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Dossier : IMM-1779-23

Référence : 2024 CF 122

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 25 janvier 2024

En présence de monsieur le juge Régimbald

ENTRE:

TARANJIT SINGH

demandeur

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du 11 janvier 2023 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a conclu que le demandeur n’est pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Le demandeur est un citoyen de l’Inde. Il prétend être impliqué dans un conflit foncier avec certains membres de sa famille qui ont menacé sa famille et lui. La SAR a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] selon laquelle le demandeur disposait d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] viable à Bengaluru, en Inde.

[3] Ayant examiné le dossier soumis à la Cour, y compris les observations écrites et orales des parties, ainsi que le droit applicable, j’estime que le demandeur ne s’est pas acquitté du fardeau qui lui incombait de démontrer que la décision de la SAR est déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire est rejetée pour les motifs qui suivent.

II. Faits

[4] Taranjit Singh [le demandeur] est un ressortissant indien de 25 ans originaire de l’État du Pendjab.

[5] Le demandeur et des membres de sa famille sont empêtrés dans un conflit foncier qui a commencé lorsque le père du demandeur a hérité de la terre du grand-père du demandeur. Étant donné que la terre appartenait initialement à l’arrière-grand-père du demandeur, le grand-oncle du demandeur et les fils de ce grand-oncle voulaient également en être propriétaires. Le grand-oncle et ses fils sont les agents de préjudice en l’espèce.

[6] Les agents de préjudice auraient assassiné l’un des oncles du demandeur en 1986, mais ils ont été acquittés du crime. En 2013, le père du demandeur a soudainement disparu, et sa disparition serait liée au conflit foncier. La terre en question est maintenant la propriété de la mère du demandeur.

[7] Les agents de préjudice ont menacé le demandeur et sa famille à de multiples occasions au fil des ans. Ils ont attaqué le demandeur à trois reprises, soit en août 2015, en mars 2016 et en janvier 2019. Quelque temps après la dernière attaque, le demandeur est venu au Canada et a demandé l’asile.

[8] Le demandeur croit également que les agents de préjudice ont un lien avec un membre de l’Assemblée législative [le MAL], qui a un pouvoir d’influence et qui dispose de ressources pour menacer le demandeur et sa famille.

[9] Dans sa décision du 26 avril 2022, la SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur au motif qu’une PRI viable était disponible à Bengaluru. La SAR a confirmé les conclusions de la SPR concernant la PRI viable et a rejeté la demande d’asile du demandeur.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[10] La SAR a conclu que l’exposé circonstancié du demandeur était crédible.

[11] Cependant, la SAR n’a pas estimé que le demandeur risquerait de subir des préjudices ou serait exposé à une menace à sa vie, à de la torture ou à des traitements ou peines cruels et inusités à Bengaluru. En ce qui concerne le premier volet du critère relatif à la PRI, la SAR a conclu que, bien que le demandeur et sa mère aient été menacés dans leur ville natale, il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve démontrant qu’il existe une menace à l’extérieur de cette région ou à Bengaluru. La menace à laquelle le demandeur est exposé est locale et aucune preuve objective ne permet de penser qu’elle existe ailleurs que dans sa ville natale. La SAR a également conclu que le lien entre le demandeur et la terre en question est indirect, parce que la terre appartient à sa mère et non au demandeur.

[12] La SAR s’est également penchée sur la nature et la fréquence des événements passés et a estimé qu’il ne découlait pas de ces éléments un risque de préjudice prospectif au sens de l’article 97 de la LIPR. La SAR a également jugé que les préjudices et les menaces n’avaient pas augmenté avec le temps et que les agents de préjudice n’auraient pas la motivation de retrouver le demandeur à Bengaluru et de lui causer un préjudice.

[13] De plus, la SAR a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve démontrant que les agents de préjudice ont un lien avec un MAL et que ce dernier aiderait les agents de préjudice ou aurait recours à ses moyens financiers pour causer un préjudice au demandeur à Bengaluru. Les éléments de preuve n’ont également pas permis à la SAR de conclure que le pouvoir d’influence du MAL sur la police serait tel qu’il serait en mesure d’accéder au système de vérification des locataires afin de retrouver le demandeur.

[14] En ce qui concerne le deuxième volet du critère relatif à la PRI, la SAR a analysé la situation personnelle du demandeur et a conclu que ce dernier était jeune, qu’il n’avait pas de problèmes de santé, qu’il avait fait des études secondaires, qu’il parlait l’hindi et le pendjabi, et qu’il pourrait probablement trouver un emploi à Bengaluru. Compte tenu de ces facteurs, le demandeur ne serait pas confronté à des difficultés excessives s’il devait s’installer à Bengaluru.

IV. Question en litige et norme de contrôle applicable

[15] La seule question en litige dans le présent contrôle judiciaire est celle de savoir si la SAR a raisonnablement conclu qu’il existait une PRI viable à Bengaluru.

[16] La norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 10, 25; Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 [Mason] aux para 7, 39-44). L’intervention de la Cour n’est pas justifiée lorsque la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, à savoir la justification, la transparence et l’intelligibilité (Vavilov, au para 99; Mason, au para 59). Une décision peut être jugée déraisonnable si le décideur s’est mépris sur la preuve dont il disposait (Vavilov, aux para 125-126; Mason, au para 73). Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable n’est pas une « simple formalité ». Ce type de contrôle demeure rigoureux. (Vavilov, au para 13; Mason, au para 63). Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov, au para 100).

