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Date : 20240122


Dossier : IMM-853-23

Référence : 2024 CF 103

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 22 janvier 2024

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

SIMONE ALECIA WILTSHIRE

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse est une citoyenne de la Jamaïque qui dit craindre être persécutée dans ce pays en raison de son orientation sexuelle.

[2] La Section de la protection des réfugiés (la SPR) a conclu que la demanderesse n'était pas une réfugiée au sens de la Convention ni une personne à protéger en raison de l'effet cumulatif des problèmes de crédibilité relevés.

[3] Dans sa décision du 22 décembre 2022, la Section d'appel des réfugiés (la SAR) a rejeté l'appel de la demanderesse, en concluant que la crédibilité était la question déterminante. La SAR était d'accord avec les évaluations de crédibilité de la SPR.

[4] La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la SAR conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR).

[5] La demanderesse soutient que la SAR a commis plusieurs erreurs. À mon avis, et comme je l'explique plus en détail, la SAR n'a pas commis d'erreur en concluant que la demanderesse n'avait pas établi de façon crédible qu'elle était une personne à risque en raison de son orientation sexuelle. Cette conclusion était raisonnable et, compte tenu des allégations de risque avancées par la demanderesse, déterminante quant à la demande d'asile. La demande de contrôle judiciaire est donc rejetée.

II. Le contexte

[6] La demanderesse déclare que, depuis son adolescence, elle éprouve des sentiments pour les femmes, mais qu'elle savait aussi que sa famille considérerait cela comme inacceptable. La demanderesse a déclaré dans son formulaire « Fondement de la demande d'asile » (le FDA) que sa mère lui avait conseillé d'épouser un homme et d'avoir des enfants afin de se protéger et de rendre son père heureux.

[7] La demanderesse est d'abord venue au Canada en 2008 munie d'un visa de travail, mais elle a trouvé que le travail était difficile et est retournée en Jamaïque. Elle est revenue au Canada en juillet 2014, déclarant qu'elle avait subi des pressions pour épouser le père de l'un de ses enfants en Jamaïque et que, puisqu'elle avait refusé de le faire, le père en question avait répandu des rumeurs au sujet de son orientation sexuelle. La demanderesse s'est mariée au Canada en janvier 2018. Elle s'est séparée de son mari peu de temps après et, en février 2020, elle a présenté une demande d'asile.

III. La décision de la SPR

[8] En mars 2022, la SPR a rejeté la demande d'asile de la demanderesse. La SPR a conclu que la demanderesse avait établi son identité, mais que des aspects importants de son témoignage contredisaient la preuve et étaient incompatibles avec celle-ci, y compris les déclarations de la demanderesse dans le FDA.

[9] La SPR a examiné les contradictions relevées entre le témoignage et la preuve en ce qui a trait à l'orientation sexuelle de la demanderesse, à la façon dont les membres de sa famille l'ont traitée et aux menaces que la demanderesse a reçues de sa famille et de la société. De plus, après avoir examiné le témoignage du conjoint actuel de la demanderesse, la SPR a conclu qu'elle n'était pas convaincue que la demanderesse entretenait une relation avec cette personne et que, de toute façon, le témoignage du conjoint actuel était insuffisant pour dissiper les doutes sérieux de la SPR quant à la crédibilité.

[10] Malgré le fait que, considérés séparément, les doutes quant à la crédibilité puissent être insuffisants pour rejeter la demande d'asile, la SPR a conclu que leur effet cumulatif a entraîné une insuffisance d'éléments de preuve crédibles sur lesquels fonder une décision selon laquelle la demanderesse serait une réfugiée au sens de la Convention.

[11] Lorsque la demanderesse a été interrogée par l'avocat au cours de l'audience de la SPR, elle a rétracté en grande partie le témoignage contradictoire qu'elle avait fourni précédemment, en expliquant qu'elle était nerveuse et qu'elle ne comprenait pas les questions posées. La SPR a rejeté l'explication de la rétractation de la demanderesse. La SPR trouvait que cette explication minait davantage la crédibilité générale de la demanderesse et a conclu que la présomption de véracité avait été réfutée.

[12] La SPR a conclu que, selon la prépondérance des probabilités : (1) la demanderesse n'avait jamais été menacée en raison de son orientation sexuelle en Jamaïque; (2) la demanderesse n'avait pas réussi à prouver son orientation sexuelle lesbienne ou bisexuelle; (3) elle n'est pas lesbienne ou bisexuelle; (4) elle n'est pas perçue en Jamaïque comme lesbienne ou bisexuelle ou n'est pas menacée en raison de son orientation sexuelle.

IV. La décision faisant l'objet du présent contrôle judiciaire

[13] En confirmant la décision de la SPR et en rejetant l'appel interjeté par la demanderesse, la SAR a conclu que la crédibilité était la question déterminante. La SAR a souscrit aux préoccupations de la SPR et a confirmé les conclusions défavorables de celle-ci quant à la crédibilité.

