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Date : 20240205

Dossier : IMM-3185-23

Référence : 2024 CF 179

Ottawa, Ontario, le 5 février, 2024

En présence de l’Honorable Madame la juge Azmudeh

ENTRE:

LEONARD OKECHUKWU EKE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, Leonard Okechukwu Eke, a saisi cette Cour afin d'obtenir un contrôle judiciaire de la décision de la SAR selon laquelle il était exclu en vertu de l'article 1E de la Convention relative au statut des réfugiés [la « Convention »] et de l'article 98(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [LIPR]. Pour les raisons exposées ci-dessous, j’accueille la demande de contrôle judiciaire.

[2] À titre préliminaire, le demandeur est un citoyen du Nigéria qui a vécu en Afrique du Sud en tant que résident permanent. Il n'est pas contesté par les parties qu'au moins jusqu'à la mi-année 2018, il avait un statut de résident permanent valide en Afrique du Sud, ou que les droits de la résidence permanente étaient largement équivalents à ceux associés aux droits de la nationalité. Le différend porte sur la question de savoir si le demandeur avait perdu son statut à la date de l'audience devant la SPR et, dans l'affirmative, si cette perte était volontaire ou involontaire selon l'application de Zeng c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CAF 118 [Zeng]. Le tout est dans le contexte de son allégation selon laquelle il a dû quitter l'Afrique du Sud en raison des attaques xénophobes fréquentes et graves qu'il a subies.

I. Décision

[3] J'accueille la demande de contrôle judiciaire du demandeur puisque j'estime que la décision prise par la SAR est déraisonnable.

II. Questions en litige et normes de contrôle

[4] Les parties soutiennent, et je suis d'accord avec elles, que la seule question qui se pose devant moi est celle de savoir si la décision de la SAR était raisonnable.

[5] La norme de contrôle applicable aux décisions relatives à la détermination du statut de réfugié est celle du caractère raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65 au para 23 [Vavilov]; Singh v Canada (Citizenship and Immigration), 2022 FC 1645 au para 13; Shah v Canada (Citizenship and Immigration), 2022 FC 1741 au para 15). Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85). La cour de révision doit s'assurer que la décision est justifiée, intelligible et transparente (Vavilov au para 95). Les décisions justifiées et transparentes tiennent compte des questions et des préoccupations centrales soulevées dans les observations des parties à l'intention du décideur (Vavilov au para 127).

Analyse

Cadre juridique de l’article 1E de la Convention

[6] Le cadre juridique de l’analyse de l’article 1E a été précisé au paragraphe 28 de la décision Zeng:

[28] Compte tenu de tous les facteurs pertinents existant à la date de l’audience, le demandeur a‑t‑il, dans le tiers pays, un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants de ce pays? Si la réponse est affirmative, le demandeur est exclu. Si la réponse est négative, il faut se demander si le demandeur avait précédemment ce statut et s’il l’a perdu, ou s’il pouvait obtenir ce statut et qu’il ne l’a pas fait. Si la réponse est négative, le demandeur n’est pas exclu en vertu de la section 1E. Si elle est affirmative, la SPR doit soupeser différents facteurs, notamment la raison de la perte du statut (volontaire ou involontaire), la possibilité, pour le demandeur, de retourner dans le tiers pays, le risque auquel le demandeur serait exposé dans son pays d’origine, les obligations internationales du Canada et tous les autres faits pertinents.

[7] La SAR a également adopté le raisonnement dans une décision jugée persuasive (SAR MB8-00025) dans laquelle la SAR avait interprété l'application du test Zeng comme suit:

[4] le cadre d’analyse classique que j’appuie dans la présente décision consiste à poser les questions suivantes :

1) À la date de l’audience de la SPR, le demandeur d’asile avait il un statut dans un pays de résidence qui lui confère essentiellement les mêmes droits et les mêmes obligations que ceux qui sont rattachés à la possession de la nationalité de ce pays?

Si la réponse à la question 1) est négative, la SPR ou la SAR doivent examiner la question de savoir si le demandeur d’asile avait auparavant un tel statut et qu’il l’a perdu ou s’il y a eu accès et qu’il ne l’a pas obtenu. Dans l’affirmative, la SPR et la SAR doivent tenir compte des facteurs énoncés par la Cour d’appel dans la dernière partie du paragraphe 28 de l’arrêt Zeng, et les soupeser.

