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Date : 20240108


Dossier : T-2010-23

Référence : 2024 CF 26

Montréal (Québec), le 8 janvier 2024

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

MAJOR V.M.S. JACQUES

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La Cour est saisie d’une requête pour obtenir un bref de prohibition provisoire en vertu de l’article 18.2 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7 [LCF] et une instruction accélérée de l’instance. La requête est présentée par la demanderesse, la majore Véronique Jacques, en marge de son procès devant la justice militaire qui doit débuter le 15 avril 2024.

[2] Cette requête s’inscrit dans le contexte d’une demande de contrôle judiciaire [DCJ] introduite par la majore Jacques devant cette Cour le 22 septembre 2023. Dans sa DCJ, la majore Jacques conteste une décision interlocutoire datée du 13 septembre 2023 [Décision] aux termes de laquelle le juge militaire en chef adjoint, le lieutenant-colonel Louis-Vincent d’Auteuil, chargé de présider la cour martiale générale de la majore Jacques, a refusé la demande de récusation faite par cette dernière à son endroit.

[3] Je précise que, dans le cadre de la présente requête, la Cour n’a pas à se prononcer sur le fond des accusations auxquelles fait face la majore Jacques devant la justice militaire ou sur le mérite de sa contestation du refus du juge militaire d’Auteuil de se récuser. Le rôle de la Cour se limite plutôt à vérifier si la majore Jacques remplit les conditions requises pour que soit délivré le bref de prohibition provisoire qu’elle souhaite obtenir.

[4] Pour les motifs qui suivent, la requête de la majore Jacques sera rejetée. Après examen des prétentions des parties, des éléments de preuve et des circonstances particulières entourant la requête, je ne suis pas convaincu que les faits justifient que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire d’ordonner la prohibition provisoire recherchée par la majore Jacques. Je partage plutôt l’avis du défendeur, le Procureur général du Canada [PGC], et je conclus que la majore Jacques ne satisfait à aucun des trois volets du test bien établi pour octroyer la mesure provisoire demandée. Plus particulièrement, la DCJ logée par la majore Jacques est prématurée, car elle vise une décision interlocutoire du juge militaire d’Auteuil et aucune circonstance exceptionnelle ne justifie de déroger au principe selon lequel la majore Jacques doit d’abord, avant de s’adresser à cette Cour, épuiser les recours qui s’offrent à elle dans le cadre des procédures en cours devant la justice militaire. Pour cette raison, sa DCJ ne soulève aucune question sérieuse à juger. Par ailleurs, et considérant les recours appropriés et efficaces dont elle dispose devant la justice militaire, la majore Jacques n’a pas établi que le refus de la prohibition provisoire recherchée lui causerait un préjudice irréparable ou que la balance des inconvénients penche en sa faveur.

II. Contexte factuel

[5] En 2019, la majore Jacques est accusée d’avoir commis des infractions et des manquements d’ordre militaire contrairement à différentes dispositions de la Loi sur la défense nationale, LRC 1985, c N-5 [LDN]. La majore Jacques fait face à six chefs d’accusation, parmi lesquels figurent diverses infractions pour avoir commis des actes à caractère frauduleux, pour avoir fait volontairement une fausse déclaration dans un document officiel, et pour avoir eu un comportement préjudiciable au bon ordre et à la discipline militaire.

[6] Le procès de la majore Jacques est fixé devant une cour martiale dite « générale », soit une cour martiale composée d’un juge militaire et d’un comité de cinq officiers de grade égal ou supérieur à l’accusée. Aux termes de la procédure prévue par la LDN, ce comité agit en tant que juge des faits : il décide du verdict et statue sur toute matière ou question autre qu’une question de droit ou une question mixte de droit et de fait — lesquelles sont du ressort du juge militaire qui préside la cour martiale générale.

[7] À l’automne 2020, l’ancien avocat de la majore Jacques présente deux requêtes d’ordre constitutionnel. Ces requêtes demandent au juge militaire chargé de présider la cour martiale générale de la majore Jacques de déclarer inopérants certains articles de la LDN en raison d’une atteinte aux droits prévus aux articles 7, 11d), 11f) et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11 [Charte], et d’ordonner un arrêt des procédures. Ces dispositions de la Charte protègent le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne (art 7), le droit à la présomption d’innocence (ali 11d), le droit à un procès devant jury (ali 11f) et le droit à l’égalité devant la loi (art 15).

[8] Dans sa seconde requête d’ordre constitutionnel, la majore Jacques soumet notamment que le processus de sélection des membres du comité d’une cour martiale générale contrevient à son droit d’être présumée innocente tant qu’elle n’est pas déclarée coupable par un tribunal indépendant et impartial à l’issue d’un procès public et équitable [Requête sur les comités]. La majore Jacques maintient principalement que la branche exécutive du pouvoir, par l’entremise de l’administrateur de la cour martiale [ACM] — un fonctionnaire du gouvernement fédéral—, choisit entièrement les membres du comité d’une cour martiale générale sans aucune participation de la branche judiciaire, et que ni le juge militaire ni l’accusée ne sont impliqués dans le choix des membres du comité. La majore Jacques prétend que ce processus de sélection unilatérale des membres du comité d’une cour martiale générale par l’ACM, l’absence de demande de récusation péremptoire, l’impossibilité pour le juge militaire d’accorder des dispenses aux membres du comité et l’absence de représentativité dans la composition du comité constituent autant de raisons sur le plan constitutionnel de conclure à la violation de son droit à un procès par un tribunal indépendant et impartial et à son droit à l’égalité.

[9] En octobre 2020, l’ACM convoque une cour martiale générale présidée par le juge militaire d’Auteuil. En plus d’être le juge militaire en chef adjoint, le juge militaire d’Auteuil exerce aussi les fonctions et attributions du juge militaire en chef depuis la retraite du colonel Mario Dutil, qui a occupé ce poste jusqu’au 20 mars 2020. Le procès militaire de la majore Jacques doit alors se tenir devant une cour martiale générale en janvier 2021, pour une période d’environ quatre semaines.

[10] En décembre 2020, le juge militaire d’Auteuil rejette la première requête d’ordre constitutionnel de la majore Jacques. Entre décembre 2020 et juin 2022, l’ACM reporte la convocation de la cour martiale générale de la majore Jacques à quelques reprises, pour permettre de trancher sa deuxième requête d’ordre constitutionnel, soit la Requête sur les comités. L’audition de cette requête commence finalement le 25 juillet 2023, devant le juge militaire d’Auteuil.

[11] Lors de l’audition de la Requête sur les comités, le nouvel avocat de la majore Jacques, Me Edmunds, assigne comme témoins M. Bruno Noury, l’ACM alors en fonction, de même que sa prédécesseure au poste d’ACM, Mme Simone Morrissey. Lors du témoignage de M. Noury, le juge militaire d’Auteuil fait allusion au fait qu’il a lui-même nommé M. Noury comme ACM en mai 2023, et supervise par ailleurs les fonctions de l’ACM depuis juin 2018. L’avocat de la majore Jacques se dit mal à l’aise avec cette situation et exprime alors des réserves quant à l’impartialité du juge militaire d’Auteuil. Ce dernier répond cependant qu’il n’aura pas à juger de la crédibilité ou de la fiabilité des témoins, que le témoignage de M. Noury est de nature plutôt technique et qu’il n’y voit pas de problème de partialité, ajoutant qu’il se ravisera au besoin si jamais la situation changeait.