[14] Après avoir examiné le dossier, la SAR a noté que le témoignage de la demanderesse était incompatible avec la preuve qu'elle avait fournie à l'appui de sa demande. La SAR était d'accord avec la SPR : les incohérences dans la preuve concernant les menaces et le harcèlement subis en Jamaïque et la relation de la demanderesse avec les membres de sa famille étaient suffisantes pour réfuter la présomption de véracité.

[15] La SAR a également conclu que la SPR n'avait pas commis d'erreur en omettant d'entreprendre l'analyse visée à l'article 97 de la LIPR. Puisque la SPR avait conclu que la demanderesse n'avait pas réussi à démontrer qu'elle était lesbienne ou bisexuelle ou perçue comme telle en Jamaïque, aucune autre analyse du risque lié à l'orientation sexuelle n'était requise et aucune autre allégation de risque n'avait été avancée.

[16] La SAR a en outre conclu que la SPR n'était pas tenue de prendre en compte la preuve documentaire décrivant le risque auquel sont exposés les gais et les lesbiennes en Jamaïque, parce que la demanderesse n'avait pas établi qu'elle avait une crainte raisonnable de persécution du fait de son orientation sexuelle.

V. Les questions en litige et la norme de contrôle

[17] En alléguant que la décision est déraisonnable, la demanderesse soulève les points suivants :

a. l'analyse de la persécution est viciée;

b. on n'a pas fourni de motifs suffisants pour étayer les conclusions;

c. on n'a pas évalué la preuve documentaire correctement;

d. on n'a pas effectué l'analyse visée à l'article 97.

[18] À mon avis, la demande ne soulève qu'une seule question :

a. La SAR a-t-elle conclu de façon raisonnable que la demanderesse n'avait pas présenté suffisamment d'éléments de preuve crédibles et fiables pour établir son profil déclaré de femme lesbienne ou bisexuelle ?

[19] Les conclusions de la SAR quant à la crédibilité et l'évaluation de la preuve doivent être examinées selon la norme présumée de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653 (Vavilov), au par. 10, Manenga c. Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, 2022 CF 233, au par. 9). Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est axé sur la décision rendue et la justification fournie. Il incombe à la partie qui invite le tribunal à intervenir de démontrer que les lacunes de la décision sont telles que la décision ne présente pas le degré requis de justification, d'intelligibilité et de transparence. Les motifs seront déraisonnables si, lorsqu'ils sont lus dans leur ensemble et en tenant compte du dossier, ils ne révèlent pas une analyse rationnelle qui démontre les caractéristiques de justification, de transparence et d'intelligibilité au regard des contraintes juridiques et factuelles (Vavilov, aux par. 15, 85, 97, 100 et 103).

VI. Analyse

[20] La demanderesse a avancé une série d'arguments et s'est appuyée sur une jurisprudence abondante de la Cour pour établir que la SAR avait commis une erreur dans son analyse de la persécution en n'évaluant pas correctement la preuve relative à la situation au pays et en n'effectuant pas l'analyse distincte visée à l'article 97.

[21] De façon générale, je ne conteste pas le résumé et l'interprétation de la jurisprudence invoquée par la demanderesse. Cependant, la question déterminante était de savoir si la demanderesse avait établi son profil. Puisque j'ai conclu que la demanderesse ne l'avait pas fait, il n'était pas nécessaire de procéder à une autre analyse du risque.

[22] La demanderesse soutient que la SAR n'a pas justifié ses conclusions quant à la crédibilité par des motifs transparents, intelligibles et intrinsèquement cohérents. La demanderesse allègue qu'en confirmant la décision de la SPR, la SAR n'a pas tiré de conclusions de fait et n'a pas examiné les principaux points soulevés dans ses observations, en particulier celles qui contestaient les conclusions de la SPR en matière de crédibilité.

[23] La décision de la SAR est incontestablement concise, mais comme notre Cour l'a fait remarquer, le caractère suffisant ou approprié des motifs ne se mesure pas à la livre. Le critère consiste à savoir si les motifs expliquent pourquoi la décision a été rendue. Les motifs ne doivent pas être exhaustifs; il suffit qu'ils soient compréhensibles (Basanti c. Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, 2019 CF 1068, au par. 41).

[24] Je vais maintenant examiner les motifs qui ont été fournis. Premièrement, la SAR note qu'elle a entrepris un examen indépendant de l'enregistrement audio et du dossier dont disposait la SPR. Dans ses motifs, la SAR a pris acte des observations de la demanderesse concernant les conclusions de la SPR en matière de crédibilité. La SAR a notamment fait remarquer que la demanderesse était d'avis que la SPR avait tiré des [TRADUCTION] « conclusions erronées quant à la crédibilité et qu'elle n'avait pas tenu compte de la preuve dont elle disposait ou l'avait mal interprétée ». La SAR traite ensuite de l'analyse de la SPR et conclut que les motifs de la SPR sont clairs, détaillés et complets et qu'ils reflètent fidèlement la preuve. La SAR affirme qu'elle souscrit à bon nombre des conclusions de la SPR quant à la crédibilité [TRADUCTION] « pour les mêmes motifs que ceux exposés par la SPR ».

