme de la décision raisonnable (He c Canada (Procureur général), 2022 CF 1503 au para 20 [He]; Lajoie c Canada (Procureur général), 2022 CF 1088 au para 12; Aryan aux para 15–16).

[15] Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle d’une cour de révision est d’examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 85 [Vavilov]). La cour de révision doit tenir compte « du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous-jacent à celle-ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée » (Vavilov au para 15). Il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur administratif « doit également, au moyen de ceux-ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique » [en italique dans l’original] (Vavilov au para 86). Ainsi, le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable s’intéresse tant au résultat de la décision qu’au raisonnement suivi (Vavilov au para 87).

[16] L’exercice du contrôle selon la norme de la décision raisonnable doit comporter une évaluation rigoureuse des décisions administratives. Toutefois, dans le cadre de son analyse du caractère raisonnable d’une décision, la cour de révision doit examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse », et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion (Vavilov au para 84). La cour de révision doit adopter une attitude de retenue et n’intervenir que « lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif » (Vavilov au para 13). La norme de la décision raisonnable tire son origine du principe de la retenue judiciaire et de la déférence, et elle exige des cours de révision qu’elles témoignent d’un respect envers le rôle distinct que le législateur a choisi de conférer aux décideurs administratifs plutôt qu’aux cours de justice (Vavilov aux para 13, 46, 75). Une décision ne sera pas infirmée sur la base de simples erreurs superficielles ou accessoires; pour être invalidée, une décision doit plutôt comporter de graves lacunes, telles qu’un raisonnement intrinsèquement incohérent (Vavilov aux para 100–101).

[17] C’est à la partie qui conteste une décision administrative qu’il incombe de démontrer son caractère déraisonnable (Vavilov au para 100).

III. Analyse

[18] Dans sa demande de contrôle judiciaire, Mme Grandmont prétend que la Décision est déraisonnable et demande à la Cour de considérer certains faits et explications qui n’ont pas été soumis aux décideurs administratifs de l’ARC lors des premier et deuxième examens de sa demande de prestations.

[19] Aucun des arguments avancés par Mme Grandmont ne me convainc suffisamment pour justifier l’intervention de la Cour.

A. Explications additionnelles

[20] Mme Grandmont estime que les éléments de preuve et arguments qu’elle a envoyés à l’ARC ont été mal interprétés, injustement considérés comme inadmissibles, et pris hors contexte. Ainsi, aux dires de Mme Grandmont, l’Agente aurait mal mesuré l’étendue de son rôle au sein de l’entreprise de son mari, aurait mal compris un commentaire exprimé par son mari au sujet de la pénurie de garderies, et aurait ignoré le fait qu’elle a entrepris plusieurs démarches pour trouver du travail pour la compagnie de son mari.

[21] Dans son affidavit et son mémoire déposés au soutien de sa demande de contrôle judiciaire, Mme Grandmont fournit des explications additionnelles sur sa situation de travail et de recherche d’emploi, sans toutefois déposer de documents à l’appui de ses prétentions. Ainsi, Mme Grandmont dit avoir téléphoné à des entrepreneurs de son secteur pour voir s’ils avaient du travail, contacté d’anciens clients et fournisseurs, affiché des annonces sur Marketplace et Kijiji et remis des cartes d’affaires. Ces explications ne figuraient pas dans les informations fournies à l’ARC lors des premier et deuxième examens de sa demande de prestations.

[22] Mme Grandmont souligne également qu’au contraire de ce qu’a énoncé l’Agente dans ses notes au sujet de la reprise des activités de construction en mars 2020, ce n’était pas le cas en régions rurales. Selon elle, en régions rurales, la rénovation a connu une forte modération en raison de la hausse du coût des matériaux, des ruptures de stock, et de la pénurie de main-d'œuvre. Cette situation, ajoute Mme Grandmont, a mené à une pénurie de travail pour la compagnie de son mari, et subséquemment à une baisse de son salaire provenant de la compagnie. Encore une fois, ces explications n’avaient pas été présentées devant l’Agente.

[23] Le défendeur, le Procureur général du Canada [PGC], souligne que plusieurs des propos et explications avancés par Mme Grandmont n’étaient effectivement pas devant l’Agente de l’ARC lors de la prise de Décision et soumet que Mme Grandmont ne peut introduire ces nouveaux éléments de preuve dans son mémoire et son affidavit à l’étape du présent contrôle judiciaire.

