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Date : 20240126


Dossier : IMM-4479-22

Référence : 2024 CF 130

Ottawa (Ontario), le 26 janvier 2024

En présence de l’honorable monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

ELIE BAAKLINY

EDMOND BAAKLINY

RAYMOND BAAKLINY

ADAM BAAKLINY

JAMILA NAASSI

Partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

Partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs sont une famille de cinq. Le demandeur principal, Elie Baakliny [DP], est un citoyen du Liban et son épouse, Jamila Naassi, la demanderesse associée [DA], est citoyenne du Maroc. Le DP dit craindre la mort aux mains de son père au motif de sa conversion à l’Islam. Pour sa part, la DA dit subir de la discrimination systémique au Maroc en raison de l’impossibilité de transmettre sa citoyenneté à son mari du fait de son genre.

[2] La Section de la protection des réfugiés [SPR] a refusé la demande d’asile des demandeurs au motif qu’ils n’avaient ni qualité de réfugié en vertu l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], ni qualité de personne à protéger au sens de l’article 97 de la LIPR. Dans une décision du 20 avril 2022, la Section d’appel des réfugiés [SAR] a rejeté l’appel des demandeurs.

[3] Les demandeurs présentent une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision de la SAR. Ils soutiennent que la décision n’est pas raisonnable et ils soulèvent des questions d’équité procédurale.

[4] Je ne suis pas persuadé que la SAR ait commis une erreur susceptible d’examen dans son analyse de la protection de l’état ni que sa conclusion soit déraisonnable. La demande est donc rejetée pour les motifs qui suivent.

II. Contexte de l’affaire

[5] Les enfants du DP, Raymond et Adam, sont nés de la première union (maintenant rompue) entre le DP et une citoyenne philippine. Raymond est né en 2008 et Adam est né en 2010. Ils sont des citoyens des Philippines et du Liban.

[6] Le DP et la DA disent s’être mariés en 2015 au Liban. Le DP et la DA ont eu un enfant ensemble, Edmond, né en 2017. Edmond est citoyen du Liban et du Maroc.

[7] Le DP affirme qu’il a grandi dans une famille de confession chrétienne maronite stricte et qu’il a quitté le Liban en 2002 en raison du traitement sévère de son père pour s’installer aux Émirats arabes unis et ensuite en Arabie saoudite. Il s’est converti à l’Islam en 2015 en Arabie saoudite.

[8] D’après le DP, sa mère l’a averti en 2015 que son père cherchait à le tuer en raison de sa conversion à l’Islam.

[9] Selon le DP, il a perdu son emploi en Arabie saoudite (et son visa de travail) en 2018. Le DP a tenté de s’installer au Maroc avec sa famille, mais n’a pas réussi à obtenir le visa nécessaire. Il allègue que le refus était dû à sa nationalité libanaise. La DA déclare qu’elle a tenté d’appliquer en son nom, mais n’a pas eu de succès.

[10] En juin 2018, le DP est arrivé au Canada. Quelques jours plus tard, les demandeurs associés ont quitté le Maroc pour rejoindre le DP au Canada. Les demandeurs ont soumis leur demande d’asile le 6 juillet 2018.

[11] La SPR a refusé la demande d’asile des demandeurs. La SPR a estimé que le DP n’avait pas établi de lien avec la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés [Convention] — il n’avait pas démontré qu’il serait spécifiquement visé par son père et il avait des possibilités de refuge intérieur [PRI] dans les villes de Tyr et de Saïda (dénommée Sidon par la SAR). Le risque soulevé par les demandeurs est généralement encouru par d’autres personnes au Liban. La SPR a rejeté les demandes de la DA et des enfants au motif qu’ils n’ont pas présenté de demande d’asile contre le Maroc.