[25] Pour évaluer le raisonnement et la logique de la SAR, il faut lire la décision de la SAR conjointement avec celle de la SPR. Cela ne rend pas la décision de la SAR déraisonnable. Il était loisible à la SAR, après avoir examiné le dossier de façon indépendante, d'adopter ensuite comme étant correctes l'analyse et les conclusions de la SPR. L'arrêt Vavilov enseigne que les motifs doivent être examinés dans leur ensemble et eu égard au dossier (au par. 103). Bien que la SAR soit tenue d'entreprendre un examen indépendant de la preuve, elle n'a pas à se livrer à une analyse répétitive lorsque la SAR est d'accord à la fois avec le raisonnement suivi par la SPR et le résultat obtenu.

[26] La demanderesse ne nie pas directement les incohérences relevées par la SPR et confirmées par la SAR. Elle soutient plutôt que le décideur devait tenir compte des explications fournies. Le dossier révèle que ces explications, lorsqu'elles elles ont été fournies, ont été prises en compte.

[27] La SPR a attiré l'attention de la demanderesse sur les contradictions entre la preuve et son témoignage. Par exemple, dans son témoignage, la demanderesse a déclaré ne pas avoir été victime de discrimination ou de menaces dans la société jamaïcaine, mais elle n'a pas été en mesure d'expliquer pourquoi elle avait déclaré dans son FDA qu'elle avait fait l'objet de menaces de mort en Jamaïque. Dans son témoignage, la demanderesse a expliqué qu'elle n'avait pas été victime de discrimination et qu'elle n'avait pas reçu de menaces parce qu'elle n'avait pas révélé son orientation sexuelle. Elle n'a pas pu expliquer pourquoi son FDA déclarait qu'elle avait fait l'objet de menaces de mort en Jamaïque, si ce n'est qu'elle a indiqué que les déclarations du FDA étaient erronées. La demanderesse s'est ensuite rétractée et a expliqué sa rétractation en affirmant qu'elle n'avait pas compris les questions de la SPR et qu'elle était nerveuse. La SPR a examiné cette explication, mais l'a rejetée, en fournissant des motifs à l'appui, comme l'a fait la SAR.

[28] D'autres incohérences ont été relevées en ce qui concerne la preuve relative à la nature de la relation de la demanderesse avec les membres de sa famille, y compris sa mère et son père, et au harcèlement dont elle a été victime en raison de ses préférences sexuelles en Jamaïque. Les membres de la famille faisaient partie des agents de persécution signalés. Encore une fois, les incohérences portaient sur des éléments de preuve relatifs à la persécution et au harcèlement allégués qui étaient au cœur de la demande, et la SAR a conclu de façon raisonnable que les incohérences portaient sur des aspects importants de la demande. La SAR, à son tour, a conclu de façon raisonnable, comme l'avait fait la SPR, que la présomption de véracité avait été réfutée en raison [TRADUCTION] « d'importantes préoccupations relatives à la crédibilité ».

[29] La SAR a également examiné l'affirmation de la demanderesse selon laquelle la SPR n'avait pas tenu compte de sa vulnérabilité. La SAR a noté que les questions de la SPR étaient respectueuses et qu'on avait appliqué de façon appropriée les Lignes directrices du président 9 : Procédures devant la CISR concernant l'orientation sexuelle, l'identité et l'expression de genre de 2017.

[30] La demanderesse soutient que la SAR a commis une erreur en omettant d'examiner expressément les arguments présentés devant la SAR. Ces arguments proposaient d'autres explications pour les incohérences de la preuve de la demanderesse ou d'autres interprétations de la preuve. Je ne partage pas cet avis. La SAR a bel et bien tenu compte des explications fournies à la SPR. Les autres explications avancées en appel ne différaient pas en nature des explications fournies à la SPR : la demanderesse ne comprenait pas les questions posées. La SAR n'était pas tenue d'examiner tous les arguments avancés par la demanderesse.

[31] Bref, même si j'aurais préféré des motifs plus détaillés, l'omission de la SAR à cet égard ne suffit pas pour justifier une intervention.

VII. Conclusion

[32] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Les parties n'ont pas relevé de question de portée générale et l'affaire n'en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-853-23

LA COUR ORDONNE :

1. La demande est rejetée.

2. Aucune question n'est certifiée.

 

« Patrick Gleeson »

 

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-853-23

 

INTITULÉ :

SIMONE ALECIA WILTSHIRE c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L'AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L'AUDIENCE :

LE 4 DÉCEMBRE 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge GLEESON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 22 janvier 2024

 

COMPARUTIONS :

David Ibeawuchi

 

Pour la demanderesse

 

Andrea Mauti

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Henry Law

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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