[24] Je suis d’accord avec le PGC.

[25] Comme l’a constaté correctement le PCG, la Cour ne peut pas considérer une preuve nouvelle qui n’était pas devant l’ARC. En effet, il est bien établi que, lors d’un contrôle judiciaire, la règle générale veut que la cour de révision ne puisse examiner que les documents dont disposait le décideur administratif, à quelques exceptions près (Gittens c Canada (Procureur général), 2019 CAF 256 au para 14; Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 aux para 19–20 [AUCC]; Aryan au para 42). Ces exceptions s’appliquent notamment aux documents qui : 1) fournissent des renseignements généraux susceptibles d’aider la cour de révision à comprendre les questions en litige; 2) font état de vices de procédure ou de manquements à l’équité procédurale dans la procédure administrative; ou 3) font ressortir l’absence totale de preuve dont disposait le décideur (Tsleil‑Waututh Nation c Canada (Procureur général), 2017 CAF 128 au para 98; Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263 aux para 23–25; AUCC aux para 19–20; Nshogoza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1211 aux para 16–18). À mon avis, il est clair que les éléments d’information que Mme Grandmont souhaite porter à l’attention de la Cour ne rencontrent aucune de ces exceptions.

[26] Je rappelle que le but premier d’un contrôle judiciaire est de contrôler des décisions administratives, et non pas de trancher, par un procès de novo, des questions qui n’auraient pas été examinées de façon adéquate sur le plan de la preuve devant le décideur administratif compétent (Cozak c Canada (Procureur général), 2022 CF 1351 au para 22 [Cozak). Une demande de contrôle judiciaire n’est pas un appel (Paiani c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 514 au para 1).

[27] Il ne fait donc aucun doute que, dans son contrôle judiciaire visant à déterminer le caractère raisonnable et la légalité de la Décision, la Cour ne peut pas examiner les explications additionnelles de Mme Grandmont qui n’ont pas été présentés à l’Agente (Fortier c Canada (Procureur général), 2022 CF 374 au para 17; Lavigne c Canada (Procureur général), 2023 CF 1182 au para 24 [Lavigne]). Ces éléments ne font donc pas partie du dossier faisant l’objet du contrôle judiciaire.

B. Le caractère raisonnable de la Décision

[28] Le cœur des soumissions de Mme Grandmont porte sur le caractère déraisonnable de la Décision. Mme Grandmont soutient que la Décision de l’ARC est erronée puisque les conclusions sur son inadmissibilité aux prestations PCRE auraient fait abstraction des éléments de preuve fournis en lien avec son revenu pour l’année 2020 et ses baisses de revenus pour 15 périodes de PCRE.

[29] Avec égards, je ne partage pas l’avis de Mme Grandmont.

[30] Il est bien établi que les rapports et notes préparés par un agent de révision de l’ARC dans le cadre d’une demande de révision de l’admissibilité à la PCRE font partie des motifs des décisions sur la PCRE (He au para 30; Aryan au para 22). Ces notes sont d’ailleurs enregistrées par les agents de l’ARC dans le cours de leurs fonctions. Par exemple, dans l’affaire Cozak, la Cour a conclu que, même si les lettres de décision ne présentaient pas le raisonnement ayant mené à la conclusion qu’un demandeur est inadmissible, le rapport de deuxième examen rédigé par les agents de l’ARC lors du réexamen des demandes de prestations fait partie des motifs de la décision rendue (Cozak au para 22).

[31] En l’espèce, il ressort de ces notes que l’Agente a été rigoureuse dans son analyse du dossier et a offert plusieurs opportunités à Mme Grandmont de fournir des documents et de l’information supplémentaire à l’appui de ses demandes de prestations. Mme Grandmont avait le devoir de fournir les informations à l’Agente afin que cette dernière puisse apprécier ses demandes à la lumière de tous les éléments pertinents. Ici, l’Agente a expressément tenu compte des propos et de la preuve documentaire soumis par Mme Grandmont.

