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Date : 20240202


Dossier : T-2373-22

Référence : 2024 CF 172

Ottawa (Ontario), le 2 février 2024

En présence de l’honorable madame la juge Rochester

ENTRE :

PRISCILLA LAPOINTE

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Priscilla Lapointe, est une travailleuse indépendante en musique, qui donne, entre autres, des ateliers de musique. Elle sollicite le contrôle judiciaire de deux décisions d’une agente [l’Agente] de l’Agence du revenu du Canada [ARC], datées du 14 octobre 2022 [Décisions], par laquelle, suite à un deuxième examen, l’Agente a conclu que la demanderesse n’était pas admissible à la Prestation canadienne de la relance économique [PCRE] et la Prestation canadienne pour les travailleurs en cas de confinement [PCTCC].

[2] Les prestations étaient disponibles pour les salariés et travailleurs indépendants admissibles qui ont subi une perte de revenus en raison de la pandémie de COVID-19. L’ARC a refusé les demandes de la demanderesse au motif qu’elle n’a pas gagné au moins 5 000 $ (avant impôts) de revenus d’emploi ou de revenu net de travail indépendant, pour la PCRE, en 2019 ou 2020, et pour la PCTCC, en 2020 ou 2021, ou au cours des 12 mois précédant la date de sa première demande de PCRE et de PCTCC.

[3] La demanderesse prétend que les Décisions sont déraisonnables, car selon elle, les documents, les factures et les demandes de redressement de ses déclarations d’impôts soumis démontrent qu’elle a gagné plus de 5 000 $ de revenus nets. En conséquence, les critères de la Loi sur les prestations canadiennes de relance économique, LC 2020, c 12, art 2 [Loi sur la PCRE] et la Loi sur la prestation canadienne pour les travailleurs en cas de confinement, LC 2021, c 26, art 8 [Loi sur la PCTCC] ont été satisfaits.

[4] Le défendeur fait valoir que l’Agente a raisonnablement conclu que la demanderesse n’avait pas démontré un revenu de plus de 5 000 $, car les revenus de la demanderesse avant les redressements étaient en dessous de 5 000 $ pour les années 2019, 2020 et 2021. Les demandes de redressement faites par la demanderesse en 2022 (après le premier examen) l’ont été dans le but d’atteindre un revenu de plus de 5 000 $, et les documents qu’elle a soumis comme preuve de ses revenus ne concordent pas avec ses déclarations de revenus.

[5] Pour les motifs qui suivent, les présentes demandes de contrôle judiciaire sont rejetées. Après avoir examiné les motifs de l’ARC, la preuve au dossier et le droit applicable, je ne suis pas convaincue que les Décisions de l’ARC peuvent être qualifiées de déraisonnables.

II. La norme de contrôle

[6] Il est bien établi que la norme de contrôle applicable en l’espèce est la norme de la décision raisonnable (He c Canada (Procureur général), 2022 CF 1503 au para 20; Aryan c Canada (Procureur général), 2022 CF 139 aux paras 15–16 [Aryan]).

[7] Pour être raisonnable, une décision doit être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 85 [Vavilov]). Une décision raisonnable est une décision qui est intrinsèquement cohérente, et qui « possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov aux para 85, 99; Crook c Canada (Procureur général), 2022 CF 1670 au para 4).

[8] Il incombe à la demanderesse, la partie qui conteste les Décisions, de démontrer le caractère déraisonnable des Décisions (Vavilov au para 100).

[9] La cour de révision doit adopter une attitude de retenue et intervenir que « lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif » (Vavilov au para 13). Pour pouvoir intervenir, la cour de révision doit être convaincue par la partie contestant la décision que celle-ci « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence », et que ces lacunes ou insuffisances reprochées « ne [sont] pas [...] simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision » (Vavilov au para 100).

[10] La cour doit centrer son attention sur la décision même qu’a rendue le décideur administratif, notamment sur sa justification, et non sur la décision qu’elle aurait rendue à sa place. À moins de circonstances exceptionnelles, une cour de révision ne doit pas modifier des conclusions de fait. De plus, dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, il n’appartient pas à notre Cour d’apprécier ou de soupeser à nouveau la preuve prise en compte par le décideur (Vavilov au para 125; Clark c Air Line Pilots Association, 2022 FCA 217 au para 9).

III. Analyse

[11] Dans ses soumissions écrites à cette Cour, la demanderesse tente de présenter de nouveaux documents afin de démontrer qu’elle satisfait bien aux critères d’admissibilité à la PCRE et à la PCTCC. Ces nouveaux documents n’ont pas été soumis à l’Agente dans le cadre du processus décisionnel et consistent d’une facture, des relevés de comptes, un formulaire T4A, et des tableaux des revenues et documents.

