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Date : 20240112


Dossier : IMM-434-24

Référence : 2024 CF 55

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 12 janvier 2024

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

BIPINJOT GILL

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE
ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Bipinjot Gill, présente une requête en sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi du Canada. Le renvoi est prévu le 15 janvier 2024.

[2] Le demandeur demande à la Cour de surseoir à l’exécution de la mesure de renvoi jusqu’à ce que la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire principale de l’avis de convocation en vue du renvoi remis au demandeur, le 22 décembre 2023, soit tranchée.

[3] Pour les motifs qui suivent, la présente requête est rejetée. J’estime que le demandeur n’a pas satisfait au critère à trois volets applicable pour obtenir un sursis.

II. Historique et faits ayant mené à la présente requête

[4] Le demandeur est un citoyen indien âgé de 26 ans.

[5] Il est arrivé au Canada en 2016 muni d’un visa d’étudiant. Le 22 juin 2018, il a obtenu un diplôme en deux ans au Collège Bow Valley. Ses parents et son frère sont au Canada avec des visas temporaires. Son oncle et ses grands-parents sont des citoyens canadiens.

[6] De longue date, le demandeur souffre de problèmes de toxicomanie et de santé mentale. Cependant, dans une lettre datée du 15 février 2023, un médecin a établi que le demandeur ne pouvait pas se prévaloir d’un « moyen de défense fondé sur l’article 16 », c’est-à-dire une défense fondée sur la non-responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux.

[7] Le demandeur a également des antécédents de grande criminalité.

[8] Le 18 mai 2019, le demandeur a provoqué un accident de voiture catastrophique à Calgary. Il roulait à une vitesse nettement supérieure à la limite autorisée et a grillé un feu rouge. Deux personnes dans l’autre véhicule ont été tuées sur le coup et une autre a été grièvement blessée.

[9] Le 14 août 2019, le demandeur a été impliqué dans un autre accident, à la suite duquel il a été accusé de conduite dangereuse et de fuite devant un agent de la paix. Le 8 juin 2022, le demandeur a été reconnu coupable de ces crimes.

[10] Le 21 août 2020, le demandeur a été accusé sous deux chefs de conduite dangereuse causant la mort et sous un chef de conduite dangereuse causant des lésions corporelles en vertu des paragraphes 320.13(2) et 320.13(3) du Code criminel, LRC 1985, c C-46. Le 13 avril 2023, le demandeur a été reconnu coupable de ces crimes.

[11] Le 13 janvier 2022, le demandeur a reçu une mesure d’exclusion pour avoir omis de quitter le Canada à la fin de la période de séjour autorisée.

[12] Le 5 mai 2022, le demandeur a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (l’« ERAR »). Aucune observation ni preuve n’a été présentée à l’appui de cet ERAR. Le 3 août 2022, la demande a été refusée.

[13] Le 6 septembre 2022, le demandeur a été déclaré interdit de territoire au Canada pour grande criminalité en vertu de l’alinéa 36(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001 c 27 (la « LIPR ») et a fait l’objet d’une mesure d’expulsion.

[14] Le 14 novembre 2023, un juge de la Cour du Banc du Roi de l’Alberta l’a condamné à une peine globale d’emprisonnement avec sursis de deux ans moins un jour et à un an de probation. Le juge a estimé que le demandeur devait purger sa peine dans la collectivité en détention à domicile, avec capacité limitée de quitter le domicile, et effectuer 300 heures de service communautaire.

[15] Le 22 décembre 2023, le demandeur a reçu un avis de convocation en vue de son renvoi, prévu le 15 janvier 2024.

[16] Le 9 janvier 2024, le demandeur a demandé un sursis au renvoi. Le 12 janvier 2024, la présente requête en sursis a été rejetée.

III. Analyse

[17] Le critère à trois volets régissant l’octroi d’un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi est bien établi : Toth c Canada (Citoyenneté et Immigration), 1988 CanLII 1420 (CAF) (« Toth »); Manitoba (PG) c Metropolitan Stores Ltd, 1987 CanLII 79 (CSC), [1987] 1 RCS 110 (« Metropolitan Stores Ltd »); RJR‑MacDonald Inc c Canada (Procureur général), 1994 CanLII 117 (CSC), [1994] 1 RCS 311 (« RJR-MacDonald »); R c Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5 (CanLII), [2018] 1 RCS 196.

[18] Le critère énoncé dans l’arrêt Toth est conjonctif, en ce sens que, pour qu’un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi lui soit accordé, le demandeur doit établir : (i) que la demande principale de contrôle judiciaire soulève une question sérieuse; (ii) que le renvoi causerait un préjudice irréparable; et (iii) que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi du sursis.