[12] En août 2023, l’ACM reporte formellement l’ouverture du procès de la majore Jacques au 15 avril 2024, afin de pouvoir régler au préalable l’essentiel des questions préliminaires en suspens.

[13] Le 6 septembre 2023, la majore Jacques dépose, dans le cadre de la cour martiale générale, une requête en récusation à l’encontre du juge militaire d’Auteuil en invoquant une crainte de partialité de sa part. Dans la Décision rendue oralement le 13 septembre 2023 et reproduite dans R c Jacques, 2023 CM 3012, le juge militaire d’Auteuil rejette la requête en récusation de la majore Jacques, après avoir entendu les parties.

[14] Le 18 septembre 2023, la majore Jacques dépose sa DCJ demandant à cette Cour de contrôler la légalité de la Décision du juge militaire d’Auteuil rejetant la requête en récusation à son endroit. L’objet de la DCJ y est décrit comme suit : « Prohibition du juge Louis-Vincent D’Auteuil (sic) ». Le juge militaire d’Auteuil accueille par ailleurs une autre demande de Me Edmunds en vue d’ajourner l’audition de la Requête sur les comités en raison de cette procédure amorcée devant la Cour. La poursuite de l’audience sur la Requête sur les comités est ainsi fixée au 5 mars 2024.

[15] Près de trois mois plus tard, soit le 7 décembre 2023, la majore Jacques dépose l’avis de requête dont la Cour est maintenant saisie en vue d’obtenir l’octroi d’un bref de prohibition provisoire et une instruction accélérée de l’instance. Le bref de prohibition provisoire vise à empêcher le juge militaire d’Auteuil d’entendre et de trancher la Requête sur les comités et de continuer à présider le procès au fond de la majore Jacques devant la cour martiale générale.

[16] Au moment de l’audience de la requête pour un bref de prohibition provisoire devant cette Cour, le 19 décembre 2023, la majore Jacques n’a toujours pas déposé son dossier de demande à l’appui de sa DCJ. Elle dépose ce dossier le lendemain, soit le 20 décembre 2023.

III. Analyse

A. Le test régissant l’octroi d’un bref de prohibition provisoire

[17] Dans les cas où la Cour est saisie d’une requête l’enjoignant d’interdire à un office fédéral d’exercer sa compétence provisoirement aux termes de l’article 18.2 de la LCF — comme c’est le cas ici—, elle est en réalité saisie d’une demande pour arrêter les procédures de ce décideur administratif (Canadian National Railway Company c BNSF Railway Company, 2016 CAF 284 au para 14 [BNSF]; Oberlander c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 294 aux para 47–59; Thibault c Canada (Directeur des poursuites militaires), 2020 CF 1154 au para 33). Ainsi, lorsqu’une partie demande à la Cour d’ordonner la suspension des procédures d’un autre organisme fédéral, elle veut que la Cour interdise à cet organisme de poursuivre l’instance et d’exercer les pouvoirs qui lui sont conférés par le législateur (Mylan Pharmaceuticals ULC c Astrazeneca Canada inc, 2011 CAF 312 au para 5 [Mylan]).

[18] Dans de telles circonstances, il est bien reconnu que, pour obtenir gain de cause, la partie requérante doit satisfaire le test tripartite établi par la Cour suprême du Canada [CSC] dans l’arrêt RJR‑MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 [RJR‑MacDonald] (Mylan au para 5; Administration portuaire de Vancouver Fraser c GCT Canada Limited Partnership, 2021 CAF 167 au para 5 [Vancouver Fraser]). Ce test est exigeant et comporte trois volets :

  • 1)Existe‑t‑il une question sérieuse à juger?

  • 2)La personne sollicitant la mesure provisoire subira-t-elle un préjudice irréparable si cette mesure n’est pas accordée? et

  • 3)La prépondérance des inconvénients favorise‑t‑elle l’octroi ou le refus de la mesure provisoire?

[19] La majore Jacques ne conteste pas que le test RJR-MacDonald régit sa requête.

[20] La majore Jacques doit donc d’abord établir, suite à un examen préliminaire du bien‑fondé de l’affaire, qu’il y a une question sérieuse à juger dans sa DCJ, ce qui signifie généralement que la demande sous‑jacente à sa requête ne soit ni futile ni vexatoire (RJR‑MacDonald aux pp 334, 335, 348). Toutefois, un seuil élevé ou accru peut s’appliquer dans certaines circonstances précises, comme lorsqu’une mesure provisoire de nature mandatoire est demandée. Ensuite, La majore Jacques doit démontrer qu’elle subira un préjudice irréparable si le bref de prohibition provisoire lui est refusé. Enfin, il lui incombe d’établir que la prépondérance des inconvénients — qui vise à déterminer quelle partie subirait le préjudice le plus important si le recours est accueilli ou rejeté dans l’attente d’une décision sur le fond — favorise l’octroi de la réparation interlocutoire demandée (R c Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5 au para 12 [SRC]; voir aussi Première Nation de Ahousaht c Canada (Pêches, Océans et Garde côtière), 2019 CF 1116 aux para 48–53 [Ahousaht] et Okojie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 880 aux para 61–93 [Okojie]).

[21] D’entrée de jeu, il importe de souligner qu’un bref de prohibition provisoire est une mesure extraordinaire relevant de l’« equity ». De plus, la décision d’accorder ou de refuser une telle mesure interlocutoire est discrétionnaire (SRC au para 27; Association des compagnies de Téléphone du Québec Inc c Canada (Procureur général), 2012 CAF 203 au para 26). Étant donné qu’il s’agit d’un recours exceptionnel, des circonstances impérieuses doivent exister pour justifier l’intervention de la Cour et l’exercice de son pouvoir discrétionnaire d’accorder le recours demandé. Il incombe à la majore Jacques de démontrer que les conditions de ce recours exceptionnel sont respectées.

[22] Par ailleurs, le test tripartite de l’arrêt RJR‑MacDonald est conjonctif, et il faut donc satisfaire ses trois volets pour que la réparation soit accordée (Vancouver Fraser au para 6). Aucun des volets du test ne saurait être « facultatif » (Janssen Inc c Abbvie Corporation, 2014 CAF 112 au para 19 [Janssen]), et le « défaut de satisfaire à l’un ou l’autre des trois éléments du critère est fatal » (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Ishaq, 2015 CAF 212 au para 15 [Ishaq]; voir aussi Western Oilfield Equipment Rentals Ltd c M‑I LLC, 2020 CAF 3 au para 7 [Western Oilfield]). Cela dit, les trois volets du test ne forment pas pour autant des compartiments étanches et ils ne doivent pas être appréciés de manière totalement isolée les uns des autres (The Regents of University of California c I Med Pharma Inc, 2016 CF 606 au para 27, conf par 2017 CAF 8; Merck & Co Inc c Nu-Pharm Inc, [2000] ACF no 116 (QL) (CF) au para 13). Ils sont au contraire souples et interdépendants : « [c]hacu[n] est li[é] aux autres et chacu[n] appelle le tribunal à s’attarder à des facteurs qui influent sur l’exercice global du pouvoir discrétionnaire judiciaire dans une affaire en particulier » (Wasylynuk c Canada (Gendarmerie royale), 2020 CF 962 au para 135). Par exemple, la solidité démontrée sur le fond de l’action sous-jacente au premier volet peut influer sur l’examen du préjudice irréparable et de la prépondérance des inconvénients aux deuxième et troisième volets (Colombie-Britannique (Procureur général) c Alberta (Procureur général), 2019 CF 1195 au para 97, inf pour d’autres motifs dans 2021 CAF 84). Cela ne signifie toutefois pas qu’un des compartiments puisse être entièrement vide et compensé par les deux autres étant remplis à des niveaux élevés. En bout de piste, la Cour doit être convaincue que chacune des branches du test est satisfaite et aucun des trois volets ne peut être totalement laissé de côté et rescapé par les deux autres.

