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Date : 20240126


Dossier : IMM-6794-22

Référence : 2024 CF 135

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 26 janvier 2024

En présence de madame la juge Sadrehashemi

ENTRE :

ABDULSALAM SALEH HUSSEIN SALEH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, Abdulsalam Saleh Hussein Saleh, a présenté, depuis le Canada, une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Il est un citoyen du Yémen. À l’heure actuelle, le Yémen figure au nombre des pays pour lesquels le Canada a mis en place un sursis administratif aux renvois. En effet, conformément au paragraphe 230(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le RIPR], le ministre a reconnu que « la situation [au Yémen] expose l’ensemble de la population civile à un risque généralisé ».

[2] Un agent d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] a rejeté la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire de M. Saleh [IRCC]. M. Saleh conteste le bien-fondé de cette décision par voie de contrôle judiciaire. Les parties s’entendent pour dire, et je suis d’accord, que je devrais examiner la décision de l’agent selon la norme de la décision raisonnable. M. Saleh soulève un certain nombre d’arguments dans la présente instance en contrôle judiciaire. J’estime que la question déterminante est l’évaluation de l’agent concernant les difficultés auxquelles M. Saleh serait confronté s’il devait retourner au Yémen. En particulier, à l’instar de la conclusion de la Cour dans l’affaire Bawazir c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2019 CF 623 [Bawazir], je conclus qu’il était déraisonnable pour l’agent de n’examiner que sommairement l’incidence du sursis administratif aux renvois visant le Yémen.

[3] L’étranger qui demande la résidence permanente au Canada peut demander au ministre d’exercer son pouvoir discrétionnaire et de le dispenser d’exigences prévues dans la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], en raison de considérations d’ordre humanitaire (LIPR, art 25(1)). Dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], citant la décision Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 1970 AIA 351, [1970] DCAI no 1 (QL), la Cour suprême du Canada a confirmé que l’objectif de ce pouvoir discrétionnaire fondé sur les considérations d’ordre humanitaire est d’« offrir une mesure à vocation équitable lorsque les faits sont “de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne” » (Kanthasamy, au para 21).

[4] Puisque l’objectif du pouvoir discrétionnaire fondé sur les considérations d’ordre humanitaire est de « de mitiger la sévérité de la loi selon le cas », les facteurs qui justifient la prise de mesures ne sont pas regroupés en un ensemble défini (Kanthasamy, au para 19). Ces facteurs varient en fonction des circonstances, mais « l’agent appelé à se prononcer sur l’existence de considérations d’ordre humanitaire doit véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids » (Kanthasamy, au para 25, renvoyant à Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 699 (CSC), [1999] 2 CSC 817 aux para 74-75) (en italique dans l’original).

[5] Je suis d’avis que l’agent n’a pas examiné ni apprécié de façon exhaustive les difficultés auxquelles M. Saleh serait confronté. L’agent a estimé que l’existence d’un sursis administratif aux renvois visant le Yémen signifiait que M. Saleh n’aurait pas à y retourner pour le moment et donc qu’il ne serait pas confronté aux conditions qu’il a décrites dans sa demande. L’agent a par conséquent accordé peu de poids aux conditions défavorables au Yémen, déclarant ce qui suit : [traduction] « J’estime que les conditions défavorables au Yémen sont atténuées par l’existence d’un sursis administratif aux renvois et, par conséquent, j’accorde peu de poids à ce facteur dans l’évaluation de cette demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire ».

[6] Le problème avec cette analyse est qu’elle ne tient pas compte du fait que le paragraphe 11(1) de la LIPR exige normalement du demandeur qu’il présente sa demande de résidence permanente depuis l’étranger; en présentant au Canada une demande pour des considérations d’ordre humanitaire, le demandeur souhaite être dispensé de cette exigence. Comme l’a conclu le juge Norris dans l’affaire Bawazir, « l’agent n’a pas tenu compte du fait que [le demandeur] n’avait d’autre choix que de quitter le Canada pour le Yémen s’il souhaitait demander la résidence permanente, sauf si une exception était faite dans son cas » (au para 17). La Cour s’est penchée sur ce même problème dans bon nombre d’affaires ultérieures, notamment les suivantes : Elshafi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2023 CF 266 aux para 27-31; Younan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2022 CF 484 aux para 12-15; Alajnf c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2023 CF 151 au para 16; Al-Abayechi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2022 CF 873 aux para 13-15; et Ibrahim c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2022 CF 1194 aux para 32-35.

[7] Le défendeur ne soutient pas que l’agent a tenu compte des difficultés auxquelles M. Saleh serait confronté s’il devait demander la résidence permanente depuis le Yémen. Le défendeur allègue plutôt qu’il n’appartient pas à la Cour d’examiner cet argument lors d’un contrôle judiciaire puisque M. Saleh n’a jamais soulevé cette question dans les observations qu’il a présentées à l’agent. L’ancien avocat de M. Saleh n’avait pas fait mention de l’existence d’un sursis administratif aux renvois dans ses observations.

[8] Je ne partage pas l’avis du défendeur selon lequel M. Saleh devait explicitement soulever cette question dans les observations qu’il a présentées à l’agent. L’agent a fait mention du sursis administratif aux renvois et a conclu que les conditions de vie défavorables dans le pays que M. Saleh a décrites dans sa demande étaient atténuées en raison de l’existence de ce sursis. M. Saleh n’avait pas à déclarer explicitement que les conditions de vie au Yémen lui causeraient des difficultés s’il devait présenter sa demande de résidence permanente depuis l’étranger. Il s’agit de l’un des éléments dont l’agent doit tenir compte dans son examen d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire; une dispense de l’application du paragraphe 11(1) de la LIPR selon lequel la demande de résidence permanente doit habituellement être présentée depuis l’extérieur du Canada. L’agent savait très bien qu’il s’agissait d’une demande de cette nature. En effet, dès le début de ses motifs, il a déclaré ceci : [traduction] « Cette décision relative à une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire tient compte de la mesure dans laquelle le demandeur, étant donné sa situation particulière, serait confronté à des difficultés s’il devait quitter le Canada pour présenter sa demande de résidence permanente depuis l’étranger. »

[9] Le défendeur s’appuie également sur la jurisprudence de cette Cour, selon laquelle l’existence d’un sursis administratif aux renvois n’est pas un facteur déterminant, à savoir qu’il n’y a aucune garantie qu’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire sera accueillie lorsqu’un sursis administratif aux renvois visant le pays en cause est en vigueur (voir Alzoubei c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2021 CF 1418 au para 12). C’est certainement vrai, mais l’incidence d’un sursