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Date : 20240117


Dossier : T‑1853‑21

Référence : 2024 CF 77

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le January 17, 2024

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

B.W.

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, BW, est né en 1961. Il avait 60 ans au moment où il a introduit la présente instance. Il est détenu à l’Établissement de Mission, un pénitencier fédéral géré par le Service correctionnel du Canada [le SCC]. Le demandeur soutient que les détenus âgés, c’est‑à‑dire ceux qui sont âgés de 50 ans ou plus, ont subi de la discrimination systémique dans les pénitenciers gérés par le SCC.

[2] Les détenus âgés constituent environ 25 % de la population carcérale du SCC. En 2019, ils étaient plus de 3500. Un rapport du Bureau de l’enquêteur correctionnel [le BEC] et de la Commission canadienne des droits de la personne [la CCDP] publié en 2019 renfermait la conclusion selon laquelle le traitement réservé par le SCC aux détenus âgés « porte atteinte à leurs droits de la personne; n’est pas nécessaire pour garantir la sécurité institutionnelle ou la sécurité publique; est incompatible avec l’application des peines légalement imposées par les tribunaux; et coûte inutilement cher à la population canadienne ».

[3] Selon les rapports du BEC et d’autres documents publics :

  • a)Les détenus âgés font souvent l’objet d’agressions, d’intimidation, de brutalité et d’un usage disproportionné de la force;

  • b)Les détenus âgés font parfois des demandes de placement volontaire en isolement préventif pour assurer leur propre sécurité;

  • c)Les détenus âgés se voient refuser l’accès en temps opportun à des services de santé, à de l’équipement médical ou à des fournitures médicales, parfois en raison d’un manque de fonds personnels;

  • d)Les détenus âgés ont davantage besoin des services de santé, de l’équipement médical ou des fournitures médicales en raison de leur âge avancé.

[4] Le demandeur introduit le recours collectif envisagé en l’espèce au nom des personnes suivantes [le groupe] :

[traduction]

Toute personne vivante à la date de l’autorisation du présent recours collectif qui allègue avoir subi les préjudices suivants alors qu’elle était âgée de 50 ans ou plus et incarcérée dans un pénitencier fédéral durant la période visée par le recours collectif :

a) des sévices physiques, émotionnels ou psychologiques;

b) un préjudice physique ou psychologique découlant de l’impossibilité ou de l’interdiction d’accéder à des services de santé, de l’équipement médical ou des fournitures médicales approuvés ou spécialement autorisés, au sens du Cadre national relatif aux soins de santé essentiels du SCC, pendant une période de 30 jours ou plus;

c) un préjudice physique ou psychologique découlant de l’impossibilité de payer des services de santé, de l’équipement médical ou des fournitures médicales, au sens du Cadre national relatif aux soins de santé essentiels du SCC, pendant une période de 30 jours ou plus.

[5] La requête en autorisation de la présente instance à titre de recours collectif a été entendue à Vancouver, en Colombie‑Britannique, du 5 au 12 octobre 2023, immédiatement après la requête en autorisation du recours collectif envisagé dans l’affaire Araya c Canada (Procureur général), 2023 CF 1688 [Araya]. Les avocats des demandeurs sont les mêmes dans les deux instances, tout comme celui du défendeur, soit le procureur général du Canada.

[6] L’affaire Araya est un recours collectif intenté au nom des détenus du SCC qui s’identifient comme des personnes noires et qui affirment avoir fait l’objet de sévices physiques, émotionnels ou psychologiques pendant leur incarcération dans un établissement du SCC. Bon nombre des questions de droit soulevées en l’espèce sont les mêmes que celles que la Cour a examinées dans l’affaire Araya, et les arguments formulés par les parties sont similaires.

[7] En l’espèce, le demandeur a rempli les conditions d’autorisation d’un recours collectif décrites au paragraphe 334.16(1) des Règles des Cours fédérales, DORS 98/106 [les Règles], essentiellement pour les mêmes motifs que ceux décrits dans la décision Araya et que j’expliquerai de façon plus détaillée. Par conséquent, le recours collectif envisagé sera autorisé.

II. Contexte

A. Les faits invoqués par le demandeur

[8] Le demandeur a déposé un affidavit dans lequel il raconte les expériences qu’il a vécues en tant que détenu à l’Établissement de Mission. Deux autres détenus âgés ont présenté des affidavits décrivant leurs expériences dans d’autres établissements du SCC. Le demandeur s’appuie également sur les témoignages d’expert de Mme Debra Sheets et de Mme Elaine Gallagher, qui sont professeures en soins infirmiers gérontologiques, et de M. Howard Sapers, ancien enquêteur correctionnel du Canada, de même que sur de nombreux documents et autres rapports publics.

(1) Le témoignage du demandeur

[9] Le demandeur a été incarcéré à l’Établissement de Mission de 1993 à 2003, et y est de nouveau détenu depuis 2013. Il purge deux peines d’emprisonnement d’une durée indéterminée pour agression sexuelle et pour fait de vaincre la résistance à une agression sexuelle.

[10] En février 2017, le demandeur a été attaqué par un détenu agressif plus jeune, qui venait d’être placé dans la même unité de logement que lui. Il affirme avoir subi des pressions des autres détenus pour se soumettre à la médiation. Son agresseur a finalement réintégré la population générale.

[11] En juillet 2018, le demandeur a proposé au directeur de l’Établissement de Mission de réserver certaines unités de logement aux détenus âgés afin d’améliorer leur santé et leur sécurité. Il n’a reçu aucune réponse. En décembre 2018, il a présenté une autre demande, et en mars 2020, on l’a informé que son unité de logement avait été réservée aux détenus âgés. Cependant, de jeunes détenus ont continué d’y être placés. Le demandeur dit que la présence de jeunes détenus dans son unité de logement l’a rendu anxieux et lui a fait vivre des « flashbacks » et des cauchemars en lien avec l’agression subie en 2017.

[12] En 2015, le demandeur a sollicité un traitement pour des taches brunes sur sa tête. Il était préoccupé en raison de ses antécédents familiaux de cancer de la peau. Il a rencontré un médecin du SCC, qui lui aurait dit de [traduction] « ne plus s’exposer au soleil dorénavant ». En janvier 2019, il a demandé de consulter un dermatologue. Le demandeur a rencontré un dermatologue 11 mois plus tard, qui a retiré les taches sur sa tête. Les taches étaient cancéreuses.

[13] En octobre 2020, le demandeur a remarqué d’autres taches brunes sur sa tête. Une biopsie a permis de confirmer qu’elles étaient cancéreuses. Le personnel du SCC a reçu le diagnostic en décembre 2020, mais n’en a pas informé le demandeur pendant trois semaines. Les taches ont été retirées en février 2021. En avril 2021, une consultation ultérieure chez le dermatologue a été annulée, car le demandeur a fait une attaque de panique à l’idée de voyager dans une camionnette du SCC. Il a tenté à de nombreuses occasions de prendre un autre rendez‑vous. En mai 2022, aucun rendez‑vous n’avait encore été pris.

[14] En 2020, un médecin du SCC a recommandé des orthèses au demandeur en raison d’une fasciite plantaire. Le SCC a jugé que les orthèses n’étaient pas essentielles, mais que le demandeur pouvait les acheter à la cantine des détenus au coût de 70 $. De nombreux autres produits de santé, comme les multivitamines et les écrans solaires, sont également considérés comme non essentiels par le SCC. Les détenus touchent un revenu minime, et les détenus âgés trouvent qu’il leur est de plus en plus difficile de travailler en raison de leur âge et de leurs problèmes de santé.

[15] En 2021, le demandeur a reçu un diagnostic d’ectasie vasculaire antrale gastrique, une affection qui cause de l’anémie et des saignements gastro-intestinaux. Il a demandé une révision de son régime alimentaire, mais n’a reçu aucune réponse significative du personnel du SCC. Il continue d’être préoccupé par sa capacité à répondre à ses besoins nutritionnels compte tenu de la faible qualité des repas servis à l’Établissement de Mission et de son diagnostic. Il affirme qu’il n’a pas toujours les moyens d’acheter des multivitamines à la cantine.

[16] Le demandeur et les autres détenus ont le droit de passer 60 minutes par jour dans la cour. Le besoin d’aller à la toilette du demandeur survient souvent [traduction] « rapidement et sans avertissement ». Il affirme qu’il a vu d’autres détenus âgés se soulager dans la cour. Pour éviter une telle indignité, il renonce souvent à son droit d’aller dans la cour.

(2) Le témoignage de M. Calvin Conley

[17] Au moment de la signature de son affidavit, M. Conley était âgé de 62 ans et résidait dans une maison de transition en Colombie‑Britannique. Il a passé la majeure partie de ses 35 dernières années sous garde ou sous la supervision du SCC. M. Conley a subi de nombreuses blessures qui lui ont laissé des limitations permanentes. Il souffre de polyarthrite rhumatoïde depuis 2017 et utilise des prothèses dentaires depuis 2012. Il soutient que l’incarcération a exacerbé ses blessures et ses problèmes de santé.

[18] M. Conley a reçu une attelle de genou en 2014, avant sa mise en liberté. Lorsqu’il a été réincarcéré en 2020, il avait perdu son attelle et en a demandé une nouvelle. En juin 2021, on l’a informé qu’une attelle avait été commandée. Au moment de la signature de son affidavit, il n’avait reçu aucune attelle. En février 2022, son genou a cédé, lui causant d’autres blessures.

[19] Lorsque M. Conley est retourné sous la garde du SCC en 2020, il avait perdu ses prothèses dentaires. Il a consulté un dentiste, qui lui a dit qu’il avait besoin de nouvelles prothèses dentaires ainsi que de dents piliers. Dans l’attente de ses prothèses dentaires, il était incapable de bien mâcher sa nourriture et a développé des plaies aux gencives. Il a finalement reçu les prothèses dentaires, huit mois après en avoir présenté la demande. Il n’a pas reçu les dents piliers. Il affirme que les prothèses dentaires ne lui font pas bien et qu’elles ont causé des coupures et des plaies dans sa bouche.

[20] M. Conley a été tuteur auprès d’autres détenus pendant son incarcération à l’Établissement de Matsqui. Il dit qu’il devait travailler malgré une douleur constante au bas du dos et au genou, et qu’il était parfois incapable de travailler. Il n’a reçu aucune mesure d’adaptation. Lorsqu’il travaillait, il recevait 5,40 $ par jour. Lorsqu’il ne travaillait pas, il touchait seulement 2,50 $ par jour.

(3) Le témoignage de Jeffery Ewert

[21] Au moment de la signature de son affidavit, M. Ewert était âgé de 61 ans et était incarcéré au Centre fédéral de formation au Québec. Il soutient qu’il ne peut obtenir de l’Aspirine de son unité des Services de santé ou de la cantine des détenus. Il comprend que la prise quotidienne d’Aspirin peut réduire le risque de crise cardiaque.

[22] M. Ewert souffre de prostatite et d’arthrite. Il a tenté d’obtenir des suppléments et des vitamines pour aider à contrôler ces problèmes de santé, mais s’est fait dire que ces produits n’étaient plus disponibles.

[23] M. Ewert affirme qu’il souffre d’une intolérance au lactose. En juillet et en septembre 2021, il a demandé du lait de soya au nutritionniste et agent en chef des services d’alimentation. Lorsqu’il a rencontré le nutritionniste au début de 2022, celui‑ci lui a dit qu’il [traduction] « n’était pas assez intolérant au lactose ». M. Ewert ne peut pas acheter de lait de soya ou d’autres produits de soya à la cantine et il continue de souffrir de problèmes gastriques.

[24] En décembre 2021 et en janvier 2022, M. Elwert a présenté plusieurs demandes pour obtenir une dose de vaccin de rappel contre la COVID‑19. Il était admissible à ce vaccin en raison de son âge et de son statut d’Autochtone. Il s’est fait dire que son nom avait été [traduction] « ajouté à la liste ». Il a remarqué que certains jeunes détenus avaient reçu le vaccin avant lui, car celui‑ci était administré par unité de logement ou bloc cellulaire, et non en fonction de l’âge.

(4) Le témoignage d’expert de Mme Debra Sheets

[25] Mme Debra Sheets est spécialisée dans les soins infirmiers gérontologiques, le vieillissement en bonne santé, la fragilisation et la démence. Elle est membre élue de la Gerontological Society of America et de l’American Academy of Nursing. De 1999 à 2009, elle a été professeure et directrice du programme de gérontologie de l’Université d’État de Californie. Elle a été nommée professeure agrégée à l’école des sciences infirmières de l’Université de Victoria en 2009 et professeure titulaire en 2019. Elle a rédigé de nombreuses publications dans son domaine.

[26] Dans son rapport d’expert, Mme Sheets décrit les effets du vieillissement sur la santé humaine et la vulnérabilité des personnes âgées. Elle traite également des répercussions négatives du milieu carcéral sur les détenus âgés.

[27] Selon Mme Sheets, le vieillissement affecte la vision, l’audition, la fonction vésicale et la mémoire. Environ 80 % des adultes âgés souffrent d’au moins un problème de santé chronique, et 50 % ont deux ou plusieurs problèmes. Ces problèmes de santé doivent être gérés efficacement pour en ralentir la progression ainsi que pour prévenir l’invalidité et un décès prématuré. D’autres risques augmentent avec l’âge, notamment la fragilisation, les limitations fonctionnelles, les chutes, la dépression, la polypharmacie, la malnutrition, et la déficience cognitive. [traduction] « Une équipe de spécialistes des soins de santé interdisciplinaire est requise » pour offrir des soins gériatriques complets.

[28] Mme Sheets fait remarquer que les prisons n’ont pas été conçues pour les personnes âgées et qu’elles posent des risques pour les détenus âgés, surtout en raison de la fragilité accrue de ces derniers. Les détenus âgés vivent dans la crainte de subir de la violence et des sévices, ce qui les amène à éviter de faire de l’exercice. Un mauvais éclairage favorise le risque de chute ou de blessure. Les détenus âgés s’exposent aussi à un risque accru dans les cellules ainsi que les salles de bain et les douches à cause de l’absence de sonnettes d’appel.

[29] Mme Sheets fait remarquer que, souvent, le personnel pénitentiaire n’a pas la formation requise pour évaluer et diagnostiquer les détenus âgés et leur offrir des soins de santé gériatrique. Elle indique que les traitements sont souvent refusés pour les plaintes simples et que la douleur est [traduction] « notoirement mal gérée ». Les détenus âgés ont besoin d’avoir accès à des fournisseurs de soins de santé spécialisés de même qu’à des soins palliatifs et terminaux.

(5) Le témoignage d’expert de Mme Elaine Gallagher

[30] Mme Elaine Gallagher a enseigné les soins infirmiers dans cinq établissements d’enseignement pendant environ 50 ans et s’est toujours concentrée sur le vieillissement. Sa thèse de doctorat portait sur la santé et le bien‑être des hommes qui vieillissent dans les pénitenciers fédéraux. Elle est l’autrice de nombreuses autres publications dans le domaine.

[31] Selon Mme Gallagher, les problèmes de santé associés au vieillissement dans la population générale touchent aussi les détenus âgés. Certains de ces problèmes de santé sont aggravés en milieu carcéral, [traduction] « ce qui entraîne un vieillissement accéléré d’au moins 10 ans et une espérance de vie réduite de près de 20 ans comparativement à la population générale ». Elle note l’incidence accrue du VIH, des hépatites, des problèmes de santé mentale et des maladies chroniques, de même que de la mobilité réduite, de l’incontinence, des déficiences sensorielles et des douleurs non prises en charge. L’incidence des chutes et des blessures est également élevée.

[32] Mme Gallagher fait remarquer que les pénitenciers ont tendance à ne pas être adaptés aux personnes éprouvant des problèmes de mobilité. L’éclairage y est mauvais, les salles de bain sont insuffisantes et il n’y a aucun bouton d’appel d’urgence dans les cellules et les douches. Le système de santé est conçu pour les jeunes détenus et ne réussit pas à répondre aux besoins des détenus âgés. Les activités professionnelles, éducatives et récréatives ne sont pas adaptées aux besoins et aux intérêts des détenus âgés.

(6) Le témoignage d’expert de M. Howard Sapers

[33] M. Sapers a été l’enquêteur correctionnel du Canada de 2004 à 2016. Il a également joué le rôle de conseiller indépendant sur la réforme des services correctionnels du gouvernement provincial de l’Ontario en 2017 et 2018. Il est actuellement consultant à l’échelle nationale et internationale dans les domaines de la surveillance et des politiques relatives aux services correctionnels. Il a mené une enquête portant précisément sur la situation des détenus âgés en milieu carcéral.

[34] M. Sapers souligne la surpopulation des établissements du SCC. Bien qu’elle nuise à l’ensemble des détenus, la surpopulation est particulièrement nuisible aux détenus âgés. Elle crée un phénomène de concurrence pour les ressources, qui favorise les jeunes.

[35] M. Sapers note que la proportion de détenus âgés au sein de la population carcérale actuelle est d’environ 27 %. Dans le cadre de la préparation de son rapport d’expert, il n’a pas été en mesure de trouver les directives du commissaire [les DC] traitant des détenus âgés et de leurs besoins particuliers.

[36] M. Sapers fait remarquer que le SCC est au fait de l’enjeu de la proportion grandissante des détenus âgés depuis au moins les années 1990 et a compris que le temps aggraverait les choses si rien n’était fait à cet égard. En 1999, le SCC a fondé la Division des délinquants âgés, mais n’a pas mis en œuvre les recommandations de celle‑ci.

[37] En 2008, le BEC a informé le Comité sénatorial spécial sur le vieillissement au sujet de l’approche du SCC en matière de gestion des détenus âgés. Cette séance d’information a mis en lumière les besoins particuliers des détenus âgés en matière de programme et de logement; leur isolement accru découlant du manque de programmes et d’occasions de travail; l’environnement physique inadapté à leurs besoins en matière de mobilité; les retards dans l’obtention des produits [traduction] « essentiels à leur bien‑être et à leur dignité »; l’absence de formation adéquate des membres du personnel du SCC; et le manque d’occasions de travail adaptées à la situation des détenus âgés.

[38] En 2018, le SCC a élaboré « un cadre et une stratégie » intitulés « Favoriser le bien‑être et l’autonomie des détenus âgés au SCC ». Cependant, le cadre n’a jamais officiellement été promulgué et peu de progrès ont été réalisés.

(7) La preuve documentaire

[39] Le demandeur a présenté de nombreux rapports publics et autres documents invoqués par Mme Sheets, Mme Gallagher et M. Sapers. Le demandeur souligne le fait que la rémunération des détenus n’a pas changé depuis 1986, alors que le coût des articles vendus à la cantine a presque doublé depuis.

B. Les faits invoqués par le défendeur

[40] Le défendeur a présenté les affidavits de trois représentants du SCC et d’un parajuriste principal employé par le ministère de la Justice. Le défendeur s’appuie également sur le contre‑interrogatoire du demandeur.

(1) Le témoignage de M. Frédéric Héran

[41] M. Héran est le directeur, Recours des délinquants, au SCC. Il occupe ce poste depuis décembre 2020. Auparavant, il a travaillé au BEC, à titre de directeur des enquêtes. Il traite du processus de règlement informel du SCC, des mécanismes substitutifs de règlement des différends et des recours offerts par la Commission canadienne des droits de la personne [la CCDP] et le BEC.

[42] Les mécanismes substitutifs de règlement des différends sont les moyens privilégiés pour répondre aux préoccupations des détenus, conformément au paragraphe 74(2) du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92‑620. La forme du règlement est adaptée à la situation du détenu visé et au problème soulevé. Pour les détenus autochtones, ces mécanismes peuvent comprendre des cercles de guérison ou de résolution. Au SCC, il y a également la Direction des initiatives pour les Autochtones.

[43] Les détenus peuvent déposer des plaintes de discrimination à la CCDP. Au terme de l’enquête, la CCDP peut renvoyer la plainte au Tribunal canadien des droits de la personne. Il est possible de recourir à la médiation tout au long du processus. Le SCC comprend une unité des droits de la personne, qui répond aux plaintes en son nom.

[44] Le BEC agit comme ombudsman pour les détenus fédéraux et exerce une surveillance indépendante et impartiale du SCC. Les détenus peuvent signaler des problèmes au BEC de façon confidentielle et sont protégés contre les représailles. Le BEC publie des rapports sur ses enquêtes. Ces rapports sont examinés par le SCC et toutes les recommandations sont prises en considération. M. Héran indique que le SCC a mis en œuvre, et continue d’appliquer, bon nombre des recommandations du BEC.

(2) Le témoignage de Mme Katherine Belhumeur

[45] Mme Belhumeur est la directrice générale par intérim de la Direction des programmes pour délinquants et de la réinsertion sociale, Secteur des opérations et des programmes correctionnels. Elle occupe ce poste depuis novembre 2022. Auparavant, elle a occupé le poste de directrice, Division des opérations de réinsertion sociale, au sein de la même direction. Elle travaille pour le SCC depuis plus de 20 ans.

[46] Le SCC exploite 43 établissements à l’échelle nationale. Il y a des établissements à sécurité maximale, moyenne ou minimale, et des établissements à niveaux de sécurité multiples. Le SCC gère aussi 14 centres correctionnels communautaires dans l’ensemble du pays, de même que cinq centres régionaux de traitement pour les détenus éprouvant de graves problèmes de santé mentale. De plus, le SCC exploite quatre pavillons de ressourcement et collabore avec les communautés autochtones pour gérer six autres pavillons.

[47] Les infrastructures matérielles des établissements du SCC varient. Les établissements et les ailes ont divers niveaux de sécurité et des conceptions différentes. L’âge des infrastructures joue également un rôle.

[48] Les installations du SCC respectent actuellement les normes de conception accessible pour l’environnement bâti publiées par le Conseil canadien des normes. Au fil des ans, le SCC a été réceptif aux besoins d’accessibilité accrue et d’expansion de ses installations. À la suite de l’adoption de la Loi sur l’adéquation de la peine et du crime, LC 2009, c 29, les infrastructures ont été améliorées et 2700 nouveaux lits ont été ajoutés dans les établissements de tous les niveaux de sécurité.

[49] Les plans correctionnels sont adaptés à chaque détenu et sont basés sur une évaluation des risques et des besoins de ce dernier. L’évaluation débute au moment de l’admission et vise à déterminer la cote de sécurité appropriée du délinquant. De nombreux facteurs sont pris en considération.

[50] L’évaluation à l’admission vise notamment à déterminer la capacité du délinquant à effectuer des tâches dans la vie quotidienne. Les résultats de cette évaluation peuvent justifier des interventions supplémentaires pour répondre à des besoins en matière de mobilité, d’accessibilité et de santé. Les délinquants plus âgés font l’objet d’une réévaluation constante.

[51] Les plans correctionnels servent à faciliter la réinsertion du détenu dans la collectivité en temps opportun. Ils trouvent un équilibre entre les besoins du détenu et la protection de la société. Un plan correctionnel est un [traduction] « document vivant », qui est mis à jour au besoin.

[52] Le plan correctionnel permet une vaste gamme d’interventions en vue de la réadaptation et de la réinsertion du détenu dans la collectivité. Il peut toucher à l’emploi, aux soins de santé mentale, aux programmes correctionnels, à l’éducation, aux programmes sociaux, à la formation professionnelle et aux services aux Autochtones. L’âge du détenu est expressément pris en compte. Le SCC a élaboré la Trousse de ressources sur les délinquants vieillissants, qui fournit des lignes directrices que les membres de son personnel doivent suivre lorsqu’ils travaillent avec les détenus âgés et vieillissants.

[53] Les programmes correctionnels se présentent sous diverses formes et tailles et reposent sur des études psychologiques et des approches cognitivo‑comportementales. Ils aident les détenus à identifier les comportements problématiques et sont établis en fonction de la cote de sécurité, du sexe et de l’appartenance autochtone du détenu ainsi que d’autres facteurs. Le SCC a également des options de programmes pour les détenus âgés et essaie de leur offrir du travail et des activités sociales [traduction] « adaptés à leurs capacités ».

[54] Le SCC s’efforce d’assurer un environnement exempt d’agression et de harcèlement. Il s’appuie sur les observations du personnel et les renseignements recueillis auprès des détenus pour orienter ses pratiques de [traduction] « sécurité dynamique ».

[55] Les conflits sont gérés tout au long de la peine des détenus. Dès l’admission, le SCC essaie d’identifier les détenus incompatibles. Les détenus peuvent également signaler des incompatibilités. Lorsque des conflits surviennent, plusieurs stratégies peuvent être utilisées pour y faire face. Ces stratégies comprennent la résolution de conflits, les transfèrements, les logements séparés et la prise de précautions supplémentaires lorsque des détenus incompatibles relèvent du même bureau de libération conditionnelle. Des accusations d’infraction disciplinaire ou même des accusations criminelles peuvent aussi être portées. Lorsqu’il n’existe aucune solution de rechange raisonnable, un détenu peut être placé dans une unité d’intervention structurée.

[56] M. Belhumeur estime qu’environ 34 916 détenus (anciens détenus et détenus actuels confondus) ont eu 50 ans ou plus à un certain moment pendant leur incarcération.

(3) Le témoignage de M. Carson Gaudet

[57] M. Gaudet est le directeur des Services de santé de la région des Prairies depuis septembre 2019. Il a entamé sa carrière au SCC en 2010 en tant qu’infirmier. Il a joué divers rôles dans le domaine des soins de santé, tant dans la prestation que la gestion des services de santé.

[58] Aux termes de l’article 86 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20, le SCC doit veiller à ce que chaque détenu reçoive les soins de santé essentiels et qu’il ait accès, dans la mesure du possible, aux soins de santé non essentiels. Au sens de l’article 85, les soins de santé comprennent les soins médicaux, les soins dentaires et les soins de santé mentale, fournis conformément aux normes professionnelles applicables.

[59] Le mot « essentiels » est défini dans le Cadre national relatif aux soins de santé essentiels du SCC. L’uniformité des soins de santé dans l’ensemble des installations du SCC est une considération importante. Les articles et les services essentiels sont ceux qui sont habituellement offerts dans les systèmes publics des provinces et territoires. Les articles non essentiels sont ceux qui ne sont pas couverts par la majorité des systèmes de soins de santé provinciaux et territoriaux. Les détenus peuvent acheter des articles non essentiels avec leur propre argent, et le SCC aide à la coordination de ces achats.

[60] Les articles et services de soins de santé sont classés comme étant « approuvés », « non approuvés » et « sur autorisation spéciale ». Les articles approuvés sont régulièrement offerts dans les établissements, alors que les articles et les services « sur autorisation spéciale » peuvent être obtenus seulement avec l’autorisation du gestionnaire régional des Services cliniques du SCC.

[61] Le SCC exploite divers centres de soins de santé dans l’ensemble du pays, dont des établissements de soins primaires, des hôpitaux, des cliniques de santé mentale et des unités psychiatriques. Les détenus peuvent recevoir des soins dans la collectivité lorsque leurs besoins individuels et les capacités du SCC le justifient.

[62] Dans les établissements du SCC, les soins de santé sont fournis par des équipes multidisciplinaires. La composition de ces équipes varie d’un établissement à l’autre et en fonction des besoins du détenu. Les professionnels de la santé qui travaillent dans les établissements du SCC ne sont pas des employés de ce dernier. Le SCC conclut des contrats avec des professionnels individuels agréés et régis par leur province respective.

[63] Les professionnels de la santé qui travaillent dans les établissements du SCC jouissent d’une autonomie clinique. Le SCC ne joue aucun rôle dans la prise des décisions relatives aux traitements. Cependant, le SCC a effectivement l’obligation de veiller à ce que les détenus aient accès aux soins médicaux et reçoivent tout traitement qui leur est prescrit.

[64] Au moment de leur admission, les détenus font l’objet d’une évaluation de santé obligatoire au premier jour, effectuée habituellement par une infirmière ou un infirmier. L’objectif de cette évaluation est de comprendre l’état de santé physique et mentale du détenu et de déterminer les besoins auxquels le SCC doit répondre.

[65] Les détenus peuvent également solliciter eux‑mêmes des soins médicaux. Ces demandes sont examinées et classées par ordre de priorité en fonction de leur niveau d’urgence. Les membres du personnel du SCC peuvent présenter une demande au nom d’un détenu. Les centres de soins primaires situés dans les établissements du SCC peuvent offrir des heures de consultation sans rendez‑vous.

[66] Les détenus qui sont aiguillés vers des services de soins de santé sont assujettis aux mêmes temps d’attente que les personnes vivant dans la collectivité et ces délais sont indépendants de la volonté du SCC. Lorsqu’ils sont aiguillés vers un professionnel dans la collectivité, les détenus sont assujettis aux procédures et aux listes d’attente de celui‑ci.

[67] Le SCC offre une assurance‑médicaments aux détenus au moyen de son Formulaire national. Ce formulaire comprend une liste des soins médicaux essentiels que le SCC finance. Cette liste est censée correspondre aux autres listes en vigueur au pays, comme celles des provinces, des Forces armées canadiennes et des Anciens Combattants. Les médicaments qui ne figurent pas sur cette liste peuvent être demandés, et ces demandes sont approuvées lorsque le besoin clinique est démontré.

(4) Le témoignage du parajuriste principal

[68] Dans son affidavit, le parajuriste principal du Bureau régional des Prairies du ministère de la Justice a joint les dossiers médicaux caviardés du demandeur de 2011 à aujourd’hui que détient le SCC. Il a aussi joint les Directives du commissaire régissant le processus de règlement des plaintes et griefs des détenus.

(5) Le contre‑interrogatoire du demandeur

[69] Pendant de nombreuses années, le demandeur a vécu dans des unités hébergeant à la fois des détenus jeunes et âgés. Le demandeur affirme qu’il [traduction] « s’est battu ardemment » pour que des unités soient réservées aux détenus âgés et se plaint du fait que les promesses à cet égard n’ont pas été honorées. Toutefois, en contre‑interrogatoire, il a déclaré ce qui suit :

[traduction]

[...] Je pense que nous sommes rendus à un point où l’unité sera réservée exclusivement aux détenus de 50 ans ou plus. Je félicite donc le Service correctionnel du Canada, qui a ainsi mis à l’aise de nombreux détenus [âgés] dans cette unité [...]

[70] Le demandeur a déposé plusieurs griefs au moyen de la procédure interne du SCC. Il n’a jamais sollicité le contrôle judiciaire des décisions par lesquelles ces griefs ont été rejetés. Il n’a jamais fait non plus de signalement à un collège des médecins et chirurgiens à l’égard d’un médecin lui ayant fourni des soins médicaux.

III. Questions en litige

[71] La Cour doit décider si le demandeur a satisfait aux cinq conditions d’autorisation de la présente instance comme recours collectif (paragraphe 334.16(1) des Règles), c’est‑à‑dire qu’elle doit répondre aux questions suivantes :

  1. Les actes de procédure révèlent‑ils une cause d’action valable?

  2. Existe‑t‑il un groupe identifiable formé d’au moins deux personnes?

  3. Les réclamations des membres du groupe soulèvent‑elles des points de droit ou de fait communs?

  4. Le recours collectif est‑il le meilleur moyen de régler le litige?

  5. BW est‑il un représentant demandeur convenable pour le groupe?

IV. Analyse

A. Les actes de procédure révèlent‑ils une cause d’action valable?

[72] L’instruction d’un procès requiert du demandeur qu’il allègue des faits matériels suffisamment précis à l’appui de la déclaration et de la mesure sollicitée (Mancuso c Canada (Santé Nationale et Bien‑être Social), 2015 CAF 227 [Mancuso] au para 16). Les actes de procédure jouent un rôle important pour aviser les intéressés et définir les questions à trancher. La Cour et les parties adverses n’ont pas à émettre des hypothèses sur la façon dont les faits pourraient être organisés différemment pour appuyer diverses causes d’action. Si la Cour autorisait les parties à avancer de simples affirmations de fait, ou de simples conclusions de droit, les actes de procédure ne rempliraient pas le rôle qui leur revient, soit celui de cerner les questions en litige (Mancuso, aux para 16‑17).

[73] Le demandeur doit énoncer, avec concision, mais suffisamment de précision, les éléments constitutifs de chacun des moyens de droit ou de fait soulevé. L’acte de procédure doit indiquer au défendeur par qui, quand, où, comment et de quelle façon sa responsabilité a été engagée. Le demandeur ne peut déposer des actes de procédures qui ne sont pas suffisants et ensuite compter sur le défendeur pour présenter une demande de précisions, pas plus qu’il ne peut les compléter au moyen de précisions visant à les rendre suffisants (Mancuso, aux para 19 et 20).

[74] Les règles normales relatives aux actes de procédure s’appliquent avec le même poids à un recours collectif envisagé. La Cour doit considérer l’acte de procédure tel qu’il a été rédigé, et non pas de la façon dont il pourrait être rédigé. L’ouverture d’un recours collectif envisagé est une affaire très sérieuse qui peut affecter les droits d’un grand nombre des membres du groupe ainsi que les responsabilités et les intérêts des défendeurs. La conformité aux Règles n’est pas sans importance ou optionnelle, elle est en vérité obligatoire et essentielle (Merchant Law Group c Canada Agence du revenu, 2010 CAF 184 au para 40).

(1) La déclaration modifiée

[75] La déclaration initiale du demandeur était très générale. Elle soulevait diverses causes d’action, dont la négligence, le manquement à une obligation fiduciaire, les atteintes à l’article 7 et au paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982, c 11 [la Charte], de même que la violation des droits analogues enchâssés dans la Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c C‑12 du Québec.

[76] À la suite de l’arrêt rendu par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Canada (Procureur général) c Nasogaluak, 2023 CAF 61 [Nasogaluak CAF], le demandeur a considérablement modifié la déclaration pour tenir compte des éléments plaidés approuvés dans l’arrêt en question. Le demandeur s’est désisté des demandes relatives au manquement à une obligation fiduciaire (voir Nasogaluak CAF, aux para 54‑66) et à la Charte des droits et libertés de la personne du Québec.

[77] À l’instar du nouvel acte de procédure modifié dans l’affaire Araya, la déclaration modifiée en l’espèce se limite aux allégations de négligence systémique et d’atteintes à l’article 7 et au paragraphe 15(1) de la Charte.

[78] Les sévices contre les détenus âgés, tels qu’ils sont définis au paragraphe 47 de la déclaration modifiée, sont les suivants :


 

[traduction]

  • a)les voies de fait, les coups, l’usage du gaz poivré et tout autre recours à la force contre les détenus âgés, sans justification;

  • b)les violences et les injures à l’endroit des détenus âgés;

  • c)le fait de renvoyer les détenus âgés à l’isolement cellulaire ou de les placer dans des unités d’intervention structurées plutôt que d’assurer leur protection par d’autres moyens;

  • d)la tolérance ou la perpétration de voies de fait ou de sévices de nature physique, émotionnelle et psychologique envers les détenus âgés, en mettant ceux‑ci dans des situations où ils risquent de subir des voies de fait ou des sévices de la part de jeunes détenus, et

  • e)le fait d’encourager de jeunes détenus à agresser les détenus âgés ou à commettre des actes de violence directe à leur endroit ou de ne pas intervenir quand ces agressions ou actes de violence se produisent.

[79] L’inaccessibilité des soins de santé est décrite au paragraphe 49 de la déclaration modifiée de la manière suivante :

[traduction]

  • a)Le SCC tarde souvent à fournir des services ou produits de soins de santé aux détenus âgés, ou refuse de le faire, même lorsqu’un professionnel de la santé les a prescrits ou les a autrement recommandés à des membres du groupe, y compris lorsqu’ils sont désignés comme « approuvés » selon le Cadre national relatif aux soins de santé essentiels ou qu’ils sont spécialement autorisés pour les membres du groupe;

  • b)Le SCC s’attend à ce que les membres du groupe financent eux‑mêmes les services ou produits de soins de santé dont ils ont besoin et qui ne sont pas désignés comme étant « approuvés » dans son Cadre national relatif aux soins de santé essentiels; et

  • c)Le SCC limite le revenu touché par les détenus à 6,90 $ par jour depuis 1981. Comme le SCC n’offre pas de possibilités d’emploi adaptées aux détenus âgés, les membres du groupe sont souvent sans emploi, de sorte que leur revenu quotidien est limité à 2,50 $. Compte tenu de l’appauvrissement imposé par le SCC, les détenus âgés ne peuvent pas accéder aux services ou produits de soins de santé dont ils ont besoin : ils ne peuvent pas se procurer de services ou produits qui ne sont pas désignés comme « approuvés » ou que le SCC tarde à leur offrir ou refuse de leur offrir.

[80] La déclaration modifiée comporte une définition exhaustive de la discrimination fondée sur l’âge. Selon le paragraphe 44 de l’acte de procédure, cette discrimination comprend les éléments suivants :

[traduction]

  1. le SCC omet de mettre en œuvre des procédures et des politiques qui tiennent compte de la vulnérabilité et des besoins uniques des membres du groupe et omet de prendre des mesures d’adaptation à cet égard;

  2. il n’offre pas de programmes éducatifs, correctionnels et professionnels et de programmes de réadaptation qui tiennent compte de la vulnérabilité et des besoins des membres du groupe;

  3. il omet de mettre en œuvre des procédures, des politiques et des programmes pour contrer les effets de l’institutionnalisation;

  4. il contraint le demandeur et les membres du groupe à effectuer un travail nuisible à leur santé physique et mentale compte tenu de leur état de santé et des déficiences en découlant, notamment par les moyens suivants :

  1. il exerce des pressions économiques en refusant d’accorder une allocation quotidienne adéquate aux membres du groupe qui ne peuvent pas travailler;

  2. il exerce des pressions sociales au moyen des commentaires et des propos formulés par son personnel à l’intention des membres du groupe et en omettant d’offrir des programmes de réadaptation de rechange durant les heures de travail;

  1. il ne fournit pas de lignes directrices et de programmes permanents qui favorisent la réadaptation des membres du groupe et leur réinsertion dans la collectivité;

  2. il omet de s’attaquer aux problèmes de harcèlement, de brutalité, d’intimidation, d’agression et de voies de fait que font subir aux membres du groupe les jeunes détenus, dotés de meilleures capacités physiques;

  3. il omet de fournir aux membres du groupe des mesures de soutien et des traitements adéquats en matière de santé mentale, ou n’en fournit pas du tout, pour le préjudice qu’ils subissent en tant que victimes des actes commis par les autres détenus;

  4. il fait usage d’une force et de méthodes de contrainte physique qui sont disproportionnées par rapport à la menace que posent les membres du groupe;

  5. il n’établit pas des processus de plainte adéquats qui permettraient au demandeur et aux membres du groupe de signaler des cas de harcèlement, de brutalité, d’intimidation, d’agression et de voies de fait commis par les autres détenus;

  6. il omet de fournir les soins médicaux et les accessoires de bien‑être dont les détenus âgés ont besoin en raison de leur âge et de leurs déficiences;

  7. il n’offre pas un accès égal à la cantine et aux boissons et aux aliments optionnels, en raison des actes de harcèlement, de brutalité, d’intimidation, d’agression et de voies de fait commis par les autres détenus contre le demandeur et les membres du groupe;

  8. il n’adapte pas les pénitenciers à la vulnérabilité et aux besoins propres au demandeur et aux membres du groupe :

  1. il n’offre pas un accès adéquat aux fauteuils roulants et aux autres appareils de soutien à la mobilité;

  2. il n’offre pas de boutons d’urgence et d’alerte médicale dans les cellules des membres du groupe;

  3. il conçoit des installations communautaires qui sont inaccessibles ou inadaptées aux membres du groupe;

  4. il ne gère pas les installations extérieures de manière à les rendre sécuritaires pour les membres du groupe;

  5. il oblige les membres du groupe à occuper les lits du haut malgré leurs déficiences physiques;

  1. il omet de fournir au demandeur et aux membres du groupe l’aide médicale appropriée, notamment des physiothérapeutes et des spécialistes en médecine gériatrique;

  2. il omet de fournir des médicaments anti‑douleur au demandeur et aux membres du groupe;

  3. il omet de surveiller, d’évaluer et de traiter les maladies et les déficiences liées à l’âge, comme la démence et l’Alzheimer, ou ne le fait pas adéquatement;

  4. il ne forme ni ne supervise correctement son personnel en ce qui a trait à la vulnérabilité et aux besoins propres au demandeur et aux membres du groupe;

  5. il omet d’examiner et d’évaluer les membres du groupe pour voir si, compte tenu de leur âge ou de leurs déficiences, il conviendrait d’utiliser des moyens d’incarcération moins restrictifs sans compromettre la protection du public;

  6. il omet d’instaurer ou d’offrir des programmes et des activités adaptés à l’âge des membres du groupe;

  7. il insiste pour administrer des soins de fin de vie au sein du système carcéral; malgré les lacunes suivantes :

  1. les membres de son personnel ne sont pas formés adéquatement, ou ne sont pas formés tout court, pour offrir des soins de fin de vie; et

  2. les membres de son personnel et les membres du groupe n’ont pas accès à l’équipement médical et aux fournitures médicales nécessaires à la prestation de soins de fin de vie; et

  1. il omet de gérer, d’exploiter, de financer, de doter en personnel ou d’équiper autrement les installations communautaires de manière à tenir compte de la vulnérabilité et des besoins propres aux membres du groupe;

[81] Dans leur plaidoirie, les avocats du demandeur ont admis que le fait d’exiger du défendeur qu’il réponde à chaque affirmation contenue dans la définition exhaustive de la discrimination fondée sur l’âge pourrait rendre l’instance lourde et impossible à gérer. À la fin de l’audience, le demandeur a présenté une ébauche de la nouvelle déclaration modifiée exempte de tous les renvois à la discrimination fondée sur l’âge. Les avocats du défendeur ne se sont pas opposés à ce que la Cour examine la nouvelle déclaration modifiée proposée.

[82] Les renvois à la discrimination fondée sur l’âge ayant été supprimés, la déclaration se limite à une demande d’indemnisation pour les sévices contre les détenus âgés, au sens du paragraphe 47, et l’inaccessibilité des soins de santé, au sens du paragraphe 49. À cet égard, l’acte de procédure ressemble davantage à celui que notre Cour a approuvé dans la décision Nasogaluak c Canada (Procureur général), 2021 CF 656 [Nasogaluak CF], modifié en conformité avec les motifs formulés par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Nasogaluak CAF. Sa structure est également semblable à celle de l’acte de procédure ayant mené à l’autorisation du recours collectif dans l’affaire Araya.

(2) La négligence systémique

[83] Le demandeur veut obtenir réparation au nom du groupe envisagé pour ce qui suit : a) le recours inutile à la force; b) les injures et actes de violence verbaux; c) le renvoi injustifié en isolement; d) les agressions et sévices de nature physique, émotionnelle et psychologique commis par les jeunes détenus (déclaration modifiée, au para 47). Des mesures de redressement sont également sollicitées au titre de l’incapacité des détenus âgés d’obtenir des fournitures médicales et des médicaments prescrits ou recommandés (déclaration modifiée, au para 49). Le demandeur soutient que la prévention de ces transgressions civiles entre dans le champ d’application de l’obligation reconnue imposée aux autorités pénitentiaires, soit celle de prendre des précautions envers ceux qui sont confiés à leur charge (renvoyant à MacLean c R, [1973] RCS 2 [MacLean] aux p 6‑7).

[84] Le défendeur soutient que la déclaration modifiée contient des simples affirmations, des conclusions de droit, des suppositions et des allégations sans fondement. Le demandeur allègue que les détenus âgés ont subi de vastes formes variées de sévices ou qu’ils sont incapables de recevoir des soins de santé adéquats, mais l’acte de procédure ne comporte aucun fait substantiel permettant d’étayer ces allégations. Le défendeur fait aussi remarquer que l’accès aux professionnels de la santé peut être limité en raison des temps d’attente et des autres obstacles qui affligent également la population canadienne en général, et que ces éléments sont indépendants de la volonté du SCC.

[85] La déclaration modifiée dans la présente affaire ressemble énormément à celle qui a été déposée dans l’affaire Nasogaluak CF, modifiée en conformité avec les motifs énoncés par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Nasogaluak CAF. Les allégations qui suivent sont tirées presque textuellement de l’acte de procédure déposé dans l’affaire Nasogaluak CF, sous réserve des modifications apportées en fonction de la situation des membres du groupe envisagé en l’espèce :

[traduction]

Négligence

67. Le défendeur a une obligation de diligence envers les membres du groupe en tant que personnes incarcérées.

[…]

71. Le défendeur, que ce soit directement ou par l’intermédiaire du personnel du SCC, avait un lien de proximité avec les membres du groupe parce que c’est lui qui exploitait les établissements du SCC durant la période visée par le recours collectif. En raison de sa conduite dans l’exploitation des établissements du SCC, du contrôle exercé sur les activités du personnel du SCC, de sa prise en charge et de la garde des détenus âgés ainsi que des pouvoirs et des responsabilités qui lui sont confiés par le législateur à l’égard de ces questions, le défendeur et le personnel du SCC avaient un lien de proximité avec les membres du groupe.

72. Durant la période visée par le recours collectif, les membres du groupe relevaient de la garde et du contrôle du SCC ainsi que de son personnel pendant leur séjour dans les établissements du SCC et s’attendaient à ne pas recevoir du défendeur un traitement qui leur causerait des préjudices physiques ou émotionnels.

73. Le défendeur savait ou aurait dû savoir que le financement, la surveillance, la gestion, la supervision, le contrôle, le maintien et le soutien des établissements du SCC pourraient causer et causeraient aux membres du groupe des préjudices physiques et émotionnels ouvrant droit à une indemnisation. Le défendeur était précisément au courant des préjudices effectivement causés aux membres du groupe, étant donné les rapports internes, les informations circulant dans la collectivité, les plaintes déposées par des membres du groupe et d’autres formes d’examen public visant les cas de négligence et les manquements dont il est question dans la présente instance.

74. Le défendeur savait ou aurait dû savoir que son omission de faire preuve de diligence raisonnable […] pour prévenir [...] les sévices contre les détenus âgés et l’inaccessibilité des soins de santé causerait des préjudices aux membres du groupe.

75. Le défendeur savait ou aurait dû savoir que son omission de veiller à ce que les établissements et les membres du personnel du SCC appliquent aux détenus âgés les mêmes normes qu’aux jeunes détenus causerait un préjudice aux membres du groupe.

76. Subsidiairement, le défendeur savait ou aurait dû savoir que son omission de veiller à ce que les établissements et les membres du personnel du SCC appliquent des normes adaptées à la vulnérabilité et aux besoins particuliers des détenus âgés causerait un préjudice aux membres du groupe.

77. Les membres du groupe s’attendaient raisonnablement à ce que le SCC exploite ses établissements d’une manière essentiellement similaire en ce qui concerne les soins offerts, le contrôle exercé et la supervision dispensée aux jeunes détenus durant la période visée par le recours collectif.

78. Le Canada avait l’obligation d’établir, de financer et d’exploiter les installations du SCC en faisant preuve de diligence raisonnable, ce qui comprend les mesures suivantes :

a. établir, mettre en œuvre et appliquer des politiques et procédures appropriées pour veiller à ce que les membres du groupe ne subissent pas de sévices physiques, émotionnels et psychologiques (c’est‑à‑dire les sévices contre les détenus âgés), et qu’ils puissent accéder librement aux soins de santé (c’est‑à‑dire l’inaccessibilité des soins de santé);

b. établir, mettre en œuvre et appliquer des politiques et procédures appropriées pour veiller à ce que les membres du groupe ne subissent pas de préjudice inutilement ou de façon inacceptable durant leur incarcération;

c. faire en sorte que les membres du personnel du SCC, qui sont les agents du défendeur, possèdent les connaissances, les titres professionnels et la formation nécessaires pour s’acquitter de leurs obligations en emploi sans causer de préjudices physiques, émotionnels ou psychologiques aux membres du groupe;

d. mener des enquêtes, trancher des différends et, au besoin, transmettre aux organismes d’application de la loi compétents toute plainte formulée par un membre du groupe en raison de sévices physiques ou émotionnels;

e. surveiller les actes et les comportements des membres du personnel du SCC de manière à protéger les membres du groupe des sévices contre les détenus âgés et d’autres actes de brutalité;

f. agir en temps opportun et de manière concertée, notamment en établissant et en appliquant des politiques et des procédures qui permettent d’éviter la répétition de sévices contre les détenus âgés;

g. s’acquitter de toute autre obligation que le demandeur peut recommander et que la Cour peut envisager.

[86] Dans l’affaire Araya, la nouvelle déclaration modifiée contient un libellé très semblable (voir le para 89). La structure des actes de procédure est globalement semblable : dans la déclaration modifiée en l’espèce, on présente les faits substantiels issus de l’expérience vécue personnellement par BW à l’Établissement de Mission et on les extrapole à l’ensemble des membres du groupe. Les allégations contenues dans la déclaration modifiée comportent moins de précisions que celles formulées dans l’affidavit de BW, comme je les ai résumées aux paragraphes 9 à 16 ci‑dessus, mais il est possible de remédier à cette situation en procédant à une modification de l’acte de procédure ou en déposant une requête conformément au paragraphe 181(2) des Règles.

[87] Comme je l’ai fait remarquer au paragraphe 88 de la décision Araya, la portée de l’obligation de diligence reconnue par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt MacLean reste irrésolue (Nasogaluak CAF, aux para 46 et 49). En outre, les recours collectifs envisagés dans les affaires Nasogaluak CAF et Canada c Greenwood, 2021 CAF 186 [Greenwood CAF], de même que plusieurs autres recours collectifs envisagés ont été autorisés sur la base d’allégations qui s’étendaient sur de nombreuses années et qui concernaient divers préjudices subis dans une foule de contextes différents (par exemple, Merlo c Canada, 2017 CF 51; Tiller c Canada, 2019 CF 895; Ross et al v Her Majesty the Queen (décision non publiée, 18 juin 2018, dossier no T‑370‑17); Heyder c Canada (Procureur général), 2019 CF 1477). Il ressort de plus en plus clairement de la jurisprudence de notre Cour et de la Cour d’appel fédérale que la nature systémique de la faute alléguée ne fera pas obstacle à l’autorisation (Araya, au para 93).

[88] De façon générale, les retards dans l’accès aux soins de santé qui peuvent être attribués aux délais d’attente provinciaux ou à d’autres obstacles auxquels la population canadienne est généralement confrontée peuvent être invoqués par le SCC comme moyens de défense à l’égard de certaines allégations contenues dans la déclaration modifiée dans des cas particuliers. Cette question doit être tranchée dans le cadre d’évaluations individuelles des dommages‑intérêts après la tenue d’un procès sur les questions communes, dans l’éventualité où celles‑ci sont tranchées contre le défendeur.

[89] Lorsque j’applique l’analyse effectuée aux paragraphes 81 à 93 de la décision Araya, conjointement avec les arrêts Nasogaluak CAF et Greenwood CAF, à l’étape de l’examen préliminaire d’une requête en autorisation, je constate qu’il n’est pas évident et manifeste que la déclaration modifiée ne révèle pas de cause d’action valable fondée sur la négligence systémique.

(3) L’article 7 et le paragraphe 15(1) de la Charte

[90] Dans l’arrêt Nasogaluak CAF, la Cour d’appel fédérale a confirmé que la déclaration révélait une cause d’action valable fondée sur l’article 7 de la Charte et a souligné que la réclamation fondée sur le paragraphe 15(1) était en grande mesure invoquée conjointement avec celle qui reposait sur l’article 7 (aux para 67‑68, 78). La Cour d’appel s’est reportée précisément aux paragraphes 1d), 1f), 1g), 15, 23 à 24, 62 à 66 et 70 de la déclaration déposée par le demandeur dans cette affaire. Ces paragraphes sont reproduits presque textuellement dans la déclaration modifiée déposée par le demandeur en l’espèce, à l’exception des modifications apportées pour tenir compte de la situation propre au groupe envisagé :

[traduction]

A. MESURES DE RÉPARATION DEMANDÉES :

1. 1. Le demandeur réclame ce qui suit, en son propre nom et au nom du groupe (défini ci‑dessous) :
[…]

f. un jugement déclarant que le Canada et ses agents ont violé et continuent de violer de façon systémique l’article 7 et le paragraphe 15(1) de la Charte d’une manière qui ne peut se justifier aux termes de l’article premier de la Charte dans le cadre d’une société libre et démocratique;

i. un jugement déclarant que le Canada doit verser des dommages‑intérêts au titre du paragraphe 24(1) de la Charte pour des violations de l’article 7 et du paragraphe 15(1) de la Charte relativement à des actes commis par le personnel du SCC;

j. des dommages‑intérêts généraux se chiffrant à plus de 50 000 $;

k. des dommages‑intérêts spéciaux se chiffrant à plus de 50 000 $;

l. des dommages‑intérêts au titre du coût des soins futurs se chiffrant à plus de 50 000 $;

m. des dommages‑intérêts au titre de la perte de revenu ou de capacité de gagner un revenu, passée ou future, se chiffrant à plus de 50 000 $;

n. des dommages punitifs, exemplaires et/ou majorés se chiffrant à plus de 50 000 $;

[…]

38. En pratique, le SCC contrevient régulièrement à son mandat de traiter les détenus âgés sans discrimination. Le personnel du SCC exerce régulièrement de la discrimination contre les détenus âgés, plus particulièrement en leur infligeant des sévices physiques, émotionnels et psychologiques, que ce soit en ayant recours à une force excessive et inutile à leur endroit, en leur adressant des propos haineux ou en permettant aux autres détenus de le faire ainsi qu’en appliquant des politiques et pratiques discriminatoires qui entraînent un désavantage systémique pour les détenus âgés, tel qu’il est décrit ci‑après,

[…]

47. Durant leur incarcération, les membres du groupe sont régulièrement soumis à des sévices physiques, émotionnels et psychologiques de la part du personnel du SCC et des jeunes détenus. Exemples courants de mauvais traitements (les sévices contre les détenus âgés) :

[…]

48. Les jeunes détenus ne subissent pas les mêmes sévices physiques, émotionnels et psychologiques que les membres du groupe.

