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Date : 20240110


Dossier : IMM-4449-22

Référence : 2024 CF 39

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 10 janvier 2024

En présence de madame la juge Sadrehashemi

ENTRE :

UMME HABIBA

UME AREEBA

SALMAN AHMAD

LE CONSEIL CANADIEN DES FEMMES MUSULMANES

LE CONSEIL NATIONAL DES MUSULMANS CANADIENS

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

ORDONNANCE MODIFIÉE

I. Aperçu

[1] Le défendeur, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [le ministre], a présenté une requête écrite dans laquelle il demande à la Cour de ne pas tenir d’audience relativement à la demande de contrôle judiciaire des demandeurs, d’accueillir cette demande de contrôle judiciaire en partie et de renvoyer l’affaire à un autre agent des visas pour qu’il rende une nouvelle décision. Les demandeurs s’opposent à la requête du défendeur, affirmant que la tenue d’une audience est nécessaire pour traiter les questions constitutionnelles non réglées soulevées dans le cadre du contrôle judiciaire.

[2] Les demandeurs sont trois personnes physiques [les demandeurs de résidence permanente] et deux organisations d’intérêt public. Les trois personnes physiques ont présenté une demande de résidence permanente en tant que membres de la famille d’une personne protégée au Canada. Un agent des visas en poste au Haut-commissariat du Canada au Royaume-Uni a rejeté leur demande au motif qu’ils n’étaient pas des « membres de la famille » parce que leur « adoption » ne correspondait pas à la définition de ce terme figurant dans le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [RIPR]. L’agent a par ailleurs conclu que les facteurs d’ordre humanitaire étaient insuffisants pour qu’il accueille leur demande en dépit de son irrecevabilité.

[3] Le paragraphe 3(2) du RIPR dispose que « le terme adoption s’entend du lien de droit qui unit l’enfant à ses parents et qui rompt tout lien de filiation préexistant ». Les demandeurs soutiennent que l’adoption, au Pakistan, est régie exclusivement par le droit musulman (la kafala), qui ne rompt pas définitivement le lien de filiation entre les enfants et leurs parents biologiques. Dans le cadre du contrôle judiciaire, les demandeurs contestent la constitutionnalité de la définition du terme « adoption » figurant au paragraphe 3(2) du RIPR en faisant valoir que cette disposition porte atteinte aux articles 2, 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés [la Charte] et que cette atteinte n’est pas justifiée au regard de l’article premier.

[4] Les demandeurs de résidence permanente soutiennent également, à titre subsidiaire, que l’examen qu’a fait l’agent des facteurs d’ordre humanitaire était déraisonnable.

[5] Le ministre reconnaît aux fins de la présente requête que l’examen des facteurs d’ordre humanitaire effectué par l’agent était déraisonnable et qu’une nouvelle décision doit donc être rendue à cet égard. C’est sur ce fondement que le ministre demande à la Cour d’accueillir la demande de contrôle judiciaire « en partie », puisqu’il n’admet aucunement l’argument constitutionnel des demandeurs.

[6] Le ministre avance deux arguments principaux à l’appui de sa requête. Premièrement, il soutient que la tenue d’une audience entraînerait un gaspillage des ressources de la Cour et serait incompatible avec l’article 3 des Règles de la Cour fédérale, DORS/98-106, parce qu’il a déjà accepté le résultat final, à savoir le renvoi de l’affaire pour nouvelle décision. Deuxièmement, il fait valoir que, comme il a accepté le renvoi de l’affaire pour qu’elle soit tranchée à nouveau sur le fondement des motifs d’ordre humanitaire, la demande est théorique en l’absence d’un litige actuel opposant les parties.

[7] Je ne suis pas convaincue que l’un ou l’autre des arguments du ministre milite en faveur de l’accueil de la requête. Les parties ne s’entendent pas sur la constitutionnalité du paragraphe 3(2) du RIPR, et l’application de cette disposition est essentielle à l’évaluation que doit faire l’agent de la demande de résidence permanente de chacune des personnes concernées en vue de rendre une nouvelle décision. En outre, je rejette l’allégation du ministre selon laquelle, en l’absence d’une décision judiciaire formelle portant que les deux organisations d’intérêt public demanderesses ont qualité pour agir, il est possible de faire essentiellement abstraction des intérêts de ces dernières à l’égard de la demande.

[8] Pour les motifs qui suivent, la requête du ministre sera rejetée.

II. L’historique des procédures

[9] Le 12 mai 2022, les demandeurs de résidence permanente ont déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire par laquelle ils contestent la décision de l’agent. Peu après, ils ont retenu les services d’un nouvel avocat et, en juillet 2022, ils ont sollicité une prorogation du délai pour déposer leurs documents, demande à laquelle il a été fait droit sur consentement. En août 2022, ils ont déposé leur dossier de demande et une requête en modification de leur demande d’autorisation et de contrôle judiciaire pour i) ajouter deux parties d’intérêt public en tant que codemandeurs, soit le Conseil canadien des femmes musulmanes et le Conseil national des musulmans canadiens; ii) solliciter une réparation supplémentaire, à savoir une déclaration portant que la définition du terme « adoption » figurant au paragraphe 3(2) du RIPR porte atteinte aux articles 2, 7 et 15 de la Charte et que cette atteinte n’est pas justifiée au regard de l’article premier; et iii) que les moyens invoqués à l’appui de la demande de contrôle judiciaire comprennent les arguments fondés sur de la Charte.

[10] Le ministre conteste la requête en modification des demandeurs. En décembre 2022, le juge adjoint Horne a accueilli la requête des demandeurs : il a autorisé l’ajout des deux parties d’intérêt public en tant que codemandeurs et des modifications à la réparation demandée et aux moyens invoqués à l’appui de la demande pour refléter les arguments tirés de la Charte. Le juge adjoint Horne a précisé qu’en permettant aux deux parties d’intérêt public de devenir codemandeurs, il ne se prononçait pas sur la question de savoir si elles avaient qualité pour agir dans l’intérêt public et que cette question pourrait être tranchée à une étape ultérieure du litige.

[11] Le 6 juillet 2023, le juge Pamel a ordonné la production du dossier certifié du tribunal. Ce dossier a été produit le 28 juillet 2023.

[12] Après avoir échoué à parvenir à une entente de règlement du litige, le ministre a déposé la présente requête en jugement le 22 septembre 2023. Les demandeurs se sont opposés à la requête et ont déposé leur propre requête en réponse, qui comprenait des affidavits de l’un des demandeurs de résidence permanente et de représentants des demandeurs d’intérêt public.

[13] Le 3 janvier 2024, le juge Pamel a accordé l’autorisation et une audience a été fixée au 2 avril 2024.

III. La question constitutionnelle n’est pas encore réglée

[14] À mon avis, l’accueil de la requête du ministre mettrait fin au litige sans régler la question fondamentale soulevée par les demandeurs, soit celle de la constitutionnalité du paragraphe 3(2) du RIPR.

[15] Je suis d’accord avec les demandeurs pour dire que si l’affaire était renvoyée à cette étape-ci, sans que la Cour se prononce sur la constitutionnalité de la définition de l’enfant adoptif, les demandes de résidence permanente sont susceptibles d’être à nouveau jugées irrecevables dans la catégorie invoquée, parce que les demandeurs concernés ne seraient pas considérés comme étant des « membres de la famille » visés au paragraphe 176(1) du RIPR. Une fois jugées irrecevables, leurs demandes ne pourraient être accueillies que si un agent décidait de prendre une mesure spéciale pour des motifs d’ordre humanitaire en application du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27. En outre, comme l’ont fait remarquer tous les demandeurs, y compris les organisations d’intérêt public concernées, la question générale soulevée par la présente demande, à savoir la constitutionnalité des dispositions en cause, resterait sans réponse pour d’autres demandeurs assujettis à des lois sur l’adoption similaires dans leur pays d’origine.

[16] Dans les circonstances, la Cour ne peut retenir les arguments du ministre selon lesquels l’accueil de la requête représenterait la solution au litige qui est la plus juste, expéditive et économique possible ou aurait pour effet de rendre la présente demande théorique, étant donné ce qu’il a admis. En dernière analyse, il subsiste un litige actuel qui a des conséquences sur les droits des demandeurs et qui ne serait pas résolu par l’accueil de la présente requête.