[32] Entre autres, l’Agente a tenu compte des propos de Mme Grandmont par rapport à son emploi au sein de la compagnie de son mari, des documents fournis par rapport à ses fonctions et son congé de maternité auprès de la SAQ, de ses relevés bancaires, et des propos que cette dernière et son mari ont tenu eu égard à sa recherche d’emploi.

[33] Lors de l’analyse du dossier, l’Agente s’est fiée sur plusieurs aspects du dossier et de ses rapports pour conclure à l’inadmissibilité de Mme Grandmont. Ainsi, dans son rapport, l’Agente a déterminé que Mme Grandmont n’a pas pu démontrer comment elle satisfaisait le critère de 5 000 $. Malgré les affirmations de Mme Grandmont à l’effet contraire, l’Agente a estimé que les avances de fonds apparaissant dans ses relevés bancaires ne constituaient pas un salaire. Elle est arrivée à cette conclusion en considérant qu’il n’y avait pas d’éléments de preuve pour appuyer les propos de Mme Grandmont quant au salaire versé et que l’existence de différents virements forfaitaires ne suffisait pas à démontrer un tel versement de salaire.

[34] En outre, les montants auxquels référait Mme Grandmont et qui figuraient dans les relevés bancaires représentaient le salaire brut que Mme Grandmont aurait apparemment reçu, sans aucune déduction ou retenues à la source. Dans de telles circonstances, il était raisonnable pour l’Agente de déterminer que l’existence de ces virements bancaires n’était pas une preuve suffisante pour établir un revenu d’emploi.

[35] De plus, il était loisible pour l’Agente de considérer que le paiement postérieur de déductions à la source par l’entreprise du mari de Mme Grandmont ne constituait pas une preuve suffisante de revenus d’emploi effectivement gagnés par cette dernière.

[36] Par ailleurs, il est bien établi que les déclarations fiscales d’un demandeur et les formulaires T4 ne sont pas suffisants pour prouver l’admissibilité aux prestations comme la PCRE (Ntuer v Canada (Attorney General), 2022 FC 1596 au para 27 [Ntuer]). Comme l’a mentionné le PGC, la Cour a conclu à de nombreuses reprises qu’en matière d’admissibilité à la Prestation Canadienne d’Urgence ou à la PCRE, un avis de cotisation fiscale ne constitue pas une preuve irréfutable pour établir qu’un demandeur a gagné et reçu le montant inscrit dans sa déclaration de revenus pour une année d’imposition, ni que ce revenu détermine l’admissibilité aux prestations (Lavigne au para 43; Aryan au para 35).

[37] Enfin, je souligne que les critères d’éligibilité à la PCRE sont cumulatifs (Ntuer au para 24), et le fait pour Mme Grandmont de ne pas satisfaire au critère de revenus de 5 000 $ suffisait pour refuser ses demandes de prestations.

[38] Le fardeau incombait à Mme Grandmont d’établir qu’elle satisfait, selon la prépondérance des probabilités, les critères de la Loi sur la PCRE (Cantin c Canada (Procureur général), 2022 CF 939 au para 15; Walker v Canada (Attorney General), 2022 CF 381 aux para 37, 55; Lavigne au para 44). En l’espèce, l’Agente a conclu que les documents et explications fournies par Mme Grandmont ne permettaient pas de le démontrer.

[39] Aux termes de la norme de la décision raisonnable, les motifs de la Décision devaient convaincre la Cour que les conclusions de l’ARC étaient fondées sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et justifiées au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur administratif est assujetti (Vavilov au para 85). Dans le cas de Mme Grandmont, l’analyse faite par l’ARC possède tous les attributs requis de transparence, de justification et d’intelligibilité (Vavilov au para 99), et la Décision n’est entachée d’aucune erreur ou lacune grave susceptible de contrôle (Vavilov aux para 100–101).

[40] Je précise que cela ne veut pas dire du tout que Mme Grandmont ait fait preuve de malhonnêteté en soumettant ses demandes de PCRE ou en tentant de se rendre admissible à la PCRE. Cela signifie seulement qu’elle n’a pas établi son admissibilité aux prestations à la satisfaction de l’Agente.

