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Date : 20231205


Dossier : IMM‑7865‑22

Référence : 2023 CF 1635

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 décembre 2023

En présence de madame la juge Sadrehashemi

ENTRE :

SJ

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Résumé

[1] Le demandeur a présenté depuis le Canada une demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire, qu’il a fondée sur son établissement au Canada grâce à sa famille, à son travail et à son engagement communautaire, sur les difficultés auxquelles il risque d’être exposé dans son pays de citoyenneté et sur les difficultés liées au fait d’être séparé de son épouse canadienne et de ses deux enfants mineurs. À titre subsidiaire, le demandeur a demandé un permis de séjour temporaire (le « PST »).

[2] Un agent principal d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] (l’agent) a rejeté la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire du demandeur. L’agent a également rejeté la demande de PST du demandeur. Il a conclu que la déclaration de culpabilité antérieure du demandeur [traduction] « annulait » les éléments favorables de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, y compris le fait qu’il était dans l’intérêt supérieur de ses enfants que leur père demeure au Canada.

[3] Dans le cadre du présent contrôle judiciaire, le demandeur soulève plusieurs arguments pour contester le refus de l’agent. Je conclus que la question de l’intérêt supérieur des deux enfants touchés par la décision doit faire l’objet d’un nouvel examen et qu’il n’est donc pas nécessaire que j’examine les autres arguments du demandeur. Je conclus également que l’agent n’a pas véritablement examiné la demande de PST du demandeur comme il devait le faire. Les parties conviennent, et je suis du même avis, que je dois examiner la décision de l’agent sur ces deux questions selon la norme de la décision raisonnable.

[4] Compte tenu des motifs qui suivent, j’accueillerai la demande de contrôle judiciaire et j’ordonnerai que la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et la demande de PST fassent l’objet d’une nouvelle décision.

II. Question préliminaire – anonymat

[5] À l’audition de la demande de contrôle judiciaire, l’avocat du demandeur a dit qu’il présenterait une lettre à la Cour après l’audience pour demander une ordonnance d’anonymat parce qu’il craint que les renseignements concernant le casier judiciaire du demandeur causent un préjudice aux enfants mineurs de ce dernier sur le plan social et psychologique et portent atteinte à leur réputation. Dans la lettre déposée après l’audience de contrôle judiciaire, l’avocat du demandeur a indiqué que le défendeur consentait à la demande d’anonymat.

[6] Compte tenu du critère énoncé dans l’arrêt Sherman (Succession) c Donovan, 2021 CSC 25 au paragraphe 38, j’estime qu’il est justifié de limiter le principe de la publicité des débats judiciaires dans les circonstances, et je suis d’avis que la demande d’ordonnance d’anonymat est une mesure proportionnelle pour protéger les enfants mineurs touchés.

[7] Le nom du demandeur sera anonymisé au moyen des initiales « SJ » dans l’intitulé de tout document que la Cour mettra à la disposition du public. Comme les parties l’ont demandé, j’ai également tenté de ne pas inclure de renseignements permettant d’identifier qui que ce soit dans les présents motifs. Les parties sont invitées à écrire à la Cour après la publication de la présente décision pour demander toute modification si des inquiétudes subsistent concernant pareils renseignements d’identification dans la présente décision.

III. Antécédents du demandeur au Canada

[8] Le demandeur vit au Canada depuis plus de 20 ans. L’épouse et les deux enfants du demandeur sont citoyens canadiens. Il a obtenu le statut de réfugié au Canada il y a plus de 20 ans. Environ un an plus tard, le demandeur a été déclaré coupable d’une infraction grave mettant en cause un enfant. Une peine de 100 jours d’emprisonnement et de 18 mois de probation lui a été infligée. Le demandeur a suivi un cours de réadaptation, et, en 2006, un conseiller du programme de réadaptation a jugé qu’il présentait un faible risque de récidive. Il n’a pas fait l’objet d’autres déclarations de culpabilité.

[9] Une mesure de renvoi a été prise contre le demandeur parce qu’il a été déclaré interdit de territoire pour grande criminalité au titre du paragraphe 36(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. La Section d’appel de l’immigration a rejeté son appel de la mesure de renvoi. En conséquence, le demandeur a perdu son statut de résident permanent.

[10] En 2019, la SPR a annulé le statut de réfugié au sens de la Convention du demandeur, car elle a conclu qu’il ne résidait pas dans son pays de citoyenneté au moment où il y aurait subi de la persécution d’après ce qu’il avait affirmé dans sa demande d’asile.