III. Décision faisant l’objet du contrôle judiciaire

[12] Dans sa décision rendue le 20 avril 2022, la SAR a rejeté l’appel des demandeurs et a confirmé la décision de la SPR. La SAR a estimé que les questions déterminantes étaient le risque de persécution ou de préjudice pour la DA et les enfants aux Philippines et au Maroc, où ils sont citoyens, et la disponibilité des PRI pour le DP au Liban. Dans ses analyses, la SAR a examiné la situation et les risques pour les demandeurs de nationalité philippine (Raymond et Adam) et de nationalité marocaine (la DA et Edmond), ainsi que la viabilité des PRI au Liban pour le DP séparément.

[13] La SAR a conclu que Raymond et Adam ne faisaient face ni à une possibilité sérieuse de persécution, ni à un risque de torture ou de menace à leur vie, ou de traitement ou peines cruels et inusités aux Philippines sur la prépondérance des probabilités. Pour parvenir à cette conclusion, la SAR a abordé deux points. Premièrement, la SAR a rejeté la revendication des demandeurs à l’effet que leur droit d’être entendus n’avait pas été respecté puisque la SPR n’avait pas désigné les Philippines comme pays de référence. La SAR a commencé son analyse en notant qu’il n’y avait pas eu de demande d’asile à l’égard des Philippines, que le DP et les demandeurs associés concernés avaient tous expressément déclaré à la SPR ne pas y craindre de persécution, et que seul le Liban était en question dans leur formulaire de fondement de la demande d’asile.

[14] Deuxièmement, même s’il y avait eu demande auprès des Philippines, la SAR n’aurait pas accepté l’argument selon lequel Raymond et Adam seraient à risque de persécution ou de préjudice aux Philippines en raison du fait que leur mère n’avait pas la garde d’eux, et du fait que le DP n’avait pas la citoyenneté philippine. La SAR a assimilé cet argument à celui de l’unité familiale que la Cour fédérale a rejetée dans l’arrêt Dawlatly c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 7952. La SAR a expliqué que l’unité familiale ne fait pas partie de la définition d’un réfugié au sens de la Convention et que, par conséquent, cet argument ne mène pas forcément à la conclusion que les demandeurs associés ont qualité de personnes à protéger.

[15] De plus, se basant sur le cartable national de documentation des Philippines, la SAR a jugé que la preuve ne démontrait pas que les demandeurs associés n’auraient pas accès à l’éducation, ni qu’ils pourraient être victimes d’abus ou condamnés à l’itinérance. Enfin, la SAR rejette l’argument portant sur le fait que les Philippines n’avaient pas encore mis en œuvre la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant au motif que le risque invoqué par les demandeurs — l’illégitimité et/ou la perte du droit à l’héritage — s’appliquait seulement aux enfants nés hors mariage, ce qui n’était pas le cas pour les demandeurs associés.

[16] La SAR a aussi rejeté la demande de la DA et d’Edmond à l’encontre du Maroc pour deux raisons similaires. Premièrement, il n’y avait pas eu de demande auprès du Maroc. Deuxièmement, la SAR était de l’avis que, bien que l’impossibilité pour la DA de transmettre sa citoyenneté marocaine au DP ait pu constituer de la discrimination fondée sur le genre, elle ne constituait pas pour autant de la persécution.

[17] La SAR a ensuite noté son accord avec les PRI identifiées par la SPR — les villes de Tyr et de Saïda — après une considération du test à deux volets de Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1991 CanLII 13517 (CAF) [Rasaratnam]. La SAR a déterminé que le père du DP — ici, l’agent de persécution — ne possédait ni les moyens, ni la motivation de localiser ou de persécuter le DP dans les PRI. La SAR a accepté l’affiliation politique du père, mais a trouvé que le DP n’avait pas établi comment l’affiliation politique se traduirait en moyens de le localiser. D’ailleurs, le DP avait lui-même témoigné ne pas craindre le gouvernement libanais. La SAR a aussi rejeté la suggestion que le beau-frère du DP, un militaire stationné à l’aéroport de Beyrouth, aurait accès aux renseignements sur les arrivées à l’aéroport ou même sur les passagers.