[23] Enfin, dans l’arrêt Google Inc c Equustek Solutions Inc, 2017 CSC 34 [Google], la CSC a rappelé qu’un objectif primordial et fondamental anime le test de l’arrêt RJR‑MacDonald, à savoir que la Cour doit être convaincue que l’octroi d’une mesure injonctive interlocutoire est ultimement « juste et équitable », compte tenu des circonstances particulières de l’affaire (Google au para 25). La majore Jacques le souligne à juste titre dans ses représentations. Dans l’arrêt Google, la CSC réaffirme ainsi qu’au moment d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’accorder ou de refuser une mesure provisoire interlocutoire, la Cour doit tenir compte des considérations globales de justice et d’équité, et que le test de l’arrêt RJR‑MacDonald ne peut se résumer à un simple exercice consistant à cocher les cases des trois volets du test.

[24] La Cour doit donc évaluer si, en fin de compte, accorder le bref de prohibition provisoire demandé par la majore Jacques serait « juste et équitable eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire », ce qui « dépendra nécessairement du contexte » (Google au para 25).

[25] Selon la majore Jacques, sa requête pour un bref de prohibition provisoire soulève une question sérieuse, car le droit qu’elle allègue au niveau de sa crainte de partialité du juge militaire d’Auteuil est clair, elle subira un préjudice irréparable si le bref de prohibition provisoire n’est pas accordé, et la balance des inconvénients milite lourdement en faveur de l’octroi du bref demandé.

[26] Je ne partage pas l’opinion de la majore Jacques et suis plutôt d’avis qu’elle ne satisfait aucun des éléments requis pour se voir octroyer la mesure provisoire demandée.

B. La question sérieuse

[27] Le premier élément du test à trois volets établi dans l’arrêt RJR‑MacDonald consiste à déterminer si la DCJ et les éléments de preuve dont dispose la Cour sont suffisants pour la convaincre, selon la prépondérance des probabilités, que la majore Jacques a soulevé une question sérieuse à juger dans sa demande sous-jacente. Il suffit de soulever une seule question sérieuse pour satisfaire ce volet du test (Jamieson Laboratories Ltd c Reckitt Benckiser LLC, 2015 CAF 104 au para 26).

[28] Je fais remarquer qu’aux fins de ce premier volet du test RJR‑MacDonald, la question ne porte pas directement sur la crainte de partialité invoquée par la majore Jacques mais plutôt sur une évaluation préliminaire du mérite de l’instance sous-jacente à sa requête (SRC au para 25), à savoir sa DCJ attaquant la légalité de la Décision du juge militaire d’Auteuil refusant de se récuser.

(1) Le test applicable

[29] Comme je l’ai déjà mentionné dans les décisions Letnes c Canada (Procureur général), 2020 CF 636 [Letnes], Ahousaht et Okojie, l’exigence d’une question sérieuse à juger peut faire intervenir l’un de trois critères différents (Letnes au para 40; Ahousaht au para 78; Okojie aux para 69–87). Premièrement, le critère habituel et général est peu exigeant. Il n’y a aucun impératif particulier à respecter pour satisfaire à ce critère, et la Cour doit simplement être convaincue que les questions soulevées dans la demande sous-jacente ne sont « ni futile[s] ni vexatoire[s] » (RJR-MacDonald aux pp 338–339). Ce faisant, la Cour ne doit pas entreprendre une analyse approfondie du fond de la demande sous‑jacente. Deuxièmement, le critère sera plus exigeant lorsque le « résultat de la requête interlocutoire équivaudra en fait à un règlement final de l’action » (RJR‑MacDonald à la p 338). De telles situations commandent un examen plus approfondi du fond de la demande sous‑jacente, et elles ont souvent été désignées comme exigeant une « probabilité de succès » dans la demande sous-jacente. Troisièmement, pour les mesures interlocutoires de type mandatoire, la CSC a établi dans l’arrêt SRC qu’un seuil encore plus rigoureux est de mise, soit celui de la « forte apparence de droit ». Dans ces cas, il doit exister une « forte chance » de succès au moment d’évaluer le mérite de la demande sous-jacente (SRC aux para 15, 17).

[30] Dans ses représentations devant la Cour, le PGC maintient que le bref de prohibition provisoire demandé par la majore Jacques est de nature mandatoire car, dans les faits, il obligerait qu’un juge militaire autre que le juge militaire d’Auteuil soit saisi du dossier de la majore Jacques et préside la cour martiale générale qui la concerne. Pour cette raison, le PGC plaide que le critère plus exigeant de la « forte apparence de droit » devrait s’appliquer sur le premier volet de la question sérieuse à juger.

[31] Je n’ai pas à me prononcer sur cette question car, à mon avis, la requête de la majore Jacques ne satisfait même pas le faible seuil habituel et général exigeant que sa DCJ ne soit « ni futile ni vexatoire ». Il va sans dire que, si une requête échoue sur ce premier seuil, il en sera de même sur celui d’une forte apparence de droit.

[32] Comme l’a bien fait valoir le PGC dans ses représentations, la DCJ de la majore Jacques ne soulève aucune question sérieuse à juger en raison de la doctrine de la prématurité et du principe de non-ingérence des cours de justice dans les processus administratifs en cours (Dugré c Canada (Procureur général), 2021 CAF 8 au para 18 [Dugré CAF]. En effet, un demandeur ne peut se pourvoir en contrôle judiciaire devant la Cour avant que le processus administratif dont on attaque la légalité ne soit terminé et que tous les recours efficaces ne soient épuisés. Considérant cette doctrine de l’épuisement des recours administratifs et de la non-intervention des cours de justice au stade interlocutoire, la DCJ de la majore Jacques est vouée à l’échec et n’a aucune chance de succès dans les circonstances.

(2) La doctrine de la prématurité et le principe de non-ingérence

a) Le principe

[33] La Cour d’appel fédérale [CAF] a maintes fois réitéré que les cours de justice ne doivent pas intervenir dans une instance administrative avant que celle-ci ne soit finalisée et que les parties à l’instance administrative n’aient épuisé toutes les voies de recours utiles qui leur sont ouvertes dans le cadre du processus administratif, sauf lorsque des circonstances exceptionnelles existent (Dugré CAF aux para 34–37; Alexion Pharmaceuticals Inc c Canada (Procureur général), 2017 CAF 241 aux para 47, 50 [Alexion]; Forner c Institut professionnel de la fonction publique du Canada, 2016 CAF 35 au para 13; CB Powell Limited c Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CAF 61 aux para 30–33 [CB Powell]).

