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Date : 20240208

Dossier : T‑1458‑20

Référence : 2024 CF 215

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 février 2024

En présence de la juge en chef adjointe Gagné

RECOURS COLLECTIF ENVISAGÉ

ENTRE :

NICHOLAS MARCUS THOMPSON, JENNIFER PHILLIPS,

MICHELLE HERBERT, KATHY SAMUEL, WAGNA CELIDON,

DUANE GUY GUERRA, STUART PHILP, SHALANE ROONEY,

DANIEL MALCOLM, ALAIN BABINEAU,

BERNADETH BETCHI, CAROL SIP, MONICA AGARD et

MARCIA BANFIELD SMITH

demandeurs

et

SA MAJESTÉ LE ROI

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Amnistie internationale (Section canadienne) (anglophone) [Amnistie Canada] sollicite l’autorisation d’intervenir dans la requête qu’ont présentée les demandeurs en vue de faire autoriser le recours collectif, ainsi que dans la requête en radiation du défendeur. Amnistie Canada déclare que si l’autorisation est accordée, elle présentera des observations concernant les obligations du défendeur en droit international qui sont pertinentes à l’égard des deux requêtes.

[2] Le défendeur est seul à s’opposer à la requête de l’intervenante éventuelle, essentiellement au motif que les observations que celle‑ci propose de formuler sont de nature substantielle et non pertinentes à l’égard des questions procédurales qui sont soulevées dans la requête en autorisation et la requête en radiation, ainsi qu’au motif que, en tout état de cause, ces questions ne sont pas régies par le droit international.

II. Les faits

[3] Amnistie internationale et Amnistie Canada sont des organisations indépendantes financées par leurs membres et au moyen de dons individuels, encore qu’elles puissent recevoir une aide financière gouvernementale pour leurs activités de sensibilisation aux droits de la personne. Amnistie Canada est une organisation à but non lucratif constituée sous le régime de la Loi canadienne sur les organisations à but non lucratif, LC 2009 c 23.

[4] Amnistie internationale a pour mission de défendre et de promouvoir les droits de la personne (aussi appelés les « droits de l’être humain ») à l’échelon tant international que national. Cette organisation surveille les violations et les abus des droits de la personne et en rend compte, elle participe à des réunions internationales et régionales sur les droits de la personne, elle intervient dans des instances judiciaires tenues à l’échelon national, international et régional, et elle rédige des mémoires et prend part à des processus législatifs et à des audiences d’envergure nationale.

[5] Les tribunaux canadiens reconnaissent que les recherches que mène Amnistie internationale sont crédibles. Amnistie Canada a comparu devant plusieurs tribunaux judiciaires et administratifs canadiens dans des affaires relevant du droit international.

[6] L’intérêt d’Amnistie Canada à l’égard de la présente affaire a trait à ses activités axées sur la protection de tous les droits de la personne au Canada conformément au droit international en matière de droits de la personne, et en particulier, à l’égard des questions de justice raciale.

A. Le contexte procédural

[7] Les demandeurs ont déposé leur déclaration dans le cadre du présent recours collectif envisagé le 2 décembre 2020. Ils ont signifié et déposé leur avis de requête et leurs affidavits à l’appui de l’autorisation le 2 septembre 2021.

[8] L’audition de la requête en autorisation était initialement prévue pour septembre 2022. À la suite d’une requête du défendeur, les dates ont été ajournées et reportées à mai 2023.

[9] En octobre 2022, le défendeur a signifié et déposé ses affidavits en réponse à la requête en autorisation des demandeurs. Le même jour, le défendeur a signifié et déposé sa requête en radiation pour motifs de compétence et d’actes de procédure.