[17] Le ministre soutient qu’il est bien établi qu’« on ne peut pas se soustraire à l’application de la doctrine du caractère théorique par le biais d’une demande de jugement déclaratoire », parce que « [l]e tribunal refuse de rendre un jugement déclaratoire lorsqu’il n’y a plus de litige réel » (Rebel News Network Ltd c Canada (Commission des débats des chefs), 2020 CF 1181 au para 40). Cependant, en l’espèce, les demandeurs ne sollicitent pas un jugement déclaratoire pour la forme. La déclaration qu’ils cherchent à obtenir concerne directement la façon dont les demandes de résidence permanente seront évaluées en fonction d’une question déterminante : les trois personnes physiques sont-ils des « membres de la famille » qui pourraient être inscrits à titre de personnes à charge sur la demande de résidence permanente?

[18] Le ministre s’appuie également sur l’arrêt NO c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 214, dans lequel la Cour d’appel fédérale avait conclu que l’appel était théorique, malgré une question constitutionnelle non réglée. Ce jugement n’appuie pas la position du ministre. La Cour d’appel fédérale a jugé qu’il ne subsistait aucun litige actuel, car la demanderesse dans cette affaire avait obtenu sa résidence permanente, et que la préoccupation de cette dernière selon laquelle la question constitutionnelle était pertinente puisqu’elle pourrait perdre un jour son statut de résidente permanente était hypothétique. En l’espèce, la préoccupation des demandeurs à l’égard de l’application de la définition du terme « adoption » au paragraphe 3(2) du RIPR n’est pas hypothétique; elle sera appliquée à leur situation particulière lors du nouvel examen.

[19] Voici l’explication fournie par l’un des demandeurs de résidence permanente dans son affidavit déposé en réponse à la requête du ministre :

[traduction]

Il est très important pour notre famille de régler la question constitutionnelle inhérente à nos demandes. Nous craignons, si nous ne pouvons pas faire valoir notre contestation constitutionnelle dans le cadre d’une audience, de nous heurter au même rejet de nos demandes sur le fondement du paragraphe 3(2) du [RIPR]. L’agent d’IRCC devra respecter ce même règlement qui ne reconnaît pas la kafala.

[20] Le ministre fait valoir que la décision Chakra c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 112 [Chakra], rendue par notre Cour, appuie sa position. Je ne suis pas d’accord. Dans la décision Chakra, la Cour a conclu qu’il ne restait aucun litige actuel entre les parties, puisque le ministre avait convenu que la décision en cause, soit l’interdiction de territoire, devait faire l’objet d’un nouvel examen, parce que « le pouvoir décisionnel avait été délégué de façon irrégulière » (au paragraphe 6), et il n’était pas question de décider si une exemption s’appliquait.

[21] En l’espèce, l’éventuel recours de droit administratif ne prend naissance que lorsque la disposition contestée est appliquée. La première étape du nouvel examen consistera à trancher la question de savoir si les demandeurs de résidence permanente sont des membres de la famille au sens du paragraphe 176(1) du RIPR. Pour ce faire, il faudra décider s’ils sont des « enfants à charge » au sens du paragraphe 1(3) du RIPR et si leur adoption est conforme aux exigences énoncées au paragraphe 3(2) du RIPR. C’est la constitutionnalité de cette disposition qui est contestée. Ce n’est qu’après avoir tranché cette question centrale et conclu que les demandeurs ne sont pas des « membres de la famille » que l’agent évaluerait si des facteurs d’ordre humanitaire militent en faveur de l’exercice du pouvoir discrétionnaire.