[…]

83. L’article 7 de la Charte énonce que chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne, et qu’il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

84. En tant que représentant de l’État, le défendeur avait et a toujours des obligations à respecter, conformément à la Charte, envers les membres du groupe.

85. La fréquence, la durée et la gravité des agissements dont sont victimes les membres du groupe aux mains du défendeur et de ses agents, décrits ci‑dessus, mettent en jeu les droits à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne qui sont garantis par la Charte. Cette conduite fautive porte atteinte aux droits des membres du groupe à la vie, la liberté et la sécurité de leur personne qui sont garantis par la Charte.

86. Le recours généralisé à une force excessive de la part du personnel du SCC à l’endroit des membres du groupe est arbitraire et grandement disproportionné au regard des fins auxquelles est destinée l’utilisation de la force en détention. Il n’est conforme à aucun principe de justice fondamentale.

87. Les nombreux sévices contre les détenus âgés sont arbitraires et grandement disproportionnés au regard de l’objet et des principes sous‑tendant l’incarcération des membres du groupe tels qu’ils sont énoncés dans la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition (la LSCMLC), le Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition (le RSCMLC) et dans d’autres textes, tel qu’il est décrit ci‑dessus aux paragraphes 27 à 33.

89. Selon le paragraphe 15(1) de la Charte, la loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

90. En raison de la conduite du défendeur, dont les sévices contre les détenus âgés, les membres du groupe sont traités différemment des jeunes détenus et moins bien qu’eux. Cette différence de traitement se fonde sur les motifs énumérés qui sont précisés dans le paragraphe précédent.

91. Compte tenu de ce qui précède, les membres du groupe ont subi de la discrimination fondée, notamment, sur leur âge et sur leurs déficiences mentales ou physiques. Le défendeur a eu une conduite discriminatoire en soi, de même que dans ses effets et son application. Les actes suivants, notamment, sont reprochés au Canada :

a. le défendeur a permis au personnel du SCC de cibler des détenus âgés pendant leur incarcération;

b. le défendeur a permis au personnel du SCC de faire un usage excessif de la force à l’encontre des détenus âgés;

c. le défendeur a permis au personnel du SCC de se livrer à des sévices contre les détenus âgés;

d. le défendeur a permis au personnel du SCC de perpétuer l’inaccessibilité des soins de santé; et

e. le défendeur a fait montre de négligence, d’insouciance ou d’aveuglement volontaire contre les membres du groupe, ou a délibérément accepté ou favorisé activement les sévices contre les détenus âgés et l’inaccessibilité des soins de santé;

92. Rien ne justifie, dans le cadre d’une société libre et démocratique, les atteintes du défendeur aux droits garantis à l’article 7 et au paragraphe 15(1) de la Charte.

[91] Les préjudices qu’auraient subis les membres du groupe envisagé sont décrits en détail au paragraphe 95 de la déclaration modifiée et sont essentiellement les mêmes qu’au paragraphe 72 de la déclaration examinée par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Nasogaluak CAF et qu’au paragraphe 80 de l’acte de procédure dans l’affaire Araya.

[92] Peu de choses permettent de distinguer les éléments plaidés en l’espèce de ceux qui ont été approuvés par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Nasogaluak CAF. Les éléments plaidés dans l’affaire Araya sont semblables. Dans tous ces recours collectifs envisagés, le représentant demandeur décrit sa propre expérience, puis formule des allégations générales au nom de l’ensemble du groupe proposé concernant la négligence systémique et les violations de la Charte.

[93] Encore une fois, les retards dans l’accès aux soins de santé qui peuvent être attribués aux délais d’attente provinciaux ou à d’autres obstacles auxquels la population canadienne est généralement confrontée peuvent servir de moyens de défense pour le SCC contre certaines allégations contenues dans la déclaration modifiée dans certains cas. Cette question doit être tranchée dans le cadre d’évaluations individuelles des dommages‑intérêts après la tenue d’un procès sur les questions communes, dans l’éventualité où celles‑ci sont tranchées contre le défendeur.

[94] Lorsque j’applique l’analyse effectuée aux paragraphes 95 à 105 de la décision Araya, conjointement avec l’arrêt Nasogaluak CAF, à l’étape de l’examen préliminaire d’une requête en autorisation, je constate qu’il n’est pas évident et manifeste que la déclaration modifiée omet de révéler des causes d’action valables fondées sur l’article 7 et le paragraphe 15(1) de la Charte.

B. Existe‑t‑il un groupe identifiable formé d’au moins deux personnes?

[95] Pour que la condition relative à l’existence d’un « groupe identifiable » soit remplie, il faut que la preuve établisse un certain fondement factuel permettant une définition objective du groupe qui a un lien rationnel avec le litige, mais ne dépend pas de l’issue de ce dernier (Nasogaluak CAF, au para 84, citant Greenwood CAF, au para 168).

[96] Le défendeur affirme que la définition du groupe envisagé est inutilement large et qu’elle n’est pas suffisamment objective pour permettre aux détenus âgés de savoir s’ils sont visés par le groupe. Le terme [traduction] « sévices » n’est pas défini. L’expression [traduction] « sévices contre les détenus âgés » est censée englober les [traduction] « sévices physiques, émotionnels et psychologiques », ce qui ne facilite aucunement la compréhension. Aucune précision n’est fournie pour distinguer les différents types de sévices allégués.

[97] Selon le défendeur, le demandeur a omis de présenter des éléments de preuve à l’appui de toute expérience ou action commune à chacun des membres du groupe envisagé, mis à part le fait de leur incarcération. La définition du groupe envisagé exclut les interventions du SCC qui sont adaptées à la situation et aux besoins d’un délinquant particulier, la variété des contextes institutionnels et des niveaux de sécurité du SCC ou l’évolution des politiques, procédures et activités au cours des quarante dernières années. Le défendeur soutient donc qu’il n’y a aucun lien rationnel entre les causes d’action alléguées et la myriade de décisions prises par les représentants du SCC qui pourraient avoir touché les membres du groupe.

[98] Le défendeur fait valoir que le fait de simplement adapter la définition du groupe tirée de l’arrêt Nasogaluak CAF ne donne pas lieu à un groupe identifiable objectif en l’espèce. Les allégations en l’espèce sont plus subjectives et ont une portée moins définie. Le recours collectif autorisé dans l’arrêt Nasogaluak CAF comprend des personnes autochtones qui allèguent avoir fait l’objet du délit précis de voies de fait et non de sévices abstraits commis par divers acteurs, dont certains ne font pas partie du personnel du SCC. Les voies de fait commises dans le contexte d’une détention policière sont considérablement plus délimitées que les sévices commis dans un établissement du SCC au cours d’une peine de placement sous garde d’un détenu.

[99] Des objections à la définition du groupe envisagé de nature similaire ont été analysées aux paragraphes 87 et 88 de l’arrêt Nasogaluak CAF et aux paragraphes 109 à 115 de la décision Araya. Dans l’arrêt Nasogaluak CAF, la Cour d’appel fédérale a rejeté l’argument du défendeur selon lequel la définition du groupe, comme elle était formulée, n’était pas de nature objective, mais bien subjective. Après avoir analysé l’opportunité de définir un groupe d’après des réclamations, la Cour d’appel fédérale a conclu, au paragraphe 93, [traduction] « que la définition du groupe fondée sur des réclamations qui est appliquée dans la présente affaire est suffisamment objective eu égard aux buts visés par la définition du groupe ».

[100] Dans l’arrêt Nasogaluak CAF, la Cour d’appel fédérale a souligné que les objections du défendeur faisaient abstraction de la nature systémique et « descendante » de la thèse concernant l’affaire (au para 95). Il en va de même en l’espèce. Selon la déclaration modifiée, le SCC aurait créé ou toléré un système favorisant les sévices contre les détenus âgés et l’inaccessibilité des soins de santé. C’est seulement une fois que ce fait aura été établi qu’il sera possible de savoir si un membre particulier du groupe a été ou non victime de ce système.

[101] Bien que le terme « sévices » en l’espèce englobe un plus large éventail d’actes et d’omissions que les voies de fait alléguées dans l’affaire Nasogaluak CAF, il est suffisamment clair. Il est au moins aussi précis que les termes « harcèlement et intimidation » qui ont été approuvés dans l’arrêt Greenwood CAF. Il s’agit aussi d’un terme qui est susceptible d’être compris par les membres du groupe. Il en va de même pour l’expression « inaccessibilité des soins de santé ».

[102] Comme dans l’affaire Araya, le demandeur propose que la période visée par le recours collectif débute en 1982, le jour où l’article 7 et le paragraphe 15(1) de la Charte sont entrés en vigueur, et prenne fin à la date d’autorisation du présent recours collectif. Le témoignage d’expert présenté par le demandeur relativement aux difficultés subies depuis longtemps par les détenus âgés, appuyé par la preuve documentaire, suffit à établir un certain fondement factuel justifiant que la période visée par le recours collectif s’étende depuis l’entrée en vigueur de la Charte jusqu’à la date de l’autorisation du présent recours. La majeure partie des infrastructures carcérales, prétendument nuisibles au bien‑être des détenus âgés, existaient avant l’avènement de la Charte.

[103] Il importe de souligner, toutefois, que le paragraphe 15(1) de la Charte est entré en vigueur seulement le 17 avril 1985, soit trois années après la promulgation de la Charte (Loi constitutionnelle de 1982, art 32(2)). Il est bien établi que le paragraphe 15(1) ne peut être appliqué rétroactivement (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Taylor, 2007 CAF 349 au para 106).

[104] La garantie du droit à l’égalité réside au cœur des réclamations du demandeur fondées sur la Charte, et il est donc approprié de fixer le début de la période visée par le recours collectif au 17 avril 1985 pour le groupe. Le commentaire formulé par la Cour d’appel fédérale au paragraphe 97 de l’arrêt Nasogaluak CAF est aussi pertinent en l’espèce :

[traduction]

Il est vrai que la gestion du groupe, tel qu’il est défini, présentera probablement certains défis à cause de la longueur de la période visée par le recours collectif et du caractère disparate des lieux pertinents, mais il existe des techniques qui permettent d’y répondre : voir Rumley aux para 31‑32. En outre, l’ajout d’une condition dans la définition du groupe, soit que celui‑ci englobe seulement des membres encore en vie à la date de l’autorisation, devrait venir atténuer un peu la complexité.

[105] Il n’est ni nécessaire ni approprié de s’attarder aux délais de prescription ou aux interdictions légales relativement aux indemnités à l’étape de l’autorisation. Dans les cas où une question concernant la prescription nécessite une enquête factuelle, elle ne devrait pas être tranchée dans le cadre d’une requête en autorisation (Amyotrophic Lateral Sclerosis Society of Essex v Windsor (City), 2015 ONCA 572 au para 41).

[106] Dans leurs observations de vive voix, les avocats du demandeur ont admis que la définition du groupe envisagé devrait être révisée de manière à préciser que les services de soins de santé, les services médicaux ou les fournitures médicales doivent avoir été prescrits ou recommandés par un professionnel de la santé. Compte tenu de la longueur de la période visée par le recours collectif, ces services et fournitures ne devraient pas être limités par le Cadre national relatif aux soins de santé essentiels du SCC, qui est entré en vigueur le 23 juillet 2015.

[107] Grâce aux modifications apportées, le demandeur a établi un certain fondement factuel quant à l’existence d’un groupe identifiable formé d’au moins deux personnes, défini ainsi :

[traduction]

Toute personne vivante à la date de l’autorisation du présent recours collectif qui allègue avoir subi les préjudices suivants alors qu’elle était âgée de 50 ans ou plus et incarcérée dans un pénitencier fédéral durant la période visée par le recours collectif :

a) des sévices physiques, émotionnels ou psychologiques;

b) un préjudice physique ou psychologique découlant de l’impossibilité ou de l’interdiction d’accéder à des services de santé, de l’équipement médical ou des fournitures médicales approuvés ou spécialement autorisés qu’un professionnel de la santé avait prescrits ou recommandés, pendant une période de 30 jours ou plus;

c) un préjudice physique ou psychologique découlant de l’impossibilité de payer des services de santé, de l’équipement médical ou des fournitures médicales prescrits ou recommandés par un professionnel de la santé, pendant une période de 30 jours ou plus;

C. Les réclamations des membres du groupe soulèvent‑elles des points de droit ou de fait communs?

[108] Dans l’arrêt Nasogaluak CAF, au paragraphe 100, la Cour d’appel fédérale a repris les commentaires qu’elle avait formulés dans l’arrêt Greenwood CAF, au paragraphe 180 :

L’analyse qui permet de déterminer si un recours collectif proposé présente les questions communes nécessaires pour en justifier l’autorisation est téléologique. Elle examine les questions communes pour décider si elles constituent un élément essentiel des réclamations de chaque membre, et si leur examen commun permettra d’éviter la répétition dans l’appréciation des faits ou l’analyse juridique. Il n’est pas essentiel que les questions communes prédominent sur celles qui ne concernent qu’un membre, que les réponses à ces questions permettent d’établir la responsabilité ou que les membres du groupe soient dans une situation identique par rapport aux questions communes. L’existence des questions communes sera confirmée si elles permettent de faire avancer les réclamations des membres du groupe, ce qui sera le cas à moins que des questions individuelles aient une importance beaucoup plus grande […]

[109] Le demandeur énonce les questions de droit ou de fait communes suivantes :

[traduction]

1. Du fait de sa gestion du SCC ou du fonctionnement de celui‑ci, le défendeur a‑t‑il permis, perpétué, causé ou favorisé les sévices contre les détenus âgés ou l’inaccessibilité des soins de santé?

2. Du fait de sa gestion du SCC ou du fonctionnement de celui‑ci, le défendeur a‑t‑il manqué à son obligation de diligence envers les membres du groupe pour ce qui est de les protéger contre un préjudice physique ou psychologique donnant lieu à un droit d’action?

3. Du fait de sa gestion du SCC ou du fonctionnement de celui‑ci, le défendeur a‑t‑il violé le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne des membres du groupe, droit garanti à l’article 7 de la Charte?

4. Si on répond par l’affirmative à la question commune 3, les actes du défendeur ont‑ils porté atteinte aux droits des membres du groupe d’une manière qui va à l’encontre des intérêts de la justice fondamentale au titre de l’article 7 de la Charte?

5. Les actes du défendeur ont‑ils porté atteinte au droit des membres du groupe à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination fondée sur l’âge et les déficiences mentales ou physiques, droit garanti à l’article 15 de la Charte?

6. Si on répond par l’affirmative à la question commune 3, 4 ou 5, les actes du défendeur sont‑ils justifiés aux termes de l’article premier de la Charte et, le cas échéant, dans quelle mesure et pour quelle période?

7. Si on répond par l’affirmative à la question commune 3, 4 ou 5, mais par la négative à la question commune 6, des dommages‑intérêts constituent‑ils une réparation convenable et juste au titre de l’article 24 de la Charte?

8. La conduite du défendeur justifie‑t‑elle l’octroi de dommages‑intérêts punitifs?

9. Si on répond par l’affirmative à la question commune 8, quel montant devrait être adjugé à titre de dommages‑intérêts punitifs à l’encontre du défendeur?

[110] Les questions communes proposées sont inspirées de celles qui ont été approuvées par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Nasogaluak CAF, puis par notre Cour dans la décision Araya. L’apparente réticence du SCC à mettre en œuvre les recommandations formulées dans les rapports publics afin de prévenir les sévices commis contre les détenus âgés et de remédier à l’inaccessibilité des soins de santé pourrait exposer le défendeur à des dommages‑intérêts punitifs.

[111] Il est clair, à la lecture du texte explicite de l’alinéa 334.16(1)c) des Règles, qu’il est possible de cerner des « points communs », dont l’existence est une condition préalable à l’autorisation, que ces points communs prédominent ou non sur ceux qui ne concernent qu’un membre. De nombreuses réclamations de nature systémique semblables à celles qui sont énoncées dans la présente affaire ont été réputées remplir cette condition (ou d’autres exigences similaires imposées par d’autres administrations) dans de nombreux arrêts (Nasogaluak CAF, au para 106, citant Rumley c Colombie‑Britannique, 2001 CSC 69 [Rumley] aux para 27, 30; Canada c M Untel, 2016 CAF 191 au para 63; Greenwood c Canada, 2020 CF 119 [Greenwood CF] aux para 59‑70, conf par Greenwood CAF, aux para 183‑184; Francis v Ontario, 2021 ONCA 197 aux para 106‑107.

[112] Compte tenu des précédents Nasogaluak CAF et Araya, le demandeur a rempli la condition selon laquelle des points de droit ou de fait communs doivent être soulevés. L’examen de ces points ou questions conjointement permettra de ne pas avoir à répéter l’appréciation des faits et l’analyse juridique.

D. Le recours collectif est‑il le meilleur moyen de régler le litige?

[113] Dans l’analyse du meilleur moyen de régler le litige, la Cour doit examiner tous les moyens raisonnables offerts pour régler les demandes des membres du groupe, et non seulement la possibilité d’intenter des actions individuelles. La Cour doit donc évaluer les autres recours judiciaires possibles ainsi que les voies de droit extrajudiciaires (AIC Limitée c Fischer, 2013 CSC 69 [Fischer] au para 35).

[114] Après le recensement des autres voies de droit possibles, il faut évaluer la mesure dans laquelle ces autres voies résolvent les problèmes particuliers d’accès à la justice qui se posent dans les circonstances. La Cour doit examiner les aspects procéduraux et substantiels de la notion d’accès en gardant à l’esprit que la voie judiciaire n’est pas nécessairement la modalité idéale de règlement équitable et efficace des différends. Elle doit se demander si l’autre moyen permettra de régler utilement les demandes quant au fond tout en assurant aux demandeurs la possibilité d’exercer des droits procéduraux adéquats (Fischer, au para 37).

[115] L’analyse du meilleur moyen s’effectue à la lumière des trois principaux objectifs du recours collectif : l’économie des ressources judiciaires, la modification des comportements et l’accès à la justice (Nasogaluak CAF, au para 116). Un recours collectif peut « permettre de surmonter les obstacles d’ordre psychologique ou social par le truchement du représentant, qui informe les membres du groupe et dirige le recours pour leur compte » (Fischer, au para 29). Il peut aussi permettre de surmonter les obstacles économiques, comme ceux causés par la faiblesse persistante des revenus des détenus âgés et l’incapacité de ceux‑ci de travailler tout court dans de nombreux cas.

[116] Le défendeur ne soutient pas que le processus de règlement des griefs constitue le meilleur moyen de régler le litige, vraisemblablement en raison des critiques répétées à l’égard de ce processus dans de nombreux rapports du BEC. Selon le défendeur, une plainte collective ou une plainte concernant une ligne de conduite fondée sur la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H‑6 serait lourde et impossible à gérer.

[117] Le défendeur soutient plutôt que le présent recours collectif envisagé est en fait un ensemble de [traduction] « trois recours collectifs réunis en un seul » : le premier concerne le recours excessif à la force par le personnel du SCC à l’égard des détenus âgés; le deuxième porte sur le défaut du personnel du SCC de prévenir les agressions commises contre les détenus âgés par les jeunes détenus, et le troisième concerne l’inaccessibilité des soins de santé.

[118] Comme dans l’affaire Araya, le défendeur prie la Cour de suivre l’exemple du juge Paul Perell, de la Cour supérieure de justice de l’Ontario, qui, dans la décision Carcillo v Canadian Hockey League, 2023 ONSC 886 [Carcillo], a refusé d’autoriser un recours collectif envisagé fondé sur la négligence systémique contre un grand nombre de ligues et de clubs de hockey (au para 396) : Le défendeur se réfère également à l’expérience [traduction] « pas tout à fait heureuse » (not entirely happy, en anglais) de l’arrêt Rumley (Carcillo, au para 410, citant TL v Alberta (Director of Child Welfare), 2006 ABQB 104 aux para 108‑109) :

[119] L’affaire Carcillo se distingue de l’espèce (voir Araya, au para 136). Le présent recours collectif envisagé s’apparente davantage à l’affaire Rumley, car celle‑ci portait sur un large éventail de prétendus torts causés dans un seul établissement (un pensionnat pour enfants sourds) sur une longue période. Comme l’ont démontré les décisions Nasogaluak CF, Greenwood CF et Salna c Voltage Pictures, LLC, 2021 CAF 176 (au para 103), les conjectures à l’égard de l’existence possible de plusieurs scénarios factuels différents ne sont pas convaincantes et ne justifient pas de refuser l’autorisation.

[120] Les dispositions des Règles sont empreintes d’une certaine souplesse, de sorte qu’il y a de nombreuses solutions pour régler les questions individuelles qui pourraient survenir. Il s’agit notamment de la création de sous‑groupes reposant sur des faits similaires (paragraphe 334.16(3)) et d’une évaluation des points individuels supervisée par la Cour (article 334.26). Si le recours collectif devient ingérable, les Règles permettent la modification des actes de procédure, voire le retrait de l’autorisation si les conditions d’autorisation ne sont plus respectées (article 334.19).

[121] Je ne suis pas convaincu que le fait d’autoriser trois recours collectifs distincts plutôt qu’un seul générerait des gains d’efficacité. Les questions communes relatives aux causes d’action alléguées fondées sur la négligence systémique et la Charte s’appliquent à tous les aspects du recours collectif envisagé. Les politiques du SCC et les critiques du BEC portent habituellement sur les mesures permettant de protéger les détenus âgés des préjudices physiques et psychologiques tout en facilitant l’accès aux soins de santé. L’insuffisance alléguée des soins médicaux rend les détenus âgés encore plus vulnérables aux sévices physiques et psychologiques. Il convient donc de traiter l’ensemble de ces questions dans une seule instance.

[122] Il ne s’agit pas de minimiser les défis énormes que pose un recours collectif fondé sur la négligence systémique et la Charte attribuable à de nombreux actes et omissions de la part de différentes personnes dans divers contextes institutionnels pendant une longue période. Cependant, ces mêmes défis étaient clairement présents dans les arrêts Nasogaluak CAF et Greenwood CAF, ce qui n’a pas empêché la Cour d’autoriser les recours collectifs. (Voir aussi Araya, aux para 135‑137.)

[123] Le défendeur concède à juste titre que les détenus forment une population vulnérable. Si le recours collectif envisagé en l’espèce n’est pas autorisé, les membres du groupe n’exerceront probablement pas d’autres recours à titre individuel. Dans l’éventualité où les allégations formulées dans la déclaration modifiée s’avèrent fondées, aucun moyen ne sera offert pour réparer les torts infligés au groupe envisagé, autrement que par la voie d’un recours collectif.

[124] À la lumière des objectifs visés, soit l’économie des ressources judiciaires, la modification des comportements et l’accès à la justice, ainsi que du nombre croissant de précédents qui justifient d’autoriser le recours collectif dans des circonstances similaires, le recours collectif en l’espèce offre le meilleur moyen de régler les réclamations du groupe envisagé.

E. BW est‑il un représentant demandeur convenable pour le groupe?

[125] Le défendeur ne s’oppose pas à ce que BW représente le groupe, mais affirme que le plan de déroulement du litige est terriblement inadéquat (invoquant Carcillo, au para 396). Les avocats du demandeur sont conscients que le plan de déroulement du litige est en constante évolution.

[126] Les plans de déroulement du litige approuvés par la Cour dans les décisions Nasogaluak CF et Araya étaient globalement semblables à celui qui a été présenté à l’appui de la présente requête en autorisation. Les détails du plan de déroulement du litige en l’espèce continueront de changer au fur et à mesure qu’avance le processus de gestion de l’instance (Buffalo c Nation Crie de Samson, 2010 CAF 165 aux para 12‑13).

[127] BW a établi un certain fondement factuel qui permet de croire qu’il est un représentant demandeur convenable.

V. Conclusion

[128] Les passages faisant référence à la discrimination fondée sur l’âge ayant été supprimés, la déclaration modifiée révèle des causes d’action valables fondées sur la négligence systémique de même que sur l’article 7 et le paragraphe 15(1) de la Charte.

[129] Le demandeur a établi un certain fondement factuel pour ce qui est de l’existence d’un groupe formé d’au moins deux personnes, défini ainsi :

[traduction]

Toute personne vivante à la date de l’autorisation du présent recours collectif qui allègue avoir subi les préjudices suivants alors qu’elle était âgée de 50 ans ou plus et incarcérée dans un pénitencier fédéral durant la période visée par le recours collectif :

a) des sévices physiques, émotionnels ou psychologiques;

b) un préjudice physique ou psychologique découlant de l’impossibilité ou de l’interdiction d’accéder à des services de santé, de l’équipement médical ou des fournitures médicales approuvés ou spécialement autorisés qu’un professionnel de la santé avait prescrits ou recommandés, pendant une période de 30 jours ou plus;

c) un préjudice physique ou psychologique découlant de l’impossibilité de payer des services de santé, de l’équipement médical ou des fournitures médicales prescrits ou recommandés par un professionnel de la santé, pendant une période de 30 jours ou plus;

[130] La période visée par le recours collectif s’étend du 17 avril 1985 jusqu’à la date d’autorisation du recours collectif.

[131] Les points de droit et de fait communs sont les suivants :

1. Du fait de sa gestion du SCC ou du fonctionnement de celui‑ci, le défendeur a‑t‑il permis, perpétué, causé ou favorisé les sévices contre les détenus âgés ou l’inaccessibilité des soins de santé?

2. Du fait de sa gestion du SCC ou du fonctionnement de celui‑ci, le défendeur a‑t‑il manqué à son obligation de diligence envers les membres du groupe pour ce qui est de les protéger contre un préjudice physique ou psychologique donnant lieu à un droit d’action?

3. Du fait de sa gestion du SCC ou du fonctionnement de celui‑ci, le défendeur a‑t‑il violé le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne des membres du groupe, droit garanti à l’article 7 de la Charte?

4. Si on répond par l’affirmative à la question commune 3, les actes du défendeur ont‑ils porté atteinte aux droits des membres du groupe d’une manière qui va à l’encontre des intérêts de la justice fondamentale au titre de l’article 7 de la Charte?

5. Les actes du défendeur ont‑ils porté atteinte au droit des membres du groupe à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination fondée sur l’âge et les déficiences mentales ou physiques, droit garanti à l’article 15 de la Charte?

6. Si on répond par l’affirmative à la question commune 3, 4 ou 5, les actes du défendeur sont‑ils justifiés aux termes de l’article premier de la Charte et, le cas échéant, dans quelle mesure et pour quelle période?

7. Si on répond par l’affirmative à la question commune 3, 4 ou 5, mais par la négative à la question commune 6, des dommages‑intérêts constituent‑ils une réparation convenable et juste au titre de l’article 24 de la Charte?

8. La conduite du défendeur justifie‑t‑elle l’octroi de dommages‑intérêts punitifs?

9. Si on répond par l’affirmative à la question commune 8, quel montant devrait être adjugé à titre de dommages‑intérêts punitifs à l’encontre du défendeur?

[132] Le demandeur a établi un certain fondement factuel qui amène à conclure qu’un recours collectif est le meilleur moyen de régler le litige.

[133] BW a établi un certain fondement factuel qui amène à conclure qu’il est un représentant demandeur convenable.

[134] Le recours collectif envisagé sera autorisé en conséquence.

[135] Conformément à l’article 334.39, aucuns dépens ne seront adjugés.



ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête en vue de faire autoriser l’instance comme recours collectif est accueillie.

  2. Le groupe est défini ainsi :

Toute personne vivante à la date de l’autorisation du présent recours collectif qui allègue avoir subi les préjudices suivants alors qu’elle était âgée de 50 ans ou plus et incarcérée dans un pénitencier fédéral durant la période visée par le recours collectif :

a) des sévices physiques, émotionnels ou psychologiques;

b) un préjudice physique ou psychologique découlant de l’impossibilité ou de l’interdiction d’accéder à des services de santé, de l’équipement médical ou des fournitures médicales approuvés ou spécialement autorisés qu’un professionnel de la santé avait prescrits ou recommandés, pendant une période de 30 jours ou plus;

c) un préjudice physique ou psychologique découlant de l’impossibilité de payer des services de santé, de l’équipement médical ou des fournitures médicales prescrits ou recommandés par un professionnel de la santé, pendant une période de 30 jours ou plus.

  1. La période visée par le recours collectif s’étend du 17 avril 1985 jusqu’à la date de la présente ordonnance.

  2. BW est nommé représentant demandeur.

  3. Les réclamations présentées au nom du groupe sont les suivantes :

  • a)négligence systémique se traduisant par des sévices contre les détenus âgés ou par l’inaccessibilité des soins de santé;

  • b)violation de l’article 7 et du paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés.

  1. Le groupe demande réparation sous forme de dommages‑intérêts, dont des dommages‑intérêts punitifs, en vertu de la commonlaw et au titre de l’article 24 de la Charte canadienne des droits et libertés.

  2. Les points de droit et de fait communs du groupe sont les suivants :

1. Du fait de sa gestion du SCC ou du fonctionnement de celui‑ci, le défendeur a‑t‑il permis, perpétué, causé ou favorisé les sévices contre les détenus âgés ou l’inaccessibilité des soins de santé?

2. Du fait de sa gestion du SCC ou du fonctionnement de celui‑ci, le défendeur a‑t‑il manqué à son obligation de diligence envers les membres du groupe pour ce qui est de les protéger contre un préjudice physique ou psychologique donnant lieu à un droit d’action?

3. Du fait de sa gestion du SCC ou du fonctionnement de celui‑ci, le défendeur a‑t‑il violé le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne des membres du groupe, droit garanti à l’article 7 de la Charte?

4. Si on répond par l’affirmative à la question commune 3, les actes du défendeur ont‑ils porté atteinte aux droits des membres du groupe d’une manière qui va à l’encontre des intérêts de la justice fondamentale au titre de l’article 7 de la Charte?

5. Les actes du défendeur ont‑ils porté atteinte au droit des membres du groupe à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination fondée sur l’âge et les déficiences mentales ou physiques, droit garanti à l’article 15 de la Charte?

6. Si on répond par l’affirmative à la question commune 3, 4 ou 5, les actes du défendeur sont‑ils justifiés aux termes de l’article premier de la Charte et, le cas échéant, dans quelle mesure et pour quelle période?

7. Si on répond par l’affirmative à la question commune 3, 4 ou 5, mais par la négative à la question commune 6, mais que la réponse à la question commune 6 est négative, des dommages‑intérêts constituent‑ils une réparation convenable et juste au titre de l’article 24 de la Charte?

8. La conduite du défendeur justifie‑t‑elle l’octroi de dommages‑intérêts punitifs?

9. Si on répond par l’affirmative à la question commune 8, quel montant devrait être adjugé à titre de dommages‑intérêts punitifs à l’encontre du défendeur?

  1. Le plan de déroulement du litige, y compris les instructions quant à la façon dont les membres du groupe peuvent s’exclure du recours collectif et la date limite pour le faire, sera approuvé ultérieurement.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1853‑21

 

INTITULÉ :

BW c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LES 5, 6, 10, 11 ET 12 OCTOBRE 2023

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DE L’ORDONNANCE ET DES MOTIFS :

January 17, 2024

 

COMPARUTIONS :

Patrick Dudding

Rajinder Sahota

Danielle Toth

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Deborah Babiuk‑Gibson

Scott Farlinger

Christine Williams

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Acheson Sweeney Foley Sahota LLP

Victoria (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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