[10] En novembre 2022, les demandeurs ont signifié et déposé leurs affidavits de réponse ou en réplique en lien avec les deux requêtes. Le défendeur a par la suite déposé une requête en vue de faire radier des passages de la preuve en réplique des demandeurs, ainsi que pour faire ajourner de nouveau l’audience d’autorisation afin de pouvoir répondre à d’autres éléments de preuve inclus dans le dossier en réplique des demandeurs. La Cour a accordé ce redressement, et elle a reporté l’audition des requêtes à la période du 16 au 25 octobre 2023.

[11] Le 8 août 2023, les parties ont toutes deux demandé que l’on ajourne de nouveau l’audition des requêtes en vue de procéder à des contre‑interrogatoires. Les requêtes seront maintenant entendues conjointement à une date à fixer après le 3 mai 2024.

B. L’affidavit à l’appui et le contre‑interrogatoire

[12] Le 17 juillet 2023, la secrétaire générale d’Amnistie Canada, Ketty Nivyabandi, a souscrit un affidavit à l’appui du projet de requête de l’intervenante. Le défendeur a contre‑interrogé Mme Nivyabandi le 13 octobre 2023.

[13] Lors de ce contre‑interrogatoire, l’avocat d’Amnistie Canada a confirmé que si Amnistie Canada obtenait l’autorisation d’intervenir, sa participation se limiterait à formuler des arguments juridiques concernant les obligations du défendeur en droit international.

[14] Amnistie Canada n’a pas demandé l’autorisation de déposer une preuve quelconque. L’avis de requête qu’elle a déposée ne sollicite pas l’autorisation de déposer des documents supplémentaires.

[15] Cependant, dans son mémoire des faits et du droit, Amnistie Canada sollicite une ordonnance l’autorisant à déposer un relevé de sources secondaires. L’affidavit de Mme Nivyabandi et les documents liés à la requête d’Amnistie Canada décrivent en détail les observations juridiques proposées, mais ils ne donnent que de vagues détails sur les [TRADUCTION] « conclusions », les [TRADUCTION] « commentaires » et les [TRADUCTION] « rapports » qu’il est possible qu’ils déposent à l’appui de leurs observations.

III. Les questions en litige et le critère d’intervention

[16] La première et principale question en litige consiste à savoir si l’intervenante éventuelle satisfait au critère d’intervention. Comme l’a décrété récemment le juge Stratas dans l’arrêt Le‑Vel Brands, LLC c Canada (Procureur général), 2023 CAF 66m au paragraphe 7, le critère d’intervention oblige à examiner trois éléments : 1) l’utilité de la participation de l’intervenant par rapport aux questions que la Cour est appelée à trancher, 2) l’intérêt véritable de l’intervenant, et 3) la prise en compte de l’intérêt de la justice.

[17] Une seconde question, qui se posera si l’autorisation est accordée, est celle de savoir s’il convient d’admettre d’office des sources liées au droit international et secondaires.

IV. Analyse

A. Le critère d’intervention

1) La première étape : l’utilité

[18] Le critère qui s’applique à l’utilité est celui de savoir si l’intervenante éventuelle présentera des observations différentes et utiles et si elle offrira des précisions et des perspectives qui aideront la Cour à se prononcer sur les questions de droit qu’ont soulevées les parties à l’instance, et non sur de nouvelles questions (Le‑Vel Brands, au para 19). Pour déterminer l’utilité, la Cour doit examiner quatre questions :

  • i)Quelles sont les questions que les parties ont soulevées?

  • ii)Quelles observations l’intervenante éventuelle a‑t‑elle l’intention de présenter à l’égard de ces questions?

  • iii)Les observations de l’intervenante éventuelle sont‑elles vouées à l’échec?

  • iv)Les observations défendables de l’intervenante éventuelle aideront‑elles à trancher les véritables questions en jeu dans l’instance?

[19] Amnistie Canada fait valoir que ses observations ne font pas double emploi avec les arguments des demandeurs. Elle fournira des outils d’interprétation dont la Cour ne disposerait pas par ailleurs. Son expertise en droit international sera pour la Cour d’une aide utile pour l’interprétation des questions fondées sur la Charte qui sont en jeu.

[20] Amnistie Canada décrit en détail les observations qu’elle se propose de présenter. Pour ce qui est de savoir si les réclamations fondées sur la Charte des demandeurs soulèvent des points de droit ou de fait communs, Amnistie Canada présentera des observations portant sur le droit à la non‑discrimination et sur la discrimination intersectionnelle en droit international.

[21] Pour ce qui est de savoir si un recours collectif est le meilleur moyen de procéder et de trancher la requête en radiation, Amnistie Canada fournira des observations sur l’obligation qu’a le défendeur en droit international d’accorder une réparation efficace si des droits sont violés. Amnistie Canada s’intéresse particulièrement à la violation possible de l’article 6 de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, 21 décembre 1965, Nations Unies, Recueil des traités, vol 660, p 195.

[22] Le défendeur rappelle à la Cour que ce n’est qu’une fois que l’utilité de l’intervention éventuelle a été établie qu’elle prendra en considération les deux volets restants du critère d’intervention (Le‑Vel Brands, au para 19; Parker c Canada (Procureur général), 2022 CF 1244 aux para 16‑17). Si l’intervenante éventuelle ne réussit pas à convaincre la Cour que sa participation est utile au débat tenu devant elle, la Cour est légalement tenue de rejeter la requête en intervention (Le‑Vel Brands, au para 15).

[23] Le défendeur soutient qu’Amnistie Canada surestime le rôle que joue le droit international dans l’interprétation et l’application d’obligations juridiques nationales. Amnistie Canada n’explique pas de manière suffisante de quelle façon ou pourquoi les principes du droit international et les documents connexes auxquels elle fait référence sont d’une pertinence quelconque. Il allègue que le droit international n’a rien à voir avec la question de savoir si les faits qu’avancent les demandeurs révèlent l’existence d’une prétention fondée sur la Charte qui est raisonnable, si un recours collectif est le meilleur moyen de procéder, de même que les questions de compétence que soulève sa requête en radiation.

[24] Le défendeur souligne précisément trois raisons pour lesquelles les observations qu’Amnistie Canada se propose de présenter sont vouées à l’échec. Premièrement, les observations proposées sur le [TRADUCTION] « caractère commun » concernent le fond de l’affaire et n’ont aucune incidence sur les questions procédurales qui sont réellement en litige dans les requêtes. Deuxièmement, l’affirmation selon laquelle le droit international éclaire l’interprétation ou l’application du droit interne aux questions de compétence et du meilleur moyen de procéder n’est aucunement fondée en droit. Troisièmement, [TRADUCTION] l’« importance » des questions ne règle pas la question de savoir si les réclamations et la preuve des demandeurs satisfont au critère d’autorisation.

[25] L’analyse qui suit porte sur les quatre questions à poser à l’étape « utilité » du critère.

a) Quelles sont les questions que les parties ont soulevées?

[26] Parmi les questions fondamentales dont l’intervenante éventuelle souhaite traiter dans le cadre de la requête en autorisation et de la requête en radiation figurent ce qui suit :

  • i)si les réclamations des membres du groupe proposé qui sont liées au paragraphe 15(1) et aux articles 27 et 28 de la Charte révèlent une cause d’action raisonnable;

  • ii)si les réclamations des membres du groupe proposé qui sont liées au paragraphe 15(1) et aux articles 27 et 28 de la Charte soulèvent des points de droit ou de fait communs, conformément au paragraphe 334.16(1) des Règles;

  • iii)Si le recours collectif est le meilleur moyen de régler, de façon juste et efficace, les points communs et si les autres moyens de régler les réclamations sont moins pratiques ou efficaces, conformément aux alinéas 334.16(1)d) et 334.16(2)d) des Règles;

  • iv)Si la Cour est compétente pour examiner la réclamation, relativement à la requête en radiation.

b) Quelles observations l’intervenante éventuelle a‑t‑elle l’intention de présenter à l’égard de ces questions?

