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Date : 20231221


Dossier : IMM-7791-22

Référence : 2023 CF 1742

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 21 décembre 2023

En présence de madame la juge Sadrehashemi

ENTRE :

KARANBIR SINGH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Karanbir Singh, a déposé une demande d’examen des risques avant renvoi [l’ERAR] en vue de demeurer au Canada au motif qu’il courait un risque s’il était renvoyé en Inde, son pays de citoyenneté. Un agent d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] a rejeté sa demande d’ERAR.

[2] Dans le cadre du contrôle judiciaire, M. Singh conteste le rejet de sa demande d’ERAR pour deux motifs. Premièrement, il soutient que l’agent n’a pas tenu compte de l’ensemble de son profil de risque. Selon lui, l’agent a examiné uniquement la question de son appartenance ou non à l’organisation Sikhs for Justice, mais pas celle de son engagement politique en faveur du séparatisme sikh, qui lui vaudra d’être qualifié de « Khalistani » par le gouvernement indien. Deuxièmement, M. Singh soutient que la décision de l’agent concernant son appartenance active à Sikhs for Justice représentait une conclusion quant à la crédibilité sur une question déterminante et que, par conséquent, l’équité commandait la tenue d’une audience.

[3] Je conviens avec M. Singh que l’agent a interprété de façon étroite le risque qu’il alléguait, à savoir que ce risque reposait uniquement sur son appartenance à l’organisation Sikhs for Justice. La déclaration de M. Singh et les observations de son avocat jointes à la demande d’ERAR ne présentent pas le risque couru par M. Singh comme étant uniquement lié à son appartenance à Sikhs for Justice, mais font plutôt état d’un risque fondé sur un profil politique plus large. L’omission, par l’agent, d’évaluer la demande en tenant compte du profil de risque exposé par le demandeur commande le renvoi de l’affaire pour nouvel examen. Par conséquent, il n’est pas nécessaire que j’examine le deuxième argument de M. Singh concernant le manquement à l’obligation d’équité procédurale découlant de l’absence de tenue d’une audience dans la présente affaire.

[4] Pour les motifs exposés ci-après, j’accueille la demande de contrôle judiciaire.

II. Historique de la procédure

[5] M. Singh est arrivé au Canada pour la première fois en tant qu’étudiant en juillet 2014. Environ cinq ans plus tard, soit en juin 2019, il a déposé une demande d’asile. Il a invoqué un risque de persécution en raison de ses opinions politiques, notamment son appartenance antérieure à une organisation appelée All India Sikh Students Federation [l’AISSF].

[6] En mars 2021, lors d’une entrevue avec un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC], M. Singh a appris que son appartenance passée à l’AISSF avait été considérée comme un motif pouvant justifier une interdiction de territoire, car l’organisation se serait livrée à des actes de terrorisme entre les années 1970 et 1990.

[7] La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a suspendu l’audience sur la demande d’asile de M. Singh jusqu’à ce que la Section de l’immigration rende sa décision quant à l’admissibilité de M. Singh. La Section de l’immigration a tenu une enquête en mars 2022. M. Singh a admis avoir été membre de l’AISSF de février 2013 à juillet 2014 et s’être détaché de l’organisation après son arrivée au Canada. Au cours de l’enquête, M. Singh a également affirmé qu’il continuait de soutenir le séparatisme sikh et qu’il était devenu membre de l’organisation « Sikhs for Justice » qui, selon lui, encourage de façon pacifique l’autodétermination et le séparatisme sikhs. La Section de l’immigration a statué que M. Singh était interdit de territoire aux termes de l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], car il était membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle s’était livrée à des actes de terrorisme entre les années 1970 et 1990.

[8] L’interdiction de territoire prononcée au titre de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR a rendu irrecevable la demande d’audience de M. Singh devant la Section de la protection des réfugiés (art 101(1)f) de la LIPR). Il a été proposé à M. Singh de présenter une demande d’ERAR. L’interdiction de territoire prononcée au titre de l’alinéa 34(1)f) signifiait également que l’agent d’ERAR devait examiner la demande uniquement en fonction de l’article 97 de la LIPR et non de l’article 96 de cette loi (art 113d) de la LIPR).

[9] Le 13 juillet 2022, M. Singh a déposé sa demande d’ERAR, que l’agent a rejetée le 5 août 2022.

III. Question en litige et norme de contrôle

[10] Je le mentionne plus haut : la seule question que j’examine est celle de la caractérisation, par l’agent, du risque allégué par M. Singh. Les parties conviennent, tout comme moi, que je devrais examiner cette question selon la norme de la décision raisonnable. Selon la Cour suprême du Canada, une décision raisonnable est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 85). Les décideurs administratifs doivent veiller à ce que leur exercice de tout pouvoir public soit « justifié, intelligible et transparent non pas dans l’abstrait, mais pour l’individu qui en fait l’objet » (Vavilov, au para 95).