[12] En règle générale, les documents et informations dont ne disposait pas le décideur ne sont pas admissibles lors du contrôle judiciaire devant la Cour. Tel que souligné par le juge Denis Gascon dans sa décision Lavigne c Canada (Procureur général), 2023 CF 1182 [Lavigne], il est bien établi que, lors d’un contrôle judiciaire, la règle générale veut que la Cour de révision ne puisse examiner que les documents dont disposait le décideur administratif, à quelques exceptions près (Gittens c Canada (Procureur général), 2019 CAF 256 au para 14; Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 aux para 19-20 [Access Copyright]; Aryan au para 42; Kleiman c Canada (Procureur général), 2022 CF 762 aux para 25-26; Ntuer c Canada (Procureur général), 2022 CF 1596 au para 12; Lalonde c Canada (Agence du revenu), 2023 CF 41 au para 23). Ainsi, ces exceptions s’appliquent notamment aux documents qui : 1) fournissent des renseignements généraux susceptibles d’aider la Cour de révision à comprendre les questions en litige; 2) font état de vices de procédure ou de manquements à l’équité procédurale dans la procédure administrative; ou 3) font ressortir l’absence totale de preuve dont disposait le décideur (Tsleil‑Waututh Nation c Canada (Procureur général), 2017 CAF 128 au para 98; Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263 aux para 23–25; Access Copyright aux para 19–20; Nshogoza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1211 aux para 16–18).

[13] Les nouveaux documents soumis par la demanderesse, à mon avis, ne rencontrent aucune des exceptions énumérées dans Access Copyright et les autres décisions citées ci-haut. Puisque les nouveaux documents n’ont pas été présentés à l’Agente, la Cour, dans son exercice de contrôle judiciaire, ne peut pas les examiner pour déterminer le caractère raisonnable ou la légalité des Décisions (Fortier c Canada (Procureur général), 2022 CF 374 au para 17; Lavigne au para 24). En tout état de cause, je ne considère pas que les nouveaux documents auraient changé le résultat de ce contrôle judiciaire.

[14] Comme discuté ci-haut, dans le cadre de sa demande de contrôle judiciaire, le fardeau de la preuve incombe à la demanderesse, de démontrer que les Décisions de l’Agente sont déraisonnables.

[15] La demanderesse soutient que les Décisions sont déraisonnables parce qu’elle satisfait aux critères d’admissibilité établis, notamment le critère d’avoir gagné un revenu de plus de 5 000 $ net. Elle affirme que pour les redressements de ses déclarations de revenus pour les années 2019, 2020, et 2021, elle avait rajouté ses dépenses et les factures manquantes avec l’aide de son comptable. Elle explique que, pour 2019, elle a initialement mal compris et utilisé ses revenus nets au lieu de ses revenus bruts. Elle a donc demandé les redressements pour rectifier l’affaire et indiquer ses revenus bruts.

[16] Le défendeur soutient que le raisonnement qui sous-tend les Décisions est raisonnable et fondé sur un nombre de faits et constatations, incluant que : (1) les revenus de la demanderesse avant les redressements sont en dessous de 5 000 $ pour les années 2019, 2020 et 2021; (2) les documents soumis par la demanderesse justifiant son revenu sont coupés et ne concordent ni avec les déclarations de revenus initiales ni les déclarations après les redressements; (3) dans sa lettre datée du 10 août 2022, dans le contexte du deuxième examen, la demanderesse a indiqué qu’elle a « enlevé toutes les dépenses des trois années » pour les redressements; (4) pendant un appel avec l’Agente, la demanderesse a affirmé qu’elle n’a pas déclaré tous ses revenus; et (5) pendant le même appel, la demanderesse a affirmé avoir changé ses déclarations pour satisfaire au critère du 5 000 $ de revenus nets applicables à la PCRE et à la PCTCC et elle a demandé que l’Agente parle avec son comptable pour qu’elle puisse déclarer les bons montants pour être admissible.

[17] Le défendeur souligne que la demanderesse a informé l’Agente qu’elle a enlevé ses dépenses pour satisfaire au critère du 5 000 $, mais la Loi sur la PCRE et la Loi sur la PCTCC indiquent clairement que le revenu « de la personne qui exécute un travail pour son compte est son revenu moins les dépenses engagées pour le gagner » (Loi sur la PCRE au para 3(2); Loi sur la PCTCC au para 4(2)).

[18] J'ai examiné attentivement les Décisions et le dossier sur lequel les Décisions sont fondées, et je conclus que la demanderesse a été incapable de cerner une lacune ou une déficience suffisamment importante ou grave pour rendre les Décisions déraisonnables.