[34] Je m’arrête un instant pour souligner que la question de la « prématurité » d’un recours pour obtenir une mesure provisoire est habituellement abordée dans le cadre de l’évaluation du volet de la « question sérieuse » du test tripartite de RJR-MacDonald (Letnes au para 45). Dans l’arrêt Newbould c Canada (Procureur général), 2017 CAF 106 [Newbould], la CAF a déclaré que la prématurité et les circonstances extraordinaires « ressortissent au domaine du contrôle judiciaire, et non aux règles régissant l’injonction » (Newbould au para 22). Par conséquent, de telles questions doivent être « abordées sous le volet relatif à la question sérieuse », la question étant de savoir si « leur importance est telle que la demande au principal peut être jugée futile ou vexatoire » (Newbould au para 24). Je note d’ailleurs que, dans les décisions Abdi c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 202 [Abdi] ou Rogan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 532 [Rogan], la Cour a effectivement traité de la question de la prématurité d’une mesure injonctive interlocutoire sous le volet de la « question sérieuse à juger » (Abdi au para 22; Rogan au para 12).

[35] Cela dit, cette question de la prématurité imprègne l’évaluation de chaque volet du test tripartite établi dans l’arrêt RJR-MacDonald et rappelle essentiellement la nature exceptionnelle et discrétionnaire des mesures injonctives interlocutoires. Dans cette optique, elle pourrait fort bien être examinée sous l’un ou l’autre des trois volets du test RJR-MacDonald, puisqu’elle touche de fait à l’essence de la réparation demandée et remet en question l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour (Letnes aux para 46, 89–95).

[36] Le principe de non‑ingérence des cours de justice dans une procédure administrative en cours, sauf en cas de circonstances exceptionnelles, est bien établi. Essentiellement, il prévoit que le processus administratif doit être terminé avant qu’un demandeur puisse recourir aux cours de justice et demander à un juge des requêtes d’intervenir et de l’interrompre (Okojie au para 46). Dans un passage souvent cité de l’arrêt CB Powell, et reproduit dans de nombreuses décisions, la CAF résume en ces termes le raisonnement qui sous‑tend l’application de ce principe dans le contexte d’une demande de contrôle judiciaire :

[30] En principe, une personne ne peut s’adresser aux tribunaux qu’après avoir épuisé toutes les voies de recours utiles qui lui sont ouvertes en vertu du processus administratif. L’importance de ce principe en droit administratif canadien est bien illustrée par le grand nombre d’arrêts rendus par la Cour suprême du Canada sur ce point […].

[31] La doctrine et la jurisprudence en droit administratif utilisent diverses appellations pour désigner ce principe : la doctrine de l’épuisement des recours, la doctrine des autres voies de recours adéquates, la doctrine interdisant le fractionnement ou la division des procédures administratives, le principe interdisant le contrôle judiciaire interlocutoire et l’objection contre le contrôle judiciaire prématuré. Toutes ces formules expriment la même idée : à défaut de circonstances exceptionnelles, les parties ne peuvent s’adresser aux tribunaux tant que le processus administratif suit son cours. Il s’ensuit qu’à défaut de circonstances exceptionnelles, ceux qui sont insatisfaits de quelque aspect du déroulement de la procédure administrative doivent exercer tous les recours efficaces qui leur sont ouverts dans le cadre de cette procédure. Ce n’est que lorsque le processus administratif a atteint son terme ou que le processus administratif n’ouvre aucun recours efficace qu’il est possible de soumettre l’affaire aux tribunaux. En d’autres termes, à défaut de circonstances exceptionnelles, les tribunaux ne peuvent intervenir dans un processus administratif tant que celui‑ci n’a pas été mené à terme ou tant que les recours efficaces qui sont ouverts ne sont pas épuisés.

[32] On évite ainsi le fractionnement du processus administratif et le morcellement du processus judiciaire, on élimine les coûts élevés et les délais importants entraînés par une intervention prématurée des tribunaux et on évite le gaspillage que cause un contrôle judiciaire interlocutoire alors que l’auteur de la demande de contrôle judiciaire est de toute façon susceptible d’obtenir gain de cause au terme du processus administratif […].De plus, ce n’est qu’à la fin du processus administratif que la cour de révision aura en mains toutes les conclusions du décideur administratif. Or, ces conclusions se caractérisent souvent par le recours à des connaissances spécialisées, par des décisions de principe légitimes et par une précieuse expérience en matière réglementaire […]. Enfin, cette façon de voir s’accorde avec le concept du respect des tribunaux judiciaires envers les décideurs administratifs qui, au même titre que les juges, doivent s’acquitter de certaines responsabilités décisionnelles […].

[33] Partout au Canada, les cours de justice ont reconnu et appliqué rigoureusement le principe général de non‑ingérence dans les procédures administratives, comme l’illustre la portée étroite de l’exception relative aux « circonstances exceptionnelles ». Il n’est pas nécessaire d’épiloguer longuement sur cette exception, puisque les parties au présent appel ne prétendent pas qu’il existe des circonstances exceptionnelles qui permettraient un recours anticipé aux tribunaux judiciaires. Qu’il suffise de dire qu’il ressort des précédents que très peu de circonstances peuvent être qualifiées d’« exceptionnelles » et que le critère minimal permettant de qualifier des circonstances d’exceptionnelles est élevé […].Les meilleurs exemples de circonstances exceptionnelles se trouvent dans les très rares décisions récentes dans lesquelles les tribunaux ont accordé un bref de prohibition ou une injonction contre des décideurs administratifs avant le début de la procédure ou au cours de celle‑ci. Les préoccupations soulevées au sujet de l’équité procédurale ou de l’existence d’un parti pris, de l’existence d’une question juridique ou constitutionnelle importante ou du fait que les toutes les parties ont accepté un recours anticipé aux tribunaux ne constituent pas des circonstances exceptionnelles permettant aux parties de contourner le processus administratif dès lors que ce processus permet de soulever des questions et prévoit des réparations efficaces […]. [L]’existence de ce qu’il est convenu d’appeler des questions de compétence ne constitue pas une circonstance exceptionnelle justifiant un recours anticipé aux tribunaux.

[Soulignements ajoutés. Citations omises.]

[37] La CSC a souscrit à ce principe de retenue judiciaire dans le contexte d’un processus administratif en cours dans l’arrêt Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle-Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10 aux paragraphes 35–36 [Halifax].

[38] Suivant cette règle générale, les cours de justice doivent donc demeurer un recours de dernier ressort, lorsque les autres voies appropriées et efficaces pour obtenir une mesure sont épuisées. En d’autres termes, lorsque le législateur confie le pouvoir de prendre des décisions à des organismes administratifs et établit un régime exclusif dans le cadre duquel des décideurs administratifs particuliers exercent certains pouvoirs — comme c’est le cas, par exemple, pour la justice militaire —, un demandeur ne peut passer outre ce régime et s’adresser directement à une cour de justice. Ces régimes administratifs sont destinés à disposer des droits d’un administré dans un contexte donné, et leur processus doit être suivi jusqu’au bout, à moins de circonstances exceptionnelles (Nosistel c Canada (Procureur général), 2018 CF 618 au para 51).

[39] Comme le souligne la CAF, ce principe de non-ingérence permet d’éviter le fractionnement du processus administratif et le morcellement du processus judiciaire et d’éviter le gaspillage que cause un contrôle judiciaire interlocutoire, alors qu’un demandeur demeure susceptible d’obtenir gain de cause au terme du processus administratif (Halifax aux para 35–37; Herbert c Canada (Procureur général), 2022 CAF 11 au para 9 [Herbert]; Alexion au para 49; CB Powell au para 32).

[40] Dans l’arrêt Wilson c Énergie atomique du Canada limitée, 2015 CAF 17 [Wilson], la CAF a d’ailleurs rappelé que le principe général de non‑ingérence repose sur deux valeurs fondamentales du droit public : « [l]a première est celle de la saine administration : elle vise à encourager les économies de coûts, l’efficacité et la célérité et à permettre que les compétences et les connaissances spécialisées des tribunaux administratifs soient pleinement mises à profit pour résoudre un problème avant que les juridictions de révision n’interviennent. La seconde est la démocratie : les législateurs élus ont confié à des arbitres et non à des juges la responsabilité première de rendre des décisions » (Wilson au para 31).

[41] Certes, la doctrine de l’épuisement des recours administratifs prévoit certaines exceptions. Toutefois, ces exceptions ne s’appliquent que dans des « circonstances exceptionnelles » ou des « situations d’urgence inhabituelle » (BNSF au para 17). Au surplus, ces exceptions sont « très rares » (Dugré CAF au para 35; Alexion au para 50; CB Powell au para 33). L’éventail des situations où il est possible d’écarter la règle générale est donc fort limité et le critère minimal permettant de qualifier des circonstances d’exceptionnelles est élevé (CB Powell au para 33). Les exceptions exigent que les conséquences d’une décision interlocutoire soient à ce point « immédiates et radicales » qu’elles mettent en question la primauté du droit (Herbert au para 12; Dugré CAF aux para 35, 37; Budlakoti c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 139 aux para 56–61). Vu la rigueur du principe de non-ingérence, la limite à l’intervention de la Cour au stade interlocutoire est même décrite comme « quasi-absolue » (Herbert au para 12; Dugré CAF au para 37). Enfin, le fardeau d’établir des circonstances exceptionnelles repose sur qui les invoque.

[42] Ainsi, l’existence d’une question de droit importante ou les préoccupations soulevées au sujet de l’équité procédurale ne permettent pas aux cours de justice d’élargir l’exception à la règle interdisant l’intervention prématurée des cours de justice dans le processus administratif (CB Powell au para 33). Plus particulièrement, des préoccupations soulevées au sujet de la partialité d’un décideur administratif ne constituent pas, en soi, des circonstances exceptionnelles permettant aux cours de justice d’intervenir au stade interlocutoire et de déroger au principe général de l’épuisement des recours (CB Powell au para 33). Dans la même veine, l’existence d’une question de compétence ne permet pas de s’adresser prématurément aux cours de justice dès lors que le processus administratif permet de soulever la question et prévoit des réparations efficaces (CB Powell aux para 39–40).

[43] Dans ses soumissions, la majore Jacques fait valoir que son recours en prohibition ne serait pas prématuré. S’appuyant sur la décision de la Cour dans Dugré c Canada (Procureur général), 2020 CF 789 [Dugré CF], elle prétend que « les valeurs sous-jacentes au principe général interdisant le contrôle judiciaire prématuré perdent de leur importance » lorsque les conséquences pour le demandeur sont « à ce point immédiates et radicales que le tribunal est amené à s’interroger sur le respect du principe de la primauté du droit » (Dugré CF au para 33, citant Wilson aux para 32–33). Je ne suis pas convaincu par cet argument. En fait, en citant Dugré CF, la majore Jacques omet de mentionner que, dans le même paragraphe 33 sur lequel elle s’appuie, la Cour souligne que l’arrêt CB Powell « n’accepte pas que les préoccupations au sujet de l’équité procédurale, de l’impartialité, de l’existence de questions juridiques, ou même constitutionnelles importantes, ou relatives à des questions dites de compétence constituent des circonstances exceptionnelles qui justifieraient un recours anticipé à une cour de révision » (soulignements ajoutés).

[44] En l’espèce, il est clair que, d’une part, la majore Jacques dispose toujours de recours adéquats devant la justice militaire et que, d’autre part, elle n’a démontré l’existence d’aucune circonstance exceptionnelle qui autoriserait la Cour à s’écarter du principe de non-ingérence.

b) L’existence de recours adéquats

[45] Il ne fait pas de doute que le régime administratif établi par la LDN prévoit clairement un autre recours adéquat pour que les moyens soulevés par la majore Jacques eu égard à sa crainte de partialité du juge militaire d’Auteuil soient pleinement entendus, soit un appel éventuel devant la Cour d’appel de la cour martiale [CACM].

[46] En effet, comme l’a mentionné le PGC, il est bien établi qu’une personne assujettie au code de discipline militaire, comme c’est le cas pour la majore Jacques, peut, en vertu de l’alinéa 230 b) de la LDN, en appeler devant la CACM d’un verdict de culpabilité, le cas échéant. Dans le cadre d’un tel appel, l’appelant peut faire valoir tous les moyens à sa disposition, y compris ceux découlant de toutes les décisions interlocutoires rendues en cours d’instance ayant pu avoir une incidence, directe ou indirecte, sur le verdict de culpabilité (Forsyth c Canada (Procureur général) (1re inst), 2002 CFPI 643 au para 11 [Forsyth]; Rushnell c Canada (Procureur Général), 2001 CFPI 199 au para 21 [Rushnell]; R c Nystrom, 2005 CACM 7 aux para 2–4 [Nystrom]; R c Lachance, 2002 CACM 7 au para 7).

[47] C’est le cas, par exemple, pour une question interlocutoire d’absence de compétence (Forsyth au para 21; R c Trépanier, 2008 CACM 3 au para 16) ou pour une objection préliminaire et une crainte raisonnable de partialité (Nystrom aux para 3–4). Ainsi, dans l’affaire Forsyth, la Cour a refusé de délivrer un bref de prohibition provisoire parce que l’accusé pouvait éventuellement en appeler devant la CACM et soulever ses questions interlocutoires dans ses moyens d’appel (Forsyth aux para 11–13).

[48] L’application du principe de non-ingérence en l’espèce ne privera donc pas la majore Jacques de ses droits, car elle aura toujours la possibilité de contester, devant la CACM, la décision rendue par la cour martiale générale au sujet des accusations criminelles, incluant toute question interlocutoire qui aura pu être soulevée et tranchée durant le processus prévu par la justice militaire.

[49] Dans ses soumissions, la majore Jacques s’appuie longuement sur la décision de la Cour dans Canada (Directeur des poursuites militaires) c Canada (Cabinet du juge en chef), 2020 CF 330 [Dutil CF]. Avec égards, la majore Jacques se fonde erronément sur cette décision, qui concernait un droit d’appel foncièrement différent de celui qui est en cause ici. Il y était plutôt question du droit d’appel plus restreint du Directeur des poursuites militaires en vertu de l’article 230.1 de la LDN à l’égard d’une décision d’un juge militaire ayant choisi de se récuser, et non de la situation inverse comme c’est le cas ici. De plus, dans Dutil CF, la décision du juge militaire mettait effectivement fin à l’instance avant qu’un verdict ne soit rendu dans le cadre de la cour martiale en question, puisque le juge militaire s’étant récusé avait décidé qu’aucun autre juge militaire ne pourrait entendre l’affaire. Il n’était donc pas question du droit d’appel en vertu de l’alinéa 230 b) de la LDN.