A. Question sérieuse

[19] Dans l’arrêt RJR-MacDonald, la Cour suprême du Canada a conclu que, pour déterminer si la première étape du critère est respectée, il faut procéder à « un examen extrêmement restreint du fond de l’affaire » (RJR-MacDonald, à la p 314). La norme de contrôle de la décision d’un agent d’exécution est celle de la décision raisonnable (Baron c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81 (CanLII), [2010] 2 RCF 311, au para 67).

[20] En ce qui concerne le premier volet du critère à trois volets, le demandeur soutient que sa peine d’emprisonnement avec sursis est une « peine d’emprisonnement » aux fins d’un sursis de la mesure de renvoi prévu à l’alinéa 50b) de la LIPR et que son renvoi peut avoir lieu dès qu’il « peut être mis en œuvre » (Vidaurre Cortes c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 78, [2007] ACF no 117, au para 13).

[21] Le défendeur avance que le demandeur ne soulève pas de question sérieuse en ce qui concerne la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire principale, car le demandeur conteste de façon inadmissible l’avis de convocation en vue du renvoi. De plus, le défendeur soutient que l’alinéa 50b) de la LIPR ne constitue pas un empêchement prévu par la loi au renvoi jusqu’au terme de sa peine d’emprisonnement avec sursis.

[22] Après avoir examiné les documents, je suis d’accord avec le défendeur. Indépendamment de l’alinéa 50b) de la LIPR, le demandeur n’est pas parvenu à soulever une question sérieuse dans sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire principale. Cette demande conteste un avis de convocation, mais cette contestation est sans fondement. L’avis de convocation est une communication informelle qui sert à expliquer à quel moment la mesure d’expulsion prise contre le demandeur sera exécutée, et non une décision susceptible d’un contrôle judiciaire. Cet avis de convocation ne peut pas faire l’objet d’un contrôle judiciaire (Bergman c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CF 1129, au para 18). Comme ma collègue, la juge Rochester, a récemment conclu, le critère à trois volets pour obtenir un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi exige que la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire principale soulève une question sérieuse (Safdar v Canada (Citizenship and Immigration), 2023 CanLII 79337, au para 10). Il n’existe aucune demande d’autorisation et de contrôle judiciaire principale valide en l’espèce. Par conséquent, le demandeur ne peut soulever de question sérieuse dans la présente affaire. Le premier volet du critère énoncé dans l’arrêt Toth n’est pas rempli.

B. Préjudice irréparable

[23] Pour satisfaire au deuxième volet du critère, un demandeur doit démontrer qu’un préjudice irréparable sera causé si le sursis n’est pas accordé. Le préjudice irréparable n’a pas trait à l’étendue du préjudice; il s’agit plutôt d’un préjudice auquel il ne peut être remédié ou qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire (RJR-MacDonald, à la p 341). La Cour doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que le préjudice n’est pas hypothétique, mais elle n’a pas à être convaincue que le préjudice sera causé (Xu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF no 746, 79 FTR 107 (CFPI); Horii c Canada (CA), 1991 CanLII 13607 (CAF), [1991] ACF no 984, [1992] 1 CF 142 (CAF)).

[24] Le demandeur soutient que le fait de soulever des motifs de contrôle défendables constitue un fondement suffisant pour établir un préjudice irréparable, tout comme le fait de priver le demandeur d’un contrôle judiciaire significatif et efficace d’une décision sans doute entachée d’erreurs. Il fait aussi valoir que son renvoi, en raison de sa situation, obligerait ses parents et son frère à retourner en Inde; perdant ainsi leur droit de présenter une demande de résidence permanente et causant de graves répercussions sur leur bien-être émotionnel et psychologique. En outre, le demandeur soutient que son renvoi du Canada entraînerait une détérioration de ses soins en santé mentale.

[25] Le défendeur avance que le demandeur n’a fourni aucune preuve que lui ou sa famille pourrait subir un préjudice réel, certain et inévitable. Il affirme que le demandeur ne fournit pas de preuve sur l’évaluation actuelle de sa santé mentale, avec traitement en cours, ni sur les répercussions négatives pour sa santé mentale s’il était renvoyé en Inde, ni sur l’inaccessibilité des soins médicaux requis en Inde. Le défendeur ajoute que le fait que la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire principale du demandeur devienne théorique ne constitue pas un préjudice irréparable et que les risques courus par le demandeur ont été évalués dans son ERAR.