V. Analyse

A. La décision de la SAR est raisonnable

[17] Le critère permettant de déterminer si une PRI est viable dans le pays du demandeur d’asile est énoncé dans l’arrêt Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1991 CanLII 13517 (CAF) au para 10. Le critère comporte deux volets : le demandeur d’asile dispose d’une PRI quand : (1) il ne risque pas sérieusement d’être persécuté ni de subir les préjudices visés au paragraphe 97(1) de la LIPR dans le lieu proposé comme PRI; et (2) il ne serait pas objectivement déraisonnable pour le demandeur d’y chercher refuge, compte tenu de l’ensemble des circonstances. Les deux volets doivent être respectés pour que l’on puisse conclure qu’un demandeur d’asile dispose d’une PRI (Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1993 CanLII 3011 (CAF) aux p 597-598). Il incombe au demandeur de démontrer que l’endroit proposé comme PRI n’est pas viable.

[18] Le demandeur soutient que la SAR a commis une erreur en concluant que les agents de préjudice n’avaient pas la motivation de le persécuter à Bengaluru. Le demandeur soutient qu’il y a encore des confrontations et que, compte tenu des événements antérieurs, la SAR aurait dû conclure qu’il demeure constamment ciblé.

[19] De plus, le demandeur soutient que l’endroit proposé comme PRI n’est pas raisonnable parce que les agents de préjudice les ont constamment ciblés, sa famille et lui, et qu’ils tenteront de les retrouver à l’endroit où la famille se sera réinstallée. Les agents de préjudice ont continué de harceler la mère du demandeur et celle-ci pourrait être contrainte de révéler où il se trouve à l’endroit proposé comme PRI. Ainsi, la PRI est déraisonnable parce que le demandeur devrait essentiellement vivre caché à Bengaluru et cesser toute communication avec sa famille et ses amis (Ali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 93 [Ali] au para 50; Zamora Huerta c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 586 [Zamora Huerta] au para 29). Enfin, le demandeur soutient que les agents de préjudice peuvent utiliser leurs ressources financières et exercer leur influence, notamment en collaborant avec un MAL et la police, pour le retrouver à Bengaluru.

[20] À mon avis, le demandeur n’a pas démontré que les conclusions de la SAR étaient déraisonnables. En ce qui concerne le premier volet du critère, la SAR a estimé que la motivation des agents de préjudice de retrouver le demandeur et sa famille à Bengaluru était faible. La SAR a conclu qu’il n’y avait aucune preuve démontrant que les actions des agents de préjudice s’intensifiaient, et qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve démontrant l’existence d’une menace à l’extérieur de sa ville natale ou à Bengaluru. Le demandeur (s’appuyant sur les décisions Ali et Zamora Huerta) allègue que les agents de préjudice pourraient harceler sa mère et la contraindre à révéler où il se trouve à l’endroit proposé comme PRI. Toutefois, le demandeur n’a présenté aucune preuve convaincante selon laquelle sa mère ou d’autres membres de sa famille seraient exposés à une menace sérieuse de préjudice et de violence s’ils mentaient quant au lieu où se trouve le demandeur ou s’ils refusaient de le révéler (Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 1715 au para 47).

[21] La SAR a également analysé les moyens dont disposent les agents de préjudice pour retrouver le demandeur et sa famille, et a raisonnablement conclu que les arguments avancés par le demandeur étaient vagues et non étayés par la preuve. Le demandeur allègue que les agents de préjudice ont un lien avec un MAL et ont accès à d’autres ressources financières, et qu’ils exerceront cette influence pour les retrouver, sa famille et lui. Cependant, le demandeur n’a pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que cette situation est probable et qu’il ne s’agit pas d’une simple hypothèse (Soto c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1141 aux para 16-20).

[22] En ce qui concerne le deuxième volet du critère, dans son analyse de la viabilité de Bengaluru en tant que PRI, la SAR a raisonnablement tenu compte de l’ensemble de la situation personnelle du demandeur et a raisonnablement conclu que ce dernier ne serait pas confronté à des difficultés excessives s’il devait se réinstaller à Bengaluru.

[23] À mon avis, le raisonnement de la SAR est intelligible, transparent et justifié à la lumière du dossier dont elle disposait (Vavilov, aux para 15, 98). Il incombe au demandeur de prouver que la décision est déraisonnable, et il n’a pas démontré que la SAR a commis des erreurs suffisamment capitales ou importantes pour rendre cette décision déraisonnable (Vavilov, au para 100). Dans son analyse, la SAR a tenu compte de l’ensemble de la preuve qui avait été soumise à la SPR et a conclu que le demandeur n’avait pas démontré qu’il serait en danger s’il devait se réinstaller à Bengaluru ou que cette solution serait excessive ou objectivement déraisonnable. Je ne vois donc aucune raison d’intervenir.

[24] Le demandeur demande essentiellement à la Cour d’examiner et d’apprécier de nouveau la preuve que la SAR a elle-même examinée et appréciée. Malheureusement, ce n’est pas le rôle de la Cour dans le contexte du contrôle judiciaire (Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 1308 au para 36; Vavilov, aux para 124-125).

VI. Conclusion

[25] La décision de la SAR est raisonnable. La SAR a effectué une évaluation raisonnable de l’existence d’une PRI viable à Bengaluru.

[26] La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[27] Les parties n’ont proposé aucune question à certifier et je conviens qu’aucune ne se pose dans les circonstances.




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