[19] Malgré les explications de la demanderesse au cours de l'audience sur les changements apportés à ses déclarations fiscales en 2022, j'estime qu'il n'était pas déraisonnable, sur la base du dossier dont elle disposait, que l'Agente ne soit pas convaincue que la demanderesse répondait aux critères de la Loi sur la PCRE et la Loi sur la PCTCC, notamment le critère d’avoir gagné 5 000 $ de revenus nets.

[20] L’Agente a considéré les documents et représentations fournis par la demanderesse, mais elle n’était pas satisfaite, à la lumière de l’historique des déclarations de la demanderesse et ses explications concernant les redressements, que la demanderesse avait effectivement gagné 5 000 $ de revenus nets au cours des périodes concernées. L'Agente n'était pas non plus convaincue, car les documents fournis ne correspondaient pas aux montants déclarés. Effectivement, la demanderesse invite la Cour à réévaluer la preuve soumise à l’Agente, ce qu’une cour de révision devrait s’abstenir de faire, à moins de circonstances exceptionnelles (Vavilov au para 125).

[21] Concernant le redressement des revenus de la demanderesse après les premières décisions d’inadmissibilité, le défendeur fait valoir que la demanderesse ne pouvait pas se rendre admissible pour la PCRE et PCTCC simplement en revenant en arrière et en enlevant les dépenses pour hausser son revenu (Laplante c Canada (Procureur général), 2023 CF 1450 au para 19 [Laplante]). Je suis d’accord avec le défendeur, que le fait d’avoir fait des redressements de ses revenus après coup dans le but d’être admissible aux prestations n'oblige pas l'Agente à lui donner raison (Laplante au para 19; Morin c Canada (Procureur général), 2023 CF 751 aux para 22-23). Il n’était pas déraisonnable pour l’Agente de conclure que les redressements ne suffisaient pas pour démontrer que la demanderesse avait gagné au moins 5 000 $ de revenus nets durant les périodes pertinentes. C'est d’autant plus le cas, car les documents fournis ne correspondent pas aux montants déclarés et que la demanderesse a informé l'Agente qu'elle avait modifié ses déclarations afin de devenir éligible.

[22] Le régime fiscal canadien repose sur les principes de l’autodéclaration et de l’autocotisation. Dans le contexte des prestations liées à la COVID‑19, des redressements, des déclarations de revenus modifiées, et des avis de cotisation ne démontrent pas qu’un demandeur ou une demanderesse a réellement gagné le revenu qu’il ou elle a déclaré (Hussain c Canada (Agence du revenu), 2023 FC 1382 au para 21; Cozak c Canada (Procureur général), 2023 CF 1571 au para 23; Walker c Canada (Procureur général), 2022 CF 381 aux para 29-38; Aryan au para 35).

[23] Je ne suis pas convaincue du caractère déraisonnable de la conclusion de l’Agente selon laquelle la demanderesse n’a pas démontré qu’elle avait gagné au moins 5 000 $ (avant impôts) de revenus nets de travail indépendant en 2019, en 2020, en 2021, ou au cours des 12 mois précédant la date de sa première demande. Les Décisions sont conformes aux exigences de Vavilov – en effet, à la lecture du dossier, on peut discerner la logique et le raisonnement sous-jacents des Décisions. Cette logique et ce raisonnement sont cohérents et fondés sur la preuve. Par conséquent, les Décisions de l’Agente sont raisonnables.

IV. Conclusion

[24] La demanderesse ne s’est pas acquittée du fardeau de preuve qui lui incombait d’établir que les Décisions rendues par l’Agente sont déraisonnables. En conséquence, les présentes demandes de contrôle judiciaire sont rejetées.

[25] Le défendeur sollicite les dépens dont il a droit suite au rejet des demandes. Je suis d’avis que la somme de 250 $ est raisonnable et justifiée.


JUGEMENT au dossier T-2372-22

LA COUR STATUE que :

  1. Les demandes de contrôle judiciaire sont rejetées.

  2. Des dépens au montant de 250 $ sont adjugés au défendeur.

« Vanessa Rochester »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2373-22

INTITULÉ :

PRISCILLA LAPOINTE c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 JANVIER 2024

JUGEMENT ET motifs :

LA JUGE ROCHESTER

DATE DES MOTIFS :

LE 2 FÉVRIER 2024

COMPARUTIONS :

Priscilla Lapointe

Pour le demandeur

(POUR SON PROPRE COMPTE)

Me Louis-Roch Desjardins

Me Christophe Tassé-Breault

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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