Si la réponse à la question 1) est affirmative, la question suivante est celle de savoir si le pays de résidence du demandeur d’asile est peu sécuritaire pour lui en ce sens qu’il est exposé à une possibilité sérieuse d’être persécuté pour l’un des motifs prévus dans la Convention ou qu’il sera probablement exposé au risque d’être soumis à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités pour lesquels il n’a aucune protection de l’État ou possibilité de refuge intérieur.

Si le pays de résidence du demandeur d’asile est peu sécuritaire pour lui, il ne se voit pas refuser l’asile, et le décideur doit examiner la question de savoir s’il a qualité de réfugié au sens de la Convention ou qualité de personne à protéger à l’égard du pays dont il a la nationalité.

Si le pays de résidence du demandeur d’asile est sécuritaire pour lui, il se voit refuser l’asile par l’effet combiné de la section E de l’article premier de la Convention et de l’article 98 de la LIPR.

[8] Je conviens que la SAR a eu raison d'adopter un cadre d'analyse qui a raisonnablement interprété Zeng comme exigeant du décideur qu'il évalue si un demandeur d'asile serait confronté à une possibilité sérieuse de persécution pour un motif prévu par la Convention ou à un risque personnel de préjudice en vertu de l'article 97(1) LIPR, dans le pays concerné par l'article 1E de la Convention.

[9] C'est dans ce contexte que l'évaluation de la crédibilité des attaques que le demandeur aurait subies en Afrique du Sud constitue un fait important. On fait généralement preuve d'une grande réserve à l'égard des conclusions tirées en matière de crédibilité par un tribunal administratif spécialisé tel que la SPR. En règle générale, cette Cour n'interviendra pas dans une décision si les preuves présentées à la Commission, prises dans leur ensemble, soutiennent son évaluation défavorable de la crédibilité, si ses conclusions sont raisonnables à la lumière des preuves, et si des inférences raisonnables ont été tirées de ces preuves (Tsigehana c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 426, aux paras 33-35.)

La décision de la SPR était-elle raisonnable?

[10] En l'espèce, le Demandeur avait fourni les informations suivantes dans son Formulaire fondement de la demande d'asile [« FDA »] pour corroborer les attaques subies en Afrique du Sud :

I seek refugee protection from Canada because while in South Africa I was a prime target of xenophobic hate and violence. My business premises and I suffered repeated xenophobic attacks and plunders. I have watched friends and colleagues maimed, plundered, murdered, while the police stood and did nothing. During the last attack which precipitated my running to Canada I narrowly escaped death; in fact, I was attacked with bottles and irons and my business plundered and vandalised. I was robbed of everything I had, stabbed and left to die. I woke up in a pool of blood; recovered with the aid of modern medicine. I still have the scars of some of the injuries I sustained. How I escaped alive still surprises me…

[Version originale en anglais]

Je demande l'asile au Canada parce que j'ai été la cible privilégiée de la haine et de la violence xénophobes pendant mon séjour en Afrique du Sud. Mes locaux commerciaux et moi-même avons subi des attaques et des pillages xénophobes répétés. J'ai vu des amis et des collègues se faire mutiler, piller, assassiner, tandis que la police restait sans rien faire. Lors de la dernière attaque qui a précipité ma fuite au Canada, j'ai échappé de peu à la mort; en fait, j'ai été attaqué avec des bouteilles et des fers à repasser et mon entreprise a été pillée et vandalisée. On m'a volé tout ce que j'avais, on m'a poignardé et on m'a laissé pour mort. Je me suis réveillé dans une mare de sang; je me suis rétabli avec l'aide de la médecine moderne. Je porte encore les cicatrices de certaines des blessures que j'ai subies. La façon dont je m'en suis sorti vivant me surprend encore…

[Notre traduction]

[11] Comme on peut le constater, les agressions sont mentionnées en termes généraux. Lors des audiences de la SPR, la commissaire a posé des questions pour mieux comprendre le contexte des agressions. Cependant, en les rejetant, elle est entrée dans une logique circulaire qui n'est ni transparente ni intelligible. Elle a demandé des détails spécifiques qui se retrouvaient souvent à l’intérieur de longues déclarations à questions multiples et pouvant porter à confusion. Lorsque le demandeur offrait une réponse, la commissaire rejetait la demande au motif que ces détails n'étaient pas mentionnés dans le formulaire FDA. Tout au long de ce processus, elle n'a jamais cherché à s'enquérir de la crédibilité de leurs motivations, alors qu'elle devait évaluer la sécurité de l'Afrique du Sud dans le contexte des articles 96 et 97(1) de la LIPR:

COMMISSAIRE: Ok. Donc dites-moi, je vais maintenant vous interroger sur les raisons qui vous ont poussé à quitter l'Afrique du Sud.