[50] La majore Jacques soulève aussi le fait que le juge militaire d’Auteuil s’est déjà récusé dans une situation semblable dans l’affaire R c Dutil, 2019 CM 3003 [Dutil CM]. Je précise que la décision Dutil CM est d’abord venue préciser que le critère applicable à la récusation consistait à déterminer si une personne bien renseignée qui examinerait la question en détail, de manière réaliste et pratique, conserverait une crainte raisonnable de partialité (Dutil CM au para 41). Le juge militaire d’Auteuil y a fait remarquer que les décideurs doivent être — et sembler être — impartiaux, tel que déclaré par la CSC dans l’affaire R c S (RD), [1997] 3 RCS 484 (Dutil CM au para 57). Il a également rappelé la rigueur avec laquelle doit être analysée la question de l’impartialité (Dutil CM aux para 58–60). Il a enfin souligné l’importance de la présomption d’innocence en indiquant que les conséquences pénales potentielles de l’affaire pouvaient aller jusqu’à l’incarcération (Dutil CM au para 58).

[51] Dans l’affaire Dutil CM, le juge militaire d’Auteuil s’était récusé car, selon l’accusé, le juge était devenu pour lui un ami et confident. Outre cette relation personnelle avec l’accusé, le juge militaire d’Auteuil était également au courant de certains éléments contextuels entourant les incidents reprochés. Un autre facteur décisif était la relation professionnelle étroite qui existait entre les juges militaires et les sténographes judiciaires, et le fait que de nombreux témoins convoqués à la cour martiale générale étaient d’anciens ou d’actuels sténographes judiciaires du cabinet du juge militaire en chef. Le juge militaire d’Auteuil en est venu à la conclusion qu’une personne bien informée, qui examinerait la question de façon réaliste et pratique, conclurait qu’il serait partial.

[52] La présente situation n’a aucune parenté avec celle qui prévalait dans Dutil CM, et ce précédent n’est donc d’aucun secours pour la majore Jacques.

c) L’absence de circonstances exceptionnelles

[53] D’autre part, il n’y a aucune circonstance exceptionnelle dans le présent dossier. Comme mentionné plus haut, le critère à remplir pour établir un caractère exceptionnel est élevé et la majore Jacques n’a pas démontré qu’il existe en l’espèce des circonstances qui justifieraient que la Cour s’écarte de la règle générale et rigoureuse voulant qu’une partie ne puisse demander le contrôle judiciaire d’une décision administrative interlocutoire.

[54] Plus particulièrement, la jurisprudence a maintes fois confirmé qu’une allégation de partialité, aussi sérieuse soit-elle, ne constitue pas en soi une circonstance exceptionnelle permettant de contourner le principe de l’épuisement des recours et de la non-intervention des cours de justice au stade interlocutoire, lorsque le processus administratif permet de soulever ces questions et prévoit des réparations efficaces à ce chapitre (Dugré CAF aux para 35, 37; CB Powell au para 32; Sztern c Surintendant des faillites, 2008 CF 285 aux para 20, 44–46; Air Canada c Lorenz, [2000] 1 CF 494 aux para 20, 37, 39). Il n’y a pas non plus d’exception générale pour les questions d’équité procédurale (Girouard c Comité d'examen constitué en vertu des procédures relatives à l'examen des plaintes déposées au conseil canadien de la magistrature au sujet de juges de nomination fédérale, 2014 CF 1175 au para 29).

[55] J’ajoute qu’outre sa crainte générale de partialité, la majore Jacques n’allègue ni ne fournit aucune preuve de circonstance exceptionnelle dans la présente requête. Comme le souligne le PGC, la majore Jacques n’allègue que des questions non identifiées relatives à la crédibilité et à la fiabilité de ses témoins, M. Noury et Mme Morrissey. Rien dans la preuve actuellement au dossier ne permet de démontrer que la question de partialité invoquée est sérieuse, et la majore Jacques n’explique pas en quoi la crédibilité de M. Noury serait centrale au débat sur sa Requête sur les comités ou à son procès au fond, ni en quoi le juge militaire d’Auteuil ne pourrait décider sa requête d’ordre constitutionnel ou présider la cour martiale générale qui la concerne. Les simples assertions de la majore Jacques ne suffisent pas à établir une question sérieuse à trancher (Rushnell au para 19).

(3) La question de partialité

[56] Selon la majore Jacques, la question fondamentale à être traitée dans sa DCJ sous-jacente serait de savoir si les liens professionnels et de subordination entre le juge militaire d’Auteuil et l’ACM Noury établissent une crainte raisonnable de partialité. Elle soumet que le sérieux de cette crainte est bien-fondé en droit et en fait. Elle maintient que de la forcer à procéder devant un juge militaire qu’elle estime être partial soulève en soi une question sérieuse.

[57] Je ne nie pas que la question de la partialité invoquée à l’égard du juge militaire d’Auteuil est importante et complexe. Toutefois, dans le cadre de la DCJ introduite par la majore Jacques devant la Cour, la question clé et déterminante pour les fins de la présente requête pour obtenir un bref de prohibition provisoire est celle de la prématurité et de l’épuisement des recours.

(4) Conclusion quant à la question sérieuse

[58] Au vu de ce qui précède, je conclus que la majore Jacques n’a pas démontré que sa DCJ soulève une question sérieuse à juger et qu’elle n’a pas satisfait à ce premier volet du test de l’arrêt RJR‑MacDonald. Vu cette conclusion, il ne serait pas nécessaire que j’examine la question de savoir s’il existe un préjudice irréparable ou de quel côté penche la prépondérance des inconvénients. La majore Jacques ne satisfait pas à un élément du test RJR‑MacDonald, ce qui, selon la jurisprudence de la CAF, est fatal à sa demande pour obtenir un bref de prohibition provisoire (Ishaq au para 15).

[59] Cependant, pour compléter l’analyse, je vais néanmoins rapidement examiner les deux autres volets du test, pour illustrer en quoi la majore Jacques ne les rencontre pas non plus.

C. Le préjudice irréparable

[60] En ce qui concerne le deuxième volet du test établi dans l’arrêt RJR-MacDonald, la question est de savoir si la majore Jacques a fourni des éléments de preuve suffisamment clairs, concrets et convaincants pour démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle subira un préjudice irréparable d’ici à ce que sa DCJ soit décidée par la Cour, si le bref de prohibition provisoire lui est refusé.

[61] Selon la majore Jacques, sans l’émission d’un bref de prohibition provisoire, elle subira un préjudice irréparable du fait qu’un juge militaire ayant une apparence de partialité pourra continuer à présider sa cour martiale générale et trancher sa Requête sur les comités. S’appuyant encore sur l’affaire Dutil CF, elle avance que d’assujettir « les justiciables du Code de discipline militaire » à une cour martiale présidée par un juge partial constitue une « injustice flagrante » qui doit être empêchée (Dutil CF aux para 171, 176).

[62] Je ne suis pas convaincu par les arguments de la majore Jacques.

[63] La notion de « préjudice irréparable » a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu’à son ampleur. Il s’agit d’un préjudice qui « ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié, en général parce qu’une partie ne peut être dédommagée par l’autre » (RJR‑MacDonald à la p 341).

[64] Le critère du préjudice irréparable est un critère strict. La CAF a souvent souligné les caractéristiques et la qualité de la preuve nécessaires pour établir le préjudice irréparable dans le contexte de sursis ou d’injonctions interlocutoires (Canada (Santé) c Glaxosmithkline Biologicals SA, 2020 CAF 135 aux para 15–16; Western Oilfield au para 11; Janssen au para 24).