[18] En déterminant s’il serait raisonnable pour le DP de s’installer dans la ville de Tyr ou de Saïda, la SAR a noté le seuil « très élevé » du critère de la raisonnabilité d’une PRI. La SAR a déterminé que ni les conditions économiques, ni le manque d’établissement des demandeurs associés au Liban n’étaient suffisants pour démontrer que des PRI dans les villes de Tyr et de Saïda seraient déraisonnable.

IV. Questions en litige et norme de contrôle

[19] La demande soulève les questions suivantes :

  1. La décision de la SAR, quant au droit d’être entendu pour les enfants Raymond et Adam, est-elle fondée en droit et en faits?

  2. La décision de la SAR est-elle raisonnable quant à :

  1. la crainte de persécution de la DA à l’égard du Maroc en raison de son genre? et

  2. la disponibilité des PRI à Tyr ou à Saïda pour les demandeurs?

[20] En ce qui concerne la question d’équité procédurale, la Cour d’appel fédérale a précisé dans l’arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [Chemin de fer Canadien Pacifique] que les questions d’équité procédurale ne se prêtent pas nécessairement à une analyse relative à la norme de contrôle applicable. Le rôle de la Cour est plutôt de se demander si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances (Chemin de fer Canadien Pacifique aux paras 54-56; Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35).

[21] Pour la deuxième question en litige, les parties soutiennent, et je suis d’accord, que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Pour être raisonnable, une décision doit être justifiée eu égard aux contraintes juridiques et factuelles applicables (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 85 [Vavilov]). Il incombe aux demandeurs de démontrer le caractère déraisonnable de la décision (Vavilov au para 100). Pour pouvoir intervenir, la cour de révision doit être convaincue par la partie contestant la décision que celle-ci « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence, » et que ces lacunes ou insuffisances reprochées « ne [sont] pas [...] simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision » (Vavilov au para 100). Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable n’est pas une « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » (Vavilov au para 102). La cour de révision doit simplement être convaincue que le raisonnement du décideur « se tient » (Vavilov au para 104).

V. Analyse

A. Pas de manquement d’équité procédurale

[22] Les demandeurs soutiennent que le défaut de la SAR de donner à Raymond et à Adam, les citoyens libanais et philippins, l’occasion d’être entendus constitue un manquement au devoir d’équité procédurale et s’agit d’une erreur révisable. Cet argument est rejeté, voici pourquoi.

[23] La SAR est tenue de procéder sans audience en se fondant sur le dossier de la SPR, à moins qu’il y ait de nouveaux éléments de preuve documentaire qui a) soulèvent une question importante de crédibilité; b) sont essentiels à la prise de décision relative à la demande d’asile; et c) justifieraient l’accord ou le refus de la demande d’asile (LIPR au paragraphe 110(6)). En l’absence de nouveaux éléments de preuve documentaire, la SAR n’avait pas le pouvoir de procéder à une audition orale.

[24] La SAR a examiné les arguments des demandeurs selon lesquels Raymond et Adam n’avaient pas eu le droit d’être entendus par la SPR et a raisonnablement rejeté ces arguments. La SAR a noté que la SPR a donné aux demandeurs une occasion, ainsi qu’une invitation expresse, d’indiquer si la demande était à l’égard des Philippines, ce à quoi les demandeurs ont de nouveau répondu non et ont insisté que le Liban était le seul pays en question.

[25] La SAR, en procédant conformément aux dispositions pertinentes de la LIPR, n’a pas agi de manière inéquitable; il n’y a pas eu de violation d’équité procédurale.

B. La décision est-elle raisonnable?

(1) La SAR a raisonnablement estimé que la discrimination fondée sur le genre n’atteignait pas le niveau de la persécution.

[26] Les demandeurs font valoir que la SAR a erré en décidant, sans fournir de la justification, que la discrimination qu’aurait subie la DA ne constituait pas de la persécution au sens de la LIPR. Encore, je ne suis pas d’accord.

[27] La SAR pouvait raisonnablement conclure, comme elle l’a fait, que le fait que les femmes ne peuvent pas transmettre la citoyenneté marocaine à leurs enfants est discriminatoire, mais n’atteint pas le seuil de la persécution. La décision satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence « au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85).