[11] En 2020, le demandeur a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi. La demande a été rejetée en 2021. Le demandeur a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire pour contester le refus; notre Cour a rejeté la demande d’autorisation en mars 2022.

[12] Le demandeur a déposé la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et la demande de PST faisant l’objet du présent contrôle en 2020. L’agent a reconnu que le demandeur [traduction] « présente un faible risque de récidive », que son épouse subirait des difficultés si elle était séparée de lui, qu’il subirait de la discrimination dans son pays de citoyenneté, qu’il a établi des relations sociales et professionnelles au Canada pendant les années qu’il a passées ici et qu’il est dans l’intérêt supérieur de ses enfants qu’il demeure au Canada. Au bout du compte, l’agent a conclu que, malgré ces facteurs favorables, la gravité de l’infraction dont le demandeur avait été déclaré coupable et les antécédents défavorables de celui-ci en matière d’immigration ont fait pencher la balance contre l’octroi de la dispense au demandeur. L’agent s’est appuyé sur son analyse de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire pour conclure que l’octroi du PST n’était pas non plus justifié. La demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et la demande de PST ont toutes deux été rejetées en mars 2021.

IV. Intérêt supérieur des enfants

[13] L’étranger qui sollicite le statut de résident permanent au Canada peut demander au ministre d’utiliser son pouvoir discrétionnaire afin de le dispenser des obligations prévues dans la LIPR s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire le justifient (LIPR, art 25(1)). Dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], citant l’arrêt Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 AIA 351, la Cour suprême du Canada a confirmé que l’objectif du pouvoir discrétionnaire fondé sur des considérations d’ordre humanitaire est d’« offrir une mesure à vocation équitable lorsque les faits sont “de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne” » (au para 21).

[14] Le paragraphe 25(1) de la LIPR prévoit que les agents qui statuent sur les demandes de dispense pour considérations d’ordre humanitaire doivent tenir compte de « l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché ». À propos de cette exigence, la Cour suprême du Canada a conclu ce qui suit dans l’arrêt Kanthasamy : « Lorsque, comme en l’espèce, la loi exige expressément la prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant “directement touché”, cet intérêt représente une considération singulièrement importante dans l’analyse » (Kanthasamy, au para 40).

[15] Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême du Canada a confirmé la conclusion qu’elle avait tiré dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 699 [Baker] selon laquelle « quand l’intérêt des enfants est minimisé, d’une manière incompatible avec la tradition humanitaire du Canada et les directives du ministre, la décision est déraisonnable » (Kanthasamy, au para 38, citant Baker, au para 75). De plus, la Cour a de nouveau confirmé que, dans une analyse raisonnable de l’intérêt supérieur de l’enfant, cet intérêt doit être « bien identifié et défini », puis examiné « avec beaucoup d’attention » eu égard à l’ensemble de la preuve (Kanthasamy, au para 39, renvoyant à Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125 aux para 12 et 31; Kolosovs c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 165 aux para 9‑12).

[16] Deux enfants canadiens, au début de leur adolescence, sont touchés par la présente décision. Ils ont grandi au Canada, et leurs deux parents ont été les principaux responsables de leurs soins depuis leur naissance. Comme l’agent le reconnaît, la décision a des conséquences graves sur la vie de ces enfants, vu la relation étroite et aimante qu’ils ont avec leur père, qui fait partie intégrante de leur vie quotidienne. Rien ne donne à penser qu’il y a un autre moyen par lequel leur père pourrait immigrer au Canada dans un proche avenir. Un refus entraîne la séparation de ces enfants de leur père pour une période indéterminée durant leur enfance.

[17] L’agent reconnaît qu’un refus entraînera cette séparation, mais il conclut également qu’il y a [TRADUCTION] « d’importants facteurs qui atténuent les difficultés liées à la séparation du demandeur d’avec ses enfants », notamment les deux moyens suivants : la vidéoconférence et les visites dans le pays de citoyenneté du demandeur. L’agent prend acte du fait que les enfants sont allés dans le pays de citoyenneté et [traduction] « n’ont pas beaucoup aimé leur expérience ».

[18] Selon moi, en examinant la question de cette manière, l’agent minimise les préoccupations des enfants concernant la possibilité de rendre visite à leur père dans son pays de citoyenneté. Selon les éléments de preuve dont disposait l’agent, les enfants avaient été dans le pays de citoyenneté à deux ou trois reprises et l’expérience avait été négative. Au cours de l’une des visites, un des enfants a dû être hospitalisé en raison d’une infection transmise par un insecte et, en général, les enfants ne se sentaient pas en sécurité pendant leur séjour là‑bas. Dans leurs lettres, les enfants ont tous deux déclaré qu’ils ne voulaient pas aller dans le pays de citoyenneté du demandeur. L’épouse du demandeur a également expliqué ne pas s’être sentie en sécurité lorsqu’elle s’est rendue avec ses enfants dans le pays de citoyenneté du demandeur.

[19] De plus, l’agent a reconnu que les personnes du groupe ethnique auquel le demandeur et les enfants appartiennent subissent de la discrimination dans le pays de citoyenneté du demandeur. L’avocat du demandeur a renvoyé aux conseils aux voyageurs publiés par le Canada concernant les voyages dans le pays en question. L’agent n’a pas mentionné ces conditions dans le pays dans son évaluation à l’issue de laquelle il a conclu que les visites des enfants pourraient constituer un facteur atténuant dans le cadre de la séparation.

[20] L’agent n’a pas traité des éléments de preuve et des observations concernant les conditions dans lesquelles les enfants se trouveraient s’ils rendaient visite au demandeur et a minimisé les préoccupations des enfants à cet égard. Il s’agit d’une lacune suffisamment centrale et grave, puisque l’agent s’est fondé sur la capacité des enfants à rendre visite au demandeur dans son appréciation de l’ensemble des facteurs pertinents. La décision est donc déraisonnable et doit faire l’objet d’une nouvelle décision.

V. Permis de séjour temporaire

[21] À titre subsidiaire, le demandeur a demandé à l’agent d’examiner la possibilité de lui accorder une dispense d’une durée limitée au moyen d’un PST au titre de l’article 24 de la LIPR. L’article 24 prévoit que l’agent peut accorder un PST à un étranger interdit de territoire s’il « estime que les circonstances le justifient ». Un PST est délivré pour une période fixe et est « révocable en tout temps » (article 63 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227; paragraphe 24(1) de la LIPR).

[22] Le demandeur a présenté des observations sur son admissibilité à un PST, compte tenu des directives énoncées dans le guide opérationnel pertinent, le Guide opérationnel 1 : Permis de séjour temporaire (les directives). Les directives ne lient pas l’agent, mais elles peuvent renseigner la cour de révision au sujet des facteurs que les décideurs administratifs prennent généralement en compte (Vavilov, au para 94) et « offrent une orientation quant au contexte, au but, à la signification et à l’interprétation raisonnable des mesures législatives » (Mousa c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2016 CF 1358 au para 11, cité dans Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 8 au para 36).

[23] Dans la section des directives sur la délivrance des PST dans les cas d’interdiction de territoire pour grande criminalité, il y a une série de facteurs qu’un « agent doit évaluer » pour effectuer une évaluation du risque, dont la gravité de l’infraction, les risques que l’intéressé commette d’autres infractions, s’il existe un modèle de comportement criminel (p. ex., infraction unique et peu caractéristique de la personne) et si les peines ont été purgées, les amendes payées et les dédommagements versés.

[24] L’agent n’a renvoyé à aucun des facteurs énoncés dans les directives. Il s’est plutôt appuyé sur les conclusions qu’il avait tiré dans l’analyse relative aux considérations d’ordre humanitaire. Comme l’a souligné le juge Norris au paragraphe 64 de la décision Williams, la dispense au titre du paragraphe 24(1) « est formulé[e] de manière plus restrictive » que le « large pouvoir discrétionnaire en equity » prévu au paragraphe 25(1) de la LIPR. Je conclus que, comme dans la décision Williams, l’agent n’a pas effectué d’évaluation tenant compte du cadre juridique distinct à respecter pour statuer sur une demande de PST par rapport à celui applicable à une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Comme dans la décision Williams (au para 66), j’estime « [qu’u]ne nouvelle analyse tenant compte du cadre juridique à respecter pour statuer sur une demande de PST au titre du paragraphe 24(1) de la LIPR était requise ».


JUGEMENT dans le dossier IMM‑7865‑22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

  3. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

  4. Avec effet immédiat, le nom du demandeur est anonymisé au moyen des initiales « SJ » dans l’intitulé de tout document, y compris le dossier en ligne, que la Cour met à la disposition du public

« Lobat Sadrehashemi »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑7865‑22

 

INTITULÉ :

SJ c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 29 MAI 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SADREHASHEMI

 

DATE DES MOTIFS :

LE 5 DÉCEMBRE 2023

 

COMPARUTIONS :

Daniel Kingwell

 

POUR LE DEMANDEUR

 

John Loncar

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mamann, Sandaluk & Kingwell, LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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