[22] Par ailleurs, contrairement à l’espèce, il n’y a pas de codemandeurs d’intérêt public dans les affaires invoquées par le ministre. Le ministre fait valoir que la Cour ne devrait pas tenir compte de la présence de tels codemandeurs pour trancher la présente requête, puisqu’aucune ordonnance judiciaire n’a confirmé qu’ils ont qualité pour agir. Il s’agit d’une opinion indéfendable et incompatible avec la jurisprudence sur la qualité pour agir dans l’intérêt public et avec l’ordonnance du juge adjoint Horne rendue en décembre 2022 [l’ordonnance], qui a modifié la présente demande en ajoutant les organisations d’intérêt public en tant que codemandeurs. Le fait que le juge adjoint Horne n’ait pas tranché la question de la qualité pour agir dans son ordonnance, car il a conclu qu’une décision à ce sujet devrait être prise à une étape ultérieure du litige, n’étaye pas la position du ministre selon laquelle il est tout simplement possible de ne pas tenir compte des intérêts éventuels des codemandeurs dans la présente demande.

[23] Comme l’a déjà expliqué le juge adjoint Horne au paragraphe 11 de l’ordonnance :

[traduction]

Toute partie, y compris un groupe de défense de l’intérêt public, peut faire valoir sa qualité pour agir lorsqu’une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire est introduite. Cette partie n’est pas tenue de demander, par voie de requête préliminaire, qu’une décision soit rendue sur la qualité pour agir. Dans de tels cas, la qualité d’une partie pour présenter la demande sera habituellement examinée à l’audience sur le fond (Conseil canadien pour les réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 1131 au para 21).

[24] La qualité pour agir dans l’intérêt public a pour objet « d’empêcher que la loi ou les actes publics soient à l’abri des contestations » (Conseil canadien des Églises c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 RCS 236 aux p 250, 252, cité dans l’arrêt Colombie-Britannique (Procureur général) c Conseil des Canadiens avec déficiences, 2022 CSC 27 au para 40). La Cour suprême du Canada a indiqué qu’il faut se garder d’écarter les groupes de défense de l’intérêt public de façon prématurée (Canada (Procureur général) c Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, 2012 CSC 45, aux para 27‑28).

[25] En demandant à la Cour de faire abstraction des intérêts des codemandeurs d’intérêt public, le ministre demande en fait à la Cour de statuer, sans le bénéfice d’arguments sur la question, que ces codemandeurs n’ont pas qualité pour agir, mettant ainsi fin à cet égard au litige intégralement. Comme l’a souligné le juge Diner, « [l]e pouvoir discrétionnaire pour rendre une décision sur la qualité pour agir à un stade préliminaire de la procédure doit être exercé expressément, mais avec modération » (Conseil canadien pour les réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 1131 au para 24, citant l’arrêt Apotex Inc c Canada (Gouverneur en conseil), 2007 CAF 374 aux para 13‑14). L’existence éventuelle d’une autre question complexe découlant du litige, soit celle de savoir si les parties d’intérêt public ont qualité pour contester la disposition en cause, milite en faveur du rejet de la requête du ministre.

[26] Comme je l’ai exposé dans les motifs qui précèdent, je suis dans l’ensemble convaincue qu’il subsiste un litige actuel entre les parties, que la Cour sera mieux à même de traiter en procédant à l’audition de la demande de contrôle judiciaire et en disposant d’un dossier complet. Par conséquent, la requête en jugement sera rejetée.


ORDONNANCE

LA COUR REND L’ORDONNANCE suivante :

  1. La requête est rejetée.

« Lobat Sadrehashemi »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

IMM-4449-22

INTITULÉ :

UMME HABIBA, UME AREEBA, SALMAN AHMAD, LE CONSEIL CANADIEN DES FEMMES MUSULMANES, LE CONSEIL NATIONAL DES MUSULMANS CANADIENS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

ORDONNANCE :

LA JUGE SADREHASHEMI

DATE DE L’ORDONNANCE :

 

Le 8 janvier 2024

DATE DE L’ORDONNANCE MODIFIÉE :

Le 10 janvier 2024

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Landings LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

UMME HABIBA

UME AREEBA

SALMAN AHMAD

 

Lenczner Slaght LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

CONSEIL CANADIEN DES FEMMES MUSULMANES

Nusaiba Al-Azem
Daniel Kuhlen

Dalal Souraya

Avocats

Ottawa (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

CONSEIL NATIONAL DES MUSULMANS CANADIENS

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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