(2) L’analyse des PRI était raisonnable

[28] En considérant le second volet du test permettant de déterminer l’existence d’une PRI, soit la question de la raisonnabilité de se relocaliser dans la PRI proposée, les demandeurs soutiennent que la SAR s’est fondée sur une mauvaise appréciation de la preuve, que la décision manque de justification, et que la SAR n’a pas tenu compte des intérêts des enfants.

[29] Afin qu’une PRI soit raisonnable, le second volet de l’analyse nécessite qu’il ne soit pas déraisonnable d’y chercher refuge compte tenu de toutes les circonstances, incluant celles qui sont personnelles au demandeur (Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1993 CanLII 3011 (CAF) au para 12 [Thirunavukkarasu]; Hamdan c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 643 aux paras 10-12; Leon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 428 au para 9; Mora Alcca c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 236 au para 5; Souleyman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 708 au para 17). Il incombe au demandeur de démontrer que la PRI est déraisonnable (Jean Baptiste c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1106 au para 21). Pour démontrer que la PRI est déraisonnable, le demandeur doit fournir de la preuve « réelle et concrète » de l’existence de conditions qui mettraient sa vie et sa sécurité en péril dans les villes proposées (Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 16789 (CAF) au para 15 [Ranganathan]). Sur ce point, la Cour d’appel fédérale note que « [c]ela est bien différent des épreuves indues que sont la perte d’un emploi ou d’une situation, la diminution de la qualité de vie, le renoncement à des aspirations, la perte d’une personne chère et la frustration des attentes et des espoirs d’une personne » (Ranganathan au para 15).

[30] La SAR a considéré les soumissions des demandeurs quant au second volet du test, c’est-à-dire l’absence de gouvernement réel au Liban, ainsi que la crise politique, sociale, économique et financière dans ce pays. La décision répond spécifiquement aux soumissions des demandeurs, et leur accorde une analyse détaillée qui tient compte de la preuve documentaire.

[31] Il est bien établi que, sauf exception, la difficulté à obtenir un emploi n’est pas un motif suffisant pour rendre une PRI déraisonnable (Thirunavukkarasu au para 14). En plus, il était ouvert à, et raisonnable pour, la SAR de conclure que l’expérience professionnelle acquise par un demandeur d’asile à l’étranger pouvait être employée dans son pays de citoyenneté.

[32] Contrairement à ce que soutiennent les demandeurs, je suis satisfait que la SAR a considéré la preuve favorable aux demandeurs. Par exemple, la SAR a accepté et a pesé la preuve de l’instabilité politique et économique. Tel que soutenu par le défendeur, il était du ressort de la SAR « d’entreprendre une évaluation détaillée et indépendante des éléments de preuve relatifs à la PRI et de rejeter les motifs [des] demandeurs […] » à l’effet qu’il serait déraisonnable de s’installer dans les villes identifiées. Il est bien établi qu’une cour de révision ne peut intervenir en contrôle judiciaire que lorsqu’un demandeur est en désaccord avec la façon dont le décideur administratif a apprécié la preuve.

VI. Conclusion

[33] La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Il n’y a aucune question d’importance générale à certifier.


JUGEMENT au dossier IMM-4479-22

LA COUR STATUE que :

  1. La demande est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée.

 

« Patrick Gleeson »

blanc

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4479-22

 

INTITULÉ :

ELIE BAAKLINY, EDMOND BAAKLINY,

RAYMOND BAAKLINY, ADAM BAAKLINY, JAMILA NAASSI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 JUIN 2023

 

JUGEMENT ET motifs :

LE JUGE GLEESON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 26 JANVIER 2024

 

COMPARUTIONS :

Me Jacques Beauchemin

Pour lA Partie demanderesse

 

Me Boris Haganji

Pour lA partie défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Beauchemin, Avocat

Montréal (Québec)

Pour lA partie demanderesse

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour lA partie défenderesse

 

 

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