[41] À mon avis, les motifs fournis dans la lettre et les notes de l’Agente justifient la Décision de manière transparente et intelligible. Ils permettent à la Cour de comprendre le fondement sur lequel repose la Décision rendue et confirment qu’aucun fait pertinent n’a été omis. Les notes de l’Agente sont rigoureuses et cohérentes; elles démontrent notamment que l’ARC a soigneusement examiné les documents de Mme Grandmont et a accordé à cette dernière la possibilité de répondre et de fournir les preuves de ses revenus de travail. L’Agente n’a pas fait abstraction des documents fournis par Mme Grandmont, mais les a plutôt jugés insuffisants et non convaincants pour appuyer sa demande.

[42] Depuis l’arrêt Vavilov, une attention particulière doit désormais être portée au processus décisionnel et à la justification des décisions administratives. Un des objectifs préconisés par la Cour suprême du Canada dans l’application de la norme de la décision raisonnable est de « développer et de renforcer une culture de la justification au sein du processus décisionnel administratif » (Vavilov aux para 2, 143). En fin de compte, la cour de révision doit « s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur » et déterminer « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov au para 99).

[43] Dans le cas de Mme Grandmont, le dossier indique que l’Agente a suivi un raisonnement rationnel, cohérent et logique dans son analyse, et qu’elle a considéré les arguments et documents de Mme Grandmont. Bien que Mme Grandmont eût souhaité un résultat différent, la Décision est conforme aux contraintes juridiques et factuelles pertinentes ayant une incidence sur le résultat et la question en litige (Vavilov aux para 105–107). Je rappelle que les motifs d’une décision administrative n’ont pas à être exhaustifs ou parfaits. En effet, la norme de contrôle de la décision raisonnable ne porte pas sur le degré de perfection de la décision, mais plutôt sur son caractère raisonnable (Vavilov au para 91). Il suffit que les motifs soient compréhensibles et justifient la décision administrative. Au surplus, dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, ce n’est pas le rôle de la cour de révision d’apprécier à nouveau les éléments de preuve au dossier (Vavilov au para 125). Mme Grandmont a certes démontré son désaccord avec la conclusion tirée par l’Agente et avec le poids accordé à ses documents justificatifs de son revenu d’emploi; mais ce n’est pas là une raison autorisant la Cour à intervenir. Les motifs de l’Agente illustrent une logique interne sans bavures, et il n’appartient pas à la Cour d’y substituer une conclusion qui pourrait lui sembler préférable.

[44] Lors d’un contrôle judiciaire comme celui-ci, les cours de révision doivent toujours examiner les conclusions d’un décideur administratif sous l’angle du caractère raisonnable et de la retenue, avec une attention respectueuse aux motifs du décideur et à son expertise. Une cour de révision ne doit pas conclure que la décision d’un décideur administratif est déraisonnable simplement parce que le résultat lui déplaît, qu’il lui semble généralement injuste ou qu’elle aurait pu en disposer autrement. Même dans des situations où le contexte factuel d’une demande peut inciter à une certaine sympathie, comme c’est le cas pour le dossier de Mme Grandmont, la cour de révision doit résister à la tentation de se prononcer sur la demande de contrôle judiciaire en se fondant sur la conclusion qu’elle aurait pu elle-même tirer si elle avait occupé la place du décideur (Braud c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 132 aux para 51–52).

IV. Conclusion

[45] Pour les raisons qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire de Mme Grandmont est rejetée. Aux termes de la norme de la décision raisonnable, les motifs de la Décision devaient démontrer que les conclusions de l’ARC étaient fondées sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et justifiées au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur administratif est assujetti. C’est le cas en l’espèce.

[46] Lors de l’audience, le PGC a indiqué à la Cour qu’il ne demandait aucuns dépens, et la Cour n’en accordera donc pas.

[47] L’intitulé de la cause est modifié afin de désigner le PGC à titre de défendeur au lieu de l’ARC.


JUGEMENT au dossier T-2227-22

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2227-22

INTITULÉ :

JANIE GRANDMONT c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

par vidéoconférence

DATE DE L’AUDIENCE :

26 OCTOBRE 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

GASCON J.

DATE DES MOTIFS

LE 28 DÉCEMBRE 2023

COMPARUTIONS :

Mme Janie Grandmont

POUR LA DEMANDERESSE

À SON PROPRE NOM

Me Samantha Jackmino

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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