[26] L’incapacité du demandeur à établir l’existence d’une question sérieuse est un élément déterminant en l’espèce. Néanmoins, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que la preuve d’un préjudice irréparable n’a pas été faite. Le simple fait d’avoir une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire en attente ne constitue pas nécessairement un préjudice irréparable (Shpati c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CAF 286, aux para 34-38, cité avec approbation dans Singh v Canada (Citizenship and Immigration), 2023 CanLII 72624). L’existence d’un préjudice irréparable ne peut être établie dans les circonstances du demandeur.

[27] En outre, le demandeur cite à juste titre la décision Tesoro c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 148, pour affirmer que la séparation familiale peut constituer un préjudice irréparable. En l’espèce, cependant, le préjudice irréparable allégué n’est pas la séparation familiale, mais plutôt la perte pour les parents et le frère mineur du demandeur de la possibilité de présenter une demande de résidence permanente s’ils retournent en Inde avec le demandeur.

[28] Cette allégation est sans fondement. La preuve montre que les parents du demandeur détiennent un permis de travail et que son frère a un permis d’études, et qu’ils sont venus [traduction] « avec un visa d’urgence en raison des problèmes de santé mentale [du demandeur] et de l’accident [du demandeur] », selon l’affidavit du demandeur. Il n’y a aucune preuve que la famille du demandeur a présenté ou est en voie de présenter une demande de résidence permanente. J’estime que cette preuve ne permet pas de démontrer que la résidence permanente de la famille du demandeur [traduction] « est susceptible d’être approuvée ou de l’être de façon imminente » (Serinken v Canada (Public Safety and Emergency Preparedness), 2021 CanLII 56943), de sorte que l’existence d’un préjudice irréparable est établie.

[29] Enfin, je n’accepte pas les allégations du demandeur concernant la détérioration de ses soins en santé mentale s’il est renvoyé du Canada. Le demandeur n’a pas démontré qu’il ne pourrait pas obtenir de traitements en Inde, et [traduction] « le fait que les soins auxquels il aura accès là-bas puissent ne pas être de la même qualité que ceux offerts au Canada n’établit pas, en soi, l’existence d’un préjudice irréparable » (Bisram v Canada (Public Safety and Emergency Preparedness), 2022 FC 390, au para 22, citant Adebayo v Canada (Public Safety and Emergency Preparedness), 2019 CanLII 115789). Le préjudice irréparable n’est pas établi.

C. Prépondérance des inconvénients

[30] Le troisième volet du critère suppose l’appréciation de la prépondérance des inconvénients, qui consiste à déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse une injonction interlocutoire en attendant une décision sur le fond (RJR‑MacDonald, à la p 342; Metropolitan Stores Ltd, à la p 129). Certains soutiennent parfois que « [l] orsque la Cour est convaincue que l’existence d’une question sérieuse et d’un préjudice irréparable a été établie, la prépondérance des inconvénients militera en faveur du demandeur » (Mauricette c Canada (Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 420 (CanLII), au para 48). Toutefois, la Cour doit également tenir compte de l’intérêt public à ce que le système d’immigration soit administré de façon adéquate.

[31] Le demandeur soutient que, étant donné que l’existence d’une question sérieuse et d’un préjudice irréparable a été établie, la prépondérance des inconvénients joue en sa faveur.

[32] Le défendeur affirme que la prépondérance des inconvénients le favorise, puisque la Cour doit tenir compte de la LIPR et du fait que le demandeur a à maintes reprises été reconnu coupable de crimes graves par le passé.

[33] L’incapacité à satisfaire aux deux premiers volets du critère à trois volets est un élément déterminant en l’espèce. La prépondérance des inconvénients joue néanmoins en faveur du défendeur. Le demandeur ne se présente pas devant la Cour avec les « mains propres » (Abu Aldabat c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 277, au para 22). Le demandeur a commis des crimes graves et a été condamné pour ceux-ci. Des vies ont été perdues. Les familles des victimes ne reverront jamais leurs proches. Bien que le demandeur ait été aux prises avec des problèmes de toxicomanie et de santé mentale, il a été tenu criminellement responsable de sa conduite par un tribunal compétent.

[34] En définitive, le demandeur ne satisfait pas au critère à trois volets que nécessite le sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi. La présente requête est donc rejetée.


ORDONNANCE dans le dossier IMM-434-24

LA COUR ORDONNE que la requête soit rejetée.

« Shirzad A. »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-434-24

INTITULÉ :

BIPINJOT GILL c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Par vidéoconférence

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 JANVIER 2024

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

DATE DE L’ORDONNANCE ET DES MOTIFS :

LE 12 JANVIER 2024

COMPARUTIONS :

Dalwinder Hayer

POUR LE DEMANDEUR

Sydney Ramsay

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Dalwinder Hayer

Avocat

Calgary (Alberta)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

Pour le défendeur

 

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