IV. Analyse

[11] Seule la demande d’ERAR a donné lieu à une évaluation du risque allégué par M. Singh. La procédure d’ERAR est, en règle générale, comme dans le cas de M. Singh, une procédure écrite. Le délai fixé par la loi pour remplir les formulaires d’ERAR est de 15 jours après la réception de l’offre de présenter la demande (art 162 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227); les autres observations et éléments de preuve doivent être déposés dans un délai supplémentaire de 15 jours.

[12] La question essentielle qui se pose dans le contrôle judiciaire est celle de l’interprétation, par l’agent, du risque allégué par M. Singh. Je suis d’accord avec M. Singh pour dire que l’agent a interprété ce risque de façon étroite et parcellaire, à savoir que celui‑ci reposait uniquement sur l’appartenance active alléguée du demandeur à l’organisation Sikhs for Justice.

[13] Dans la section [traduction] « Risques indiqués par le demandeur », l’agent a décrit la demande de M. Singh ainsi : [traduction] « le demandeur affirme qu’il est membre de l’organisation Sikhs for Justice (SFJ) et qu’il serait exposé à un risque personnalisé s’il se trouvait aux mains du gouvernement indien ou d’organisations hindutva comme le Rashtria Swayamsevak Sangh (RSS) ».

[14] L’agent a certes mentionné la participation passée de M. Singh à des activités de défense des intérêts politiques des sikhs par l’intermédiaire de l’AISSF (l’organisation dont la Section de l’immigration a constaté que M. Singh appartenait en 2013 et 2014), mais il a estimé que ce fait n’était pas pertinent au regard du risque, car [traduction] « le demandeur n’affirme aucunement qu’il craigne de retourner en Inde en raison de son ancienne appartenance à […] (l’AISSF), pas plus que son représentant ». Le reste de l’analyse portait sur le caractère suffisant de la preuve établissant l’appartenance active à SFJ.

[15] Dans sa demande d’ERAR, M. Singh a présenté son engagement auprès de l’AISSF comme preuve de ses activités et opinions politiques de longue date en faveur d’une patrie sikhe autonome. Cet engagement n’a pas été décrit comme étant inutile à l’examen du risque auquel le demandeur serait exposé; au contraire, l’avocat de M. Singh en a fait mention à maintes reprises dans ses observations pour expliquer le militantisme politique de longue date de son client en faveur du séparatisme sikh.

[16] Dans sa demande d’ERAR, M. Singh a déclaré ce qui suit : [traduction] « Si je suis renvoyé en Inde, il y aura menace à ma vie à cause de mes opinions politiques. En tant qu’homme sikh, je serai considéré comme un “Khalistani” ou un terroriste par le gouvernement actuel ainsi que les services de police et de sécurité en Inde. » Bien que M. Singh et son avocat aient expliqué que le risque que le demandeur courrait était lié aux opinions politiques de ce dernier, l’agent a interprété le risque de façon étroite, à savoir qu’il était uniquement lié à l’appartenance de M. Singh à SFJ.

[17] Dès lors qu’il a estimé que l’appartenance passée de M. Singh à l’AISSFF ne constituait pas un fait pertinent et qu’il n’existait pas d’éléments de preuve suffisants pour établir l’appartenance de celui‑ci à SFJ, l’agent a considéré que le risque invoqué par le demandeur ne comportait pas d’aspect personnalisé. En d’autres termes, l’agent a évalué la preuve relative aux conditions dans le pays non pas en fonction du risque pour une personne ayant le profil politique allégué par M. Singh, mais plutôt en tenant compte de la réputation générale de l’Inde en matière de droits de la personne.

[18] La crainte alléguée par M. Singh était largement fondée sur son engagement politique ferme en faveur du séparatisme sikh, sur les activités qu’il a menées pour défendre ses convictions à cet égard et sur le fait qu’il continuera d’agir selon ces convictions s’il est renvoyé dans son pays d’origine. L’agent a interprété le risque couru par M. Singh de façon parcellaire et étroite, ce qui ne correspond pas à la manière dont le demandeur a défini son propre risque. L’agent n’a pas « ten[u] valablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties » (Vavilov, au para 127; Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21, au para 74); par conséquent, sa décision est déraisonnable.

[19] Aucune des parties n’a soulevé de question à certifier et je conviens qu’aucune question ne se pose.


JUGEMENT dans le dossier IMM-7791-22

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision relative à la demande d’ERAR du 5 août 2023 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvel examen.

  3. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« Lobat Sadrehashemi »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7791-22

 

INTITULÉ :

KARANBIR SINGH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Calgary (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 JUILLET 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SADREHASHEMI

 

DATE DES MOTIFS :

LE 21 DÉCEMBRE 2023

 

COMPARUTIONS :

Raj Sharma

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Meenu Ahluwalia

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Sharma Harsanyi

Avocats

Calgary (Alberta)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Calgary (Alberta)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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