DEMANDEUR: J'ai quitté l'Afrique du Sud en raison des attaques xénophobes constantes contre les ressortissants étrangers, en particulier contre mon commerce. Mon commerce a été attaqué à de nombreuses reprises et les attaques constantes contre les ressortissants étrangers, les attaques xénophobes contre les ressortissants étrangers, c'est la raison pour laquelle j'ai quitté l'Afrique du Sud.

COMMISSAIRE: Avez-vous été personnellement agressé en Afrique du Sud ?

DEMANDEUR: Oui, j'ai été agressé dans mes installations commerciales.

COMMISSAIRE: Ne me devancez pas, attendez.

DEMANDEUR: Oui.

COMMISSAIRE: Je crois que vous avez dit, je ne suis pas sûr, avez-vous dit que vous avez été attaqué dans vos installations commerciales ou que vos installations commerciales ont été attaquées ?

DEMANDEUR: Mon entreprise a été attaquée, j'ai également été attaqué.

COMMISSAIRE: Ok. Vous avez quitté l'Afrique du Sud le 24 juillet 2018, n'est-ce pas ?

DEMANDEUR: Oui.

COMMISSAIRE: Parlez-moi donc de la dernière attaque que vous avez subie avant de partir ? En d'autres termes, y a-t-il un incident spécifique, commençons par là, y a-t-il un incident spécifique parmi tous ces incidents qui vous a fait quitter l'Afrique du Sud?

DEMANDEUR: En dehors de l'attaque personnelle à laquelle j'ai survécu et de l'autre qui, vous savez, m'a fait décider de partir, c'est celle qui a coûté la vie à mon partenaire. Ils sont venus l'attaquer et il a perdu la vie.

COMMISSAIRE: Je vais vous poser une question à ce sujet. En quelle année s'est produite l'attaque personnelle que vous venez de mentionner ?

DEMANDEUR: 2018.

COMMISSAIRE: Vous souvenez-vous du mois?

DEMANDEUR: C'était en février, celui que j'ai personnellement vécu et celui avec mon ami est arrivé en juin-juillet, ou au début du mois de juillet.

COMMISSAIRE: Ok. L'agression dont vous avez été victime s'est donc produite en février 2018.

DEMANDEUR: Oui, c'est exact. Je ne cesse d'être, vous savez, après cet incident, nous avons eu différentes attaques dans nos locaux professionnels et la dernière qui s'est produite a coûté la vie à mon partenaire.

COMMISSAIRE: Ok. Et c'était à la fin du mois de juin ou au début du mois de juillet 2018 ?

DEMANDEUR: Oui, il y a eu des attaques xénophobes généralisées au cours de cette période.

COMMISSAIRE: Je voudrais donc revenir sur certaines des informations que vous avez données. Dans votre récit narratif, vous dites que la dernière attaque, pardon c'est le paragraphe 2, vous dites que la dernière attaque qui vous a poussé à fuir au Canada est celle de février 2018. Mentionnez-vous quelque chose à ce sujet, c'est dans votre récit écrit, n'est-ce pas, mentionnez-vous quelque chose à propos de l'attaque contre votre partenaire dans votre récit écrit ?

DEMANDEUR: Je l'ai fait, je l'ai fait.

COMMISSAIRE: Ok, maintenant vous avez une copie de ce document devant vous, pourriez-vous m'indiquer où vous parlez de votre partenaire qui a été tué ? Donc, assurez-vous que vous regardez bien votre récit amendé, d'accord, celui que vous avez signé plus récemment. Il s'agit donc de la pièce 2.1 qui se trouve également dans la pièce 8.1. Voyez-vous cela quelque part?