[65] Tout d’abord, le préjudice irréparable doit découler d’une preuve claire, convaincante et non conjecturale (United States Steel Corporation c Canada (Procureur général), 2010 CAF 200 au para 7 [US Steel]; AstraZeneca Canada Inc c Apotex Inc, 2011 CF 505 au para 56, conf par 2011 CAF 211). Ensuite, il ne suffit pas d’affirmer qu’un préjudice irréparable est possible. La jurisprudence indique qu’« il ne suffit pas de démontrer qu’un préjudice irréparable ‘pourrait’ se produire » (US Steel au para 7). Il faut au contraire qu’il existe une forte probabilité que le requérant subisse un préjudice irréparable si la mesure provisoire est refusée (Arctic Cat, Inc c Bombardier Recreational Products Inc, 2020 CAF 116 aux para 19–20; Glooscap Heritage Society c Canada (Revenu national), 2012 CAF 255 au para 31 [Glooscap]; Ahousaht au para 84). En outre, le préjudice irréparable est un préjudice inévitable qui, de par sa qualité, ne peut être réparé par une indemnisation pécuniaire (Canada (Procureur général) c Oshkosh Defense Canada Inc, 2018 CAF 102 au para 24 [Oshkosh]; Janssen au para 24).

[66] La preuve du préjudice ne peut se limiter à des possibilités, des conjectures ou des affirmations hypothétiques ou générales (Gateway City Church c Canada (Revenu national), 2013 CAF 126 aux paras 15–16 [Gateway City Church]). Les hypothèses, les conjectures et les affirmations discutables non étayées par des preuves n’ont aucune valeur probante (Glooscap au para 31). Il faut plutôt « produire des éléments de preuve suffisamment probants, dont il ressort une forte probabilité que, faute de sursis, un préjudice irréparable sera inévitablement causé » (Gateway City Church au para 16, citant Glooscap au para 31). En d’autres termes, pour prouver l’existence d’un préjudice irréparable, « la partie requérante doit établir de manière détaillée et concrète qu’elle subira un préjudice réel, certain et inévitable – et non pas hypothétique et conjectural – qui ne pourra être redressé plus tard » (Oshkosh au para 25; Janssen au para 24).

[67] Dans l’arrêt Janssen, la CAF a en outre fait remarquer qu’« il serait étrange qu’une partie faisant valoir un préjudice qu’elle a elle‑même causé, un préjudice qu’elle aurait pu ou pourrait encore éviter ou un préjudice auquel elle aurait pu ou pourrait encore remédier, puisse justifier un redressement de si grave portée » (Janssen au para 24). Le juge Stratas a repris la même formule dans l’arrêt Oshkosh, au paragraphe 25, et le juge Nadon l’a fait sienne dans l’arrêt Western Oilfield, aux paragraphes 11 et 12.

[68] L’existence d’un unique motif répondant aux caractéristiques requises du préjudice irréparable est suffisante pour satisfaire au deuxième volet du test établi dans l’arrêt RJR‑MacDonald.

[69] Comme l’a correctement fait valoir le PGC, si aucun bref de prohibition n’est émis par la Cour, trois scénarios sont envisageables : 1) le juge militaire d’Auteuil accorde la Requête sur les comités de la majore Jacques et la DCJ devient alors théorique; 2) le juge militaire d’Auteuil rejette la Requête sur les comités, mais la majore Jacques est acquittée par la cour martiale générale lors du procès au fond, ce qui rend encore une fois la DCJ théorique; ou 3) le juge militaire d’Auteuil rejette la Requête sur les comités et déclare la majore Jacques coupable d’un ou plusieurs chefs d’accusation suite à la cour martiale générale, ce qui ouvre alors la porte à un appel sur le verdict devant la CACM en vertu de l’alinéa 230 b) de la LDN et permet de soulever toute erreur ayant pu avoir une incidence sur ce verdict, y compris la décision interlocutoire sur la partialité du juge militaire d’Auteuil. La CACM serait alors bien placée pour trancher les questions, considérant son expertise indéniable en matière de procédure militaire.

[70] Dans tous les cas de figure, la majore Jacques ne subit donc aucun préjudice irréparable en l’absence d’un bref de prohibition provisoire. La Cour a d’ailleurs déjà déterminé, dans une autre affaire de justice militaire, que le fait de forcer un demandeur à subir son procès devant une cour martiale et le report de la décision finale sur une crainte de partialité ne constituent pas un préjudice irréparable (Rushnell aux para 20–21).

[71] Pour tous les motifs qui précèdent, après avoir examiné la preuve et les arguments de la majore Jacques, je ne suis pas convaincu, selon la prépondérance des probabilités, qu’il existe de la preuve claire, convaincante et non hypothétique requise pour démontrer l’existence d’un préjudice irréparable. Essentiellement, les diverses allégations de préjudice ne sont pas étayées par des éléments de preuve détaillés, particuliers et précis et elles demeurent dans l’univers des conjectures et des hypothèses. Par conséquent, le deuxième volet du test de l’arrêt RJR‑MacDonald n’est pas satisfait.

D. La prépondérance des inconvénients

[72] Je passe enfin au dernier volet du test de l’arrêt RJR‑MacDonald, la prépondérance des inconvénients. Aux termes de ce troisième volet, la Cour doit déterminer laquelle des parties subira le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse la mesure interlocutoire, en attendant qu’une décision soit rendue sur le fond (RJR‑MacDonald à la p 342). À cette étape, il faut également tenir compte de l’intérêt public (RJR‑MacDonald à la p 350).

[73] Selon la majore Jacques, la prépondérance des inconvénients militerait en sa faveur. Ainsi, elle soumet que l’intérêt public et la discipline militaire seront préjudiciés si un juge militaire ayant une apparence de partialité peut continuer à présider la cour martiale générale qui la concerne. La majore Jacques soumet qu’une telle situation constitue un affront à la primauté du droit et mine la confiance du public dans l’intégrité de l’appareil judiciaire.

[74] Je ne souscris pas à l’analyse de la majore Jacques.

[75] Les facteurs dont il faut tenir compte pour apprécier la prépondérance des inconvénients sont nombreux et varient selon l’affaire (RJR-MacDonald aux pp 342, 349). L’intérêt public est généralement l’un des facteurs importants dont la Cour tient compte. Il « comprend à la fois les intérêts de l’ensemble de la société et les intérêts particuliers de groupes identifiables » (RJR‑MacDonald à la p 344). Le préjudice qui aura pu être constaté au titre du deuxième volet du test RJR-MacDonald est de nouveau examiné à cette étape, mais il est maintenant apprécié par rapport à d’autres intérêts qui seront touchés par la décision de la Cour.

[76] En ce qui concerne la présente requête, je suis d’avis que plusieurs facteurs pertinents penchent fortement en faveur du PGC. Il s’agit des facteurs suivants : 1) le caractère prématuré de la DCJ et l’existence des recours dont la majore Jacques bénéficie devant la justice militaire; 2) l’absence de préjudice irréparable démontré par la majore Jacques si un bref de prohibition n’est pas accordé; 3) la fragmentation des procédures devant la cour martiale générale qui sont de nature criminelle et l’allongement des délais qui résulterait de l’émission d’un bref de prohibition provisoire; 4) l’intérêt public de voir la justice militaire exercer les pouvoirs que le législateur lui a conférés; et 5) la longue série de précédents en matière de justice militaire qui ont refusé des brefs de prohibition similaires à celui recherché par la majore Jacques.