[27] Comme il est exposé dans son avis de requête, si Amnistie Canada obtient l’autorisation d’intervenir, elle présentera les observations suivantes :

[traduction]

i) En ce qui concerne la conclusion de la Cour quant à la question de savoir si les réclamations liées aux articles 15, 27 et 28 de la Charte soulèvent des points de droit ou de fait communs, Amnistie Canada fournira des observations sur les obligations du Canada vis‑à‑vis du droit à la non‑discrimination en droit international;

ii) Pour ce qui est de la question de savoir si un recours collectif est le meilleur moyen de procéder et de la détermination de la requête en radiation, Amnistie Canada présentera des observations sur l’obligation qu’a le Canada en droit international d’accorder une réparation efficace lorsque des personnes sont victimes de discrimination systémique;

iii) Les questions genrées dont la Cour doit tenir compte au moment d’examiner si la présente action est le meilleur moyen de procéder et la requête en radiation, notamment les obstacles auxquels sont confrontés les Noirs sur le plan de l’accès à d’autres mesures de réparation, relativement à l’obligation internationale qu’a le Canada de fournir des réparations efficaces;

iv) l’exclusion d’un volet important de membres du groupe par rapport à la possibilité de demander une réparation et de se prévaloir de réparations pour les dommages subis par suite de la discrimination. Plus précisément, les mécanismes de grief existants n’engloberaient et ne protégeraient pas les membres du groupe qui n’ont pas été embauchés par le gouvernement fédéral du fait de leur race. De telles exclusions pourraient donner lieu à des violations de l’article 6 de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, Assemblée générale des Nations Unies, 21 décembre 1965, Nations Unies, Recueil des traités, vol. 660, p 195 (« Convention »);

v) l’interprétation des questions soumises à la Cour, conformément aux obligations juridiques internationales du Canada en matière de droits à la non‑discrimination et du droit à une réparation efficace, en ce qui concerne précisément le racisme anti‑Noirs;

vi) Les recours judiciaires et les recours collectifs en particulier en tant que moyen de réparation le plus efficace qui soit dans le contexte de la discrimination anti‑Noirs systémique.

c) Les observations de l’intervenante éventuelle sont‑elles vouées à l’échec?

[28] Le défendeur a relevé plusieurs faiblesses dans les observations qu’Amnistie Canada se propose de présenter. Cependant, « vouées à l’échec » est un obstacle élevé. Comme l’a décrit le juge Stratas dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Kattenburg, 2020 CAF 164, au paragraphe 9, « la Cour ne doit pas s’attarder trop longtemps au fond des questions ». Les observations vouées à l’échec comprennent celles qui sont indiscutablement erronées en droit ou sans rapport avec les questions qui sont en litige devant la Cour.

[29] Bien que le défendeur ait souligné les faiblesses des arguments d’Amnistie Canada, il n’a pas montré que ces arguments sont indiscutablement erronés en droit ou qu’ils sont sans rapport avec les questions en litige devant la Cour. Il souligne qu’il existe une jurisprudence interne bien établie au sujet des dispositions de la Charte et des critères d’autorisation, de sorte qu’il n’est nul besoin de se reporter au droit international. L’existence d’une jurisprudence interne pertinente ne mène pas à la conclusion que le droit international importe peu.

d) Les observations défendables de l’intervenante éventuelle aideront‑elles à trancher les véritables questions qui sont en jeu dans l’instance?

[30] Amnistie Canada se propose de soumettre à la Cour les obligations juridiques internationales du Canada afin qu’elle en tienne compte au moment de trancher les questions qui sont en litige dans les requêtes. Le critère d’autorisation exige que l’on analyse si les réclamations fondées sur la Charte sont viables. Les obligations juridiques internationales sont des outils d’interprétation utiles pour analyser les droits consacrés par la Charte et Amnistie Canada jouit d’une expertise pertinente pour ce qui est d’aider à procéder à cette interprétation.