[Notre traduction]

[12] Lors de l'audience, l'avocat du défendeur a admis que la commissaire de la SPR n'avait jamais posé de questions sur les motifs des attaques. Toutefois, il a fait valoir que, puisque la SPR avait intégralement rejeté l’existence des attaques, les motifs de celles-ci n'étaient plus pertinents. Cette position me semblerait acceptable si le rejet avait été fait de manière à ce que l'on puisse y voir une chaîne de raisonnement logique. Cependant, la SPR a conclu – et la SAR a confirmé – que les omissions matérielles porteraient atteinte à la crédibilité du demandeur, même si l'on a posé au demandeur des questions spécifiques sur les détails des attaques, telles que les dates, et qu'il a répondu à ces questions. Le demandeur a fourni des réponses directes qui concordaient largement avec les autres éléments de preuve présentés au commissaire, y compris en ce qui concerne les conditions dans le pays. En bref, en acceptant ce raisonnement, la SAR a créé un paradoxe inhérent en présentant à l'individu un scénario irréalisable. Répondre par des informations détaillées est considéré comme contradictoire face à une déclaration générale dépourvue de détails, ce qui place la personne dans un dilemme : s'abstenir de donner des réponses spécifiques – ce qui peut être considéré comme un manque de véracité – ou fournir des détails supplémentaires pouvant également le qualifier de malhonnête. Cette logique circulaire rend l'individu incapable d'établir la véracité de ses allégations par quelque moyen que ce soit, révélant la nature intrinsèquement illogique d'un tel argument.

[13] La SAR partageait également l'avis de la SPR et estimait que l'absence de documents corroborant l'agression, tels que des rapports médicaux, posait problème. Comme l'a reconnu le procureur du défendeur lors de l'audience, si l'évaluation de la crédibilité acceptée par la SAR était raisonnable, et qu'il n'y avait pas de preuves indépendantes pour corroborer les faits pertinents à la demande, le décideur est raisonnablement laissé avec des preuves crédibles insuffisantes pour conclure que le fait à l'appui de la demande est établi. Toutefois, dans ce cas, le rejet des faits était fondé sur l'assimilation déraisonnable de l'absence de détails à une omission matérielle dans une déclaration générale.

[14] Comme l'a constaté la SAR en évaluant les documents sur l'Afrique du Sud, les attaques xénophobes sont courantes. Cependant, comme aucune question n'a été posée sur les motifs potentiels des attaques, la SAR n'a pas été en mesure d’évaluer si un retour dans le pays 1E, c'est-à-dire l'Afrique du Sud, serait sécuritaire aux termes de l'article 96 ou de l'article 97 LIPR. Par conséquent, bien que la SAR ait articulé le test juridique approprié pour interpréter le cadre d'analyse de Zeng, elle ne disposait pas de suffisamment d'éléments de preuve par le biais des interrogatoires de la SPR pour évaluer correctement les questions de son propre test. C'est cette erreur qui rend la décision déraisonnable.

[15] Il y avait un désaccord entre la SAR et le demandeur concernant le statut du demandeur en Afrique du Sud. La SAR a estimé qu'il ne s'était pas déchargé de son fardeau qu'il avait perdu son statut. Même en cas de maintien du statut, les informations sur les motifs des agressions sont pertinentes pour déterminer si le demandeur serait confronté à une possibilité sérieuse de persécution pour un motif prévu par la Convention ou à un risque personnel de préjudice en vertu de l'article 97(1) LIPR en Afrique du Sud

[16] La SPR n'a jamais posé de questions sur les motifs et la SAR n'a pas jugé nécessaire de le faire, ce qui a empêché la SAR d'appliquer convenablement le test Zeng tel qu'il a été interprété par la décision persuasive de la SAR. La décision de la SAR était donc déraisonnable.


JUGEMENT au DOSSIER IMM-3185-23

CONCLUSION:

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l'affaire est renvoyée pour être examinée par un/une autre commissaire de la SAR.

  2. Les parties n'ont pas proposé de question certifiée et je conviens qu'aucune ne se pose dans cette affaire.

  1.  

«Negar Azmudeh»

blank

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

IMM-3185-23

INTITULÉ :

LEONARD OKECHUKWU EKE et LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 29 janvier 2024

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE AZMUDEH

DATE DES MOTIFS :

LE 5 FÉvRier 2024

COMPARUTIONS :

Me Laurent Gryner

POUR LE DEMANDEUR

Me Boris Haganji

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Laurent Gryner, Avocat-Immigrer maintenant inc

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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