[77] Dans l’affaire Rushnell, la Cour a d’ailleurs énoncé que suspendre provisoirement les procédures militaires constituerait un important précédent incitant des incursions prématurées devant la Cour, ce qui poserait des problèmes pratiques et ne servirait pas l’intérêt public (Rushnell au para 22). La fragmentation des procédures en matière criminelle doit être évitée autant que possible en raison de tous les désavantages qui lui sont associés, dont des retards importants et une utilisation inefficace des ressources judiciaires limitées (Bessette c Colombie‑Britannique (Procureur général), 2019 CSC 31 au para 22; R c Awashish, 2018 CSC 45 au para 10). De surcroît, de telles conséquences sont incompatibles avec les enseignements de l’arrêt R c Jordan, 2016 CSC 27 [Jordan], dans lequel la CSC a déterminé que les délais dans le système de justice criminelle ont une incidence sur les intérêts liés à l’équité du procès, qui est un impératif constitutionnel (Jordan aux para 19–28).

[78] Si je compare les inconvénients avancés par les deux parties, je conclus, selon la prépondérance des probabilités, que les inconvénients penchent largement en faveur du PGC et contre la délivrance d’un bref de prohibition provisoire.

E. L’exigence de la mesure juste et équitable

[79] Dans le cas d’une demande de mesure provisoire comme celle-ci, la Cour doit en fin de compte ne jamais oublier le caractère juste et équitable du résultat à la lumière du contexte particulier de chaque cas (Google au para 25; Unilin Beheer BV et al c Triforest Inc, 2017 CF 76 au para 12). Par conséquent, l’exigence de justice et d’équité est le dernier élément que la Cour doit examiner.

[80] Dans les circonstances de la présente affaire, je n’ai aucune hésitation à conclure qu’il ne serait ni juste ni équitable d’accorder le bref de prohibition provisoire demandée par la majore Jacques et qu’il ne s’agit pas d’un cas approprié pour exercer mon pouvoir discrétionnaire en sa faveur. Les éléments convaincants qui étayent cette conclusion incluent l’absence de preuve d’un préjudice irréparable, l’intérêt public de voir la justice militaire poursuivre son cours, la prématurité de la DCJ déposée par la majore Jacques et le principe d’épuisement des recours administratifs.

[81] À mon avis, il est préférable de laisser la justice militaire trancher, au moyen de son propre processus, les questions soulevées par la majore Jacques dans sa DCJ. Les questions juridiques soulevées par la majore Jacques en regard de sa crainte de partialité du juge militaire d’Auteuil sont complexes, et sa demande de bref de prohibition n’est pas suffisamment fondée en droit pour justifier l’intervention extraordinaire de la Cour à ce stade. Dans les circonstances de la présente affaire, ce qui est juste et équitable, c’est de laisser la question de la partialité du juge militaire d’Auteuil entre les mains de la justice militaire, sachant que ses décisions demeureront sujettes à l’examen de la CACM au besoin.

F. L’instruction accélérée de l’instance

[82] Lors de l’audience devant la Cour, la majore Jacques n’a pas abordé sa demande accessoire pour une instruction accélérée de sa DCJ.

[83] Comme je l’ai indiqué lors de l’audience, je suis d’avis qu’il n’y a pas lieu de donner suite à cette demande dans les circonstances. Au début du mois de décembre 2023, la Cour a nommé la juge adjointe Steele responsable de la gestion de la DCJ initiée par la majore Jacques, et la juge adjointe a déjà convoqué les parties à une conférence de gestion le 18 janvier 2024, pour discuter notamment des étapes à venir et de l’échéancier de ce dossier. Il serait inopportun que je m’immisce dans ce processus à ce stade.

[84] De plus, dans le cadre de la présente requête, la majore Jacques n’a fait valoir aucun argument solide qui justifierait, à ce stade, une instruction accélérée de sa DCJ.

[85] Je note par ailleurs que la majore Jacques n’a pas déposé son dossier de demande dans la DCJ avant le 20 décembre 2023, soit plus de trois mois après le dépôt de sa DCJ et postérieurement à l’audition de la présente requête. Ceci ne reflète aucunement la situation d’une partie qui souhaite voir son dossier être traité de façon accélérée par la Cour.

G. La radiation d’office

[86] Dans ses soumissions, le PGC a invité la Cour à radier d’office la DCJ vu l’absence de chance de succès au fond en regard de la doctrine de la prématurité et du principe de non-ingérence des cours de justice au stade interlocutoire. Toutefois, je note qu’aucune requête en radiation n’a été déposée par le PGC dans ce dossier.

[87] Je reconnais que la CAF a clairement indiqué qu’elle peut soulever d’office la question de savoir si un recours doit être rejeté de façon sommaire et se débarrasser de recours abusifs lorsqu’elle les constate (Dugré CAF au para 29; Canada (Revenu national) c JP Morgan Asset Management (Canada) Inc, 2013 CAF 250 au para 48, citant David Bull Laboratories (Canada) Inc c Pharmacia Inc, [1995] 1 CF 588 (CA) à la p 600). Cependant, dans les circonstances particulières du présent dossier, et considérant la nomination de la juge adjointe Steele pour gérer l’instance, il ne me semble pas indiqué de radier d’office la DCJ de la majore Jacques.

[88] Certes, la question de la doctrine de la prématurité et de la non-ingérence des cours de justice au stade interlocutoire jouera un rôle important dans le sort qui sera réservé à la DCJ. Mais, à mon avis, il importe de trancher la question après que les parties aient pu valablement faire valoir leur point de vue sur le sujet et aient eu pleinement l’occasion de se faire entendre (Dugré CAF au para 24). Je ne suis pas convaincu que le contexte de la présente requête — et notamment l’absence d’une requête en radiation — a permis à la majore Jacques, et même au PGC, de faire toutes les représentations utiles sur le mérite de la DCJ. Les soumissions reçues des parties dans la présente requête ne portent essentiellement que sur l’opportunité d’un bref de prohibition provisoire.

[89] Pour ces raisons liées au respect des règles minimales d’équité procédurale, je ne radierai pas la DCJ d’office à ce stade.

IV. Conclusion

[90] Pour l’ensemble des motifs ci‑dessus, je conclus que la majore Jacques n’a pas satisfait au critère conjonctif tripartite énoncé dans l’arrêt RJR‑MacDonald afin de justifier l’octroi du bref de prohibition qu’elle demande. De plus, dans les circonstances, il ne serait ni juste ni équitable d’accorder la mesure provisoire recherchée. Il n’y a donc pas de circonstances exceptionnelles qui justifient l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire en sa faveur.

[91] Le PGC a droit à ses dépens.


ORDONNANCE au dossier T-2010-23

LA COUR ORDONNE que :

  1. La requête de la demanderesse est rejetée, avec dépens.

« Denis Gascon »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2010-23

INTITULÉ :

MAJOR V.M.S. JACQUES c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 décembre 2023

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

DATE DES MOTIFS :

LE 8 JANVIER 2024

COMPARUTIONS :

Me David Edmunds

 

Pour la demanderesse

 

Me Vincent Veilleux

Me Benjamin Chartrand

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me David Edmunds

Avocat

Trois-Rivières (Québec)

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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