[31] Le critère d’autorisation exige également que la Cour évalue si les membres du groupe soulèvent des points de droit communs. Amnistie Canada se propose de soumettre à la Cour des questions de droit international qui sont distinctes des observations des demandeurs.

[32] Amnistie Canada fait valoir que si la présente action est radiée pour des motifs de procédure, il y a un risque que le groupe des demandeurs soit privé de réparations. Elle souhaite soumettre à la Cour des normes juridiques internationales qui touchent les membres du groupe qui n’ont jamais été embauchés par le gouvernement fédéral du fait de leur race et qui n’ont donc pas accès aux procédures de grief que prévoit la loi.

[33] Les observations qu’Amnistie Canada se propose de présenter ne sont peut‑être pas déterminantes pour trancher les questions en litige, mais il est suffisamment pertinent que des obligations juridiques internationales peuvent aider la Cour à trancher ces questions.

[34] Les observations d’Amnistie Canada ne devraient pas faire double emploi avec celles des demandeurs. Il est possible que les observations de l’intervenante éventuelle sur [TRADUCTION] « les recours judiciaires et les recours collectifs en particulier en tant que moyen de réparation le plus efficace qui soit dans le contexte de la discrimination anti‑Noirs systémique » recoupent les observations des demandeurs. Cependant, ces observations peuvent être distinctes et utiles si elles se limitent véritablement au fait de savoir si le Canada est tenu en droit international d’accorder une réparation efficace pour la prétendue discrimination, ce qui pourrait éclairer l’analyse que fera la Cour du « meilleur moyen de procéder ».

[35] Je conclus donc qu’Amnistie Canada a établi que sa participation aux requêtes sera utile pour les points que la Cour doit trancher.

2) Deuxième étape : un véritable intérêt

[36] Amnistie Canada fait valoir qu’elle a un véritable intérêt dans les affaires dont la Cour est saisie, ce qui inclut les droits de la personne. Elle cite divers objectifs organisationnels à l’appui de ce qu’elle avance, dont des principes internationaux de base concernant les droits des Noirs au Canada, ce qui constitue une priorité clé dans le Cadre stratégique d’Amnistie internationale Canada pour 2022‑2030.

[37] Amnistie Canada fait également valoir qu’elle possède les compétences et les ressources que l’on exige d’un intervenant. Elle décrit la manière dont elle mène des recherches et cite de nombreuses affaires dans lesquelles des tribunaux canadiens ont reconnu la crédibilité de ces recherches.

[38] Pour faire valoir un véritable intérêt « la personne qui souhaite intervenir doit démontrer qu’il existe un lien entre le point en litige et son mandat et ses objectifs » (Gordillo c Canada (Procureur général), 2020 CAF 198 au para 12). Ce lien peut être établi à partir de l’expertise et de l’expérience d’un intervenant éventuel, dont la fourniture d’un bilan historique de sa participation à différents aspects des questions de droit dont la Cour est saisie (Gordillo, aux para 12‑13).

[39] Le défendeur soutient que les questions à trancher se limitent à des questions de nature procédurale qui se rapportent à quel endroit et de quelle façon les réclamations des membres du groupe pourraient être tranchées. Il n’y a aucune raison pour laquelle Amnistie Canada aurait un intérêt quelconque dans ces questions.

[40] Le défendeur indique que le caractère véritable de l’intérêt d’un éventuel intervenant peut être éclairé par la célérité avec laquelle il dépose sa requête en autorisation. Ceux qui ont un point de vue valable et qui sont « [d]ésireux de faire valoir leur point de vue » agissent rapidement et « prennent des mesures pour se faire entendre dès que l’occasion se présente » (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Conseil canadien pour les réfugiés, 2021 CAF 13 au para 21.

[41] Premièrement, je suis d’avis en toute déférence que le défendeur confond le manque de célérité avec lequel Amnistie Canada a déposé sa requête et un manque d’intérêt véritable. La jurisprudence situe plutôt la célérité sous la rubrique du volet « intérêts de la justice » du critère (Conseil canadien pour les réfugiés, au para 19; Le‑Vel Brands, au para 26).

[42] Dans l’arrêt Le‑Vel Brands au paragraphe 25, le juge Stratas a conclu que les intervenantes éventuelles avaient un intérêt véritable parce qu’« il [était] évident qu’elles [étaient] en mesure de présenter des observations claires et bien avisées ». L’expertise d’Amnistie Canada en droit international et en droits de la personne est incontestée, et cette organisation est intervenue dans de nombreuses affaires soumises à des tribunaux canadiens. Amnistie Canada est manifestement capable de présenter des observations clairement exposées et bien éclairées et, si l’on considère sa mission même, laquelle consiste à protéger les droits de la personne et à s’opposer à toute forme de discrimination, elle a un intérêt véritable dans le présent litige.

3) La troisième étape : l’intérêt de la justice

[43] L’intervenante éventuelle souligne que ce volet du critère exige qu’elle établisse que l’intervention concorde avec l’article 3 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106. Parmi les points à prendre en considération dans cette analyse figure le fait de savoir si l’intervention perturbera l’instance ou si l’affaire est d’une importance publique et d’une complexité telles que la cour doit être exposée à des perspectives autres que celles offertes par les parties comparaissant devant elle (Right to Life Association of Toronto et Area et al. c Canada (Emploi, Développement de la main‑d’œuvre et du Travail), 2022 CAF 67 au para 10).

[44] Amnistie Canada fait valoir que son intervention ne perturbera pas l’instance. Elle demande une période de 30 minutes pour présenter ses arguments, qui ne feront pas double emploi avec les arguments ou les documents présentés par ailleurs à la Cour. Elle souligne également qu’elle est la seule intervenante éventuelle qui offre une perspective utile à laquelle la Cour n’a pas par ailleurs accès.

[45] Un élément important à ce stade est le fait de savoir si l’intervention concorde avec l’impératif, énoncé à l’article 3 des Règles, selon lequel l’instance doit être instruite « de façon à permettre d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible » (Conseil canadien pour les réfugiés, au para 9).

[46] Pour ce qui est de la célérité avec laquelle l’intervenante a déposé la requête, je suis consciente que le recours collectif envisagé a commencé en 2020, que la requête en autorisation a été déposée en 2021 et que l’intervenante éventuelle n’a pas signifié et déposé la présente requête avant le mois de juillet 2023.

[47] Cependant, la requête en radiation du défendeur n’a pas été déposée avant octobre 2022. Un argument clé qu’a soulevé Amnistie Canada est que les points en litige dans le recours sont à ce point importants et d’une grande portée qu’ils ne devraient pas être rejetés dans le cadre d’une requête procédurale. Il est vraisemblable qu’Amnistie Canada n’a pas été incitée à déposer la requête en intervention avant que le défendeur dépose sa requête en radiation.

[48] Quoi qu’il en soit, Amnistie Canada a attendu qu’il s’écoule neuf mois environ après le dépôt de la requête en radiation pour déposer sa propre requête. Bien que ce retard soit inexpliqué, il n’a pas entraîné l’ajournement des dates d’audience prévues en octobre 2023. Le retard est plutôt attribuable au fait que les parties ont eu besoin de temps supplémentaire pour procéder à des contre‑interrogatoires.

[49] Autoriser l’intervention ne retardera pas davantage la présente instance. L’intervenante éventuelle demande une période de 30 minutes pour présenter des arguments de vive voix et elle a convenu de se conformer aux délais de production que notre Cour fixera.

[50] Le défendeur fait remarquer que le fait de répondre aux observations d’Amnistie Canada occasionnera des dépens supplémentaires. Ceux‑ci seraient minimes et le défendeur ne peut pas dire que, d’une part, les observations proposées occasionneront des dépens supplémentaires et que, d’autre part, ces observations sont peu pertinentes et inutiles.

B. L’admission d’office de règles de droit international et l’admissibilité de sources secondaires

[51] Amnistie Canada propose de se fonder sur des traités, des règles du droit international coutumier et des instruments internationaux. Ces traités sont énumérés à l’annexe « A » de son mémoire des faits et du droit. Elle indique que ces documents ont été admis d’office.

[52] Amnistie Canada propose également de se fonder sur des [traduction] « conclusions », des [traduction] « commentaires » et des [traduction] « rapports » émanant de divers institutions et comités internationaux. Dans son mémoire en réplique, Amnistie Canada mentionne simplement que les [traduction] « conclusions », [traduction] « commentaires » et [traduction] « rapports » sur lesquels elle entend se fonder ont été admis d’office et qu’il s’agit de sources du droit international, mais sans citer aucune jurisprudence ou sans indiquer précisément à quelles sources secondaires elle entend faire référence.

[53] Le défendeur convient avec l’intervenante que des sources de droit international faisant autorité sont propres à faire l’objet d’une admission d’office, citant l’arrêt Nevsun Resources Ltd. c Araya, 2020 CSC 5, aux paragraphes 96‑98.

[54] Le défendeur fait valoir qu’Amnistie Canada se fonde sur des documents qui dépassent largement les limites du droit international faisant autorité. Il qualifie ces [traduction] « conclusions », [traduction] « décisions », [traduction] « commentaires » et [traduction] « rapports » qui émanent de divers comités, institutions et groupes d’experts internationaux de conclusions factuelles, lesquelles constituent des questions relevant des sciences sociales qui, en général, ne relèvent pas des catégories admissibles à la connaissance d’office (Ishaq c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 151 au para 21).

[55] Je conviens avec les parties que le droit international coutumier est propre à faire l’objet d’une admission d’office (Nevsun, 2020 CSC 5 aux para 96‑98). Cependant, cette forme de droit est différente du droit des traités, deux formes de droit que l’intervenante éventuelle se propose d’invoquer. La Cour d’appel fédérale a récemment décrété que les tribunaux devraient admettre d’office les règles du droit international coutumier et les traités qui ont été ratifiés et mis en application dans le droit canadien : International Air Transport Association c Office des transports du Canada, 2022 CAF 211 au para 64. Cet arrêt fait actuellement l’objet d’un appel, la Cour suprême du Canada ayant accordé l’autorisation le 17 août 2023.

[56] Un élément central du raisonnement de la Cour d’appel fédéral selon lequel tant le droit international coutumier que les traités sont propres à faire l’objet d’une admission d’office est que les deux sont incorporés au droit canadien et que les juges sont censés les traiter comme du droit, et non comme des faits (International Air, au para 64). Il s’ensuit qu’Amnistie Canada devrait strictement limiter les documents secondaires qu’elle souhaite déposer à des sources du droit international faisant autorité, plutôt qu’à des conclusions de fait ou des preuves factuelles.

[57] Les instruments de droit international qui sont énumérés à l’annexe « A » du dossier de requête d’Amnistie Canada se limitent à des traités et à des conventions relevant du droit international; ils n’incluent pas les [traduction] « conclusions », les [traduction] « décisions », les [traduction] « commentaires » et les [traduction] « rapports » qui émanent des divers comités, institutions et groupes d’experts internationaux mentionnés dans l’affidavit de Mme Nivyabandi.

V. Conclusion

[58] Dans l’arrêt Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21, la Cour suprême du Canada a statué qu’il est présumé que « la législation est réputée s’appliquer conformément aux obligations internationales du Canada et aux valeurs et principes du droit international coutumier et conventionnel » (au para 72). Les observations qu’Amnistie Canada se propose de présenter peuvent aider la Cour à interpréter le critère d’autorisation d’une manière conforme aux obligations juridiques internationales du Canada.

[59] Il ne serait pas dans l’intérêt de la justice d’autoriser la présentation d’autres documents secondaires qui comportent des conclusions de fait, car le défendeur demanderait du temps pour répondre à cette preuve, ce qui retarderait davantage l’instance. Amnistie Canada n’a pas décrit de manière suffisante cette preuve supplémentaire, ni montré en quoi celle‑ci est pertinente pour les observations et les arguments juridiques relatifs aux obligations juridiques internationales du défendeur qu’elle se propose de présenter.

[60] Pour les motifs qui précèdent, Amnistie Canada est autorisée à intervenir dans la présente instance. Il lui est permis de déposer un mémoire d’une longueur de 20 pages, mais pas d’éléments de preuve supplémentaires, ni de se fonder sur les [traduction] « conclusions », les [traduction] « décisions », les [traduction] « commentaires » et les [traduction] « rapports » qui émanent de divers comités, institutions et groupes d’experts internationaux.


ORDONNANCE dans le dossier T‑1458‑20

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. La requête en autorisation d’intervenir d’Amnistie internationale (Section canadienne) (anglophone) [Amnistie Canada] est accueillie;

  2. Amnistie Canada se verra signifier tous les documents déposés par une partie, sous forme soit imprimée soit électronique, à la discrétion de la partie en question;

  3. Amnistie Canada est autorisée à déposer un mémoire d’une longueur maximale de 20 pages, et ce, avant le 12 avril 2024 inclusivement;

  4. Amnistie Canada est autorisée à déposer des traités, des règles de droit international coutumier et des instruments internationaux qui constituent des sources de droit international faisant autorité;

  5. Amnistie Canada n’est pas autorisée à compléter le dossier par des éléments de preuve supplémentaires;

  6. Le défendeur est autorisé à déposer un mémoire d’une longueur maximale de 20 pages en réponse aux observations de l’intervenante, et ce, avant le 26 avril 2024 inclusivement;

  7. Amnistie Canada est autorisée à présenter des arguments de vive voix à l’audition de la requête en autorisation et de la requête en radiation, et ce, d’une durée maximale de 30 minutes;

  8. Aucuns dépens ne sont adjugés dans le cadre de la présente requête.

« Jocelyne Gagné »

Juge en chef adjointe

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc

COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1458‑20

 

INTITULÉ :

NICHOLAS MARCUS THOMPSON, JENNIFER PHILLIPS, MICHELLE HERBERT, KATHY SAMUEL, WAGNA CELIDON, DUANE GUY GUERRA, STUART PHILP, SHALANE ROONEY, DANIEL MALCOLM, ALAIN BABINEAU, BERNADETH BETCHI, CAROL SIP, MONICA AGARD et MARCIA BANFIELD SMITH c SA MAJESTÉ LE ROI

 

REQUÊTE PRÉSENTÉE PAR ÉCRIT ET EXAMINÉE À OTTAWA (ONTARIO), CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 109 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES

ordonnance et motifs :

la juge en chef adjointe GAGNÉ

 

DATE DES MOTIFS :

le 8 février

 

OBSERVATIONS ÉCRITES PAR :

H. Scott Fairley

R. Douglas Elliott

N. Joan Kasozi

 

POUR L’INTERVENANTE ÉVENTUELLE

 

Paul J. Martin

Caroline Youdan

David A. Ziegler

 

POUR Le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cambridge LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR L’INTERVENANTE ÉVENTUELLE

 

Betty Law Office

Toronto (Ontario)

Scher Law Professional Corporation

Toronto (Ontario)

Hotz Lawyers

Thornhill (Ontario)

Quantum Business Law

Markham (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Fasken Martineau DuMoulin LLP

Toronto (Ontario)

 

pour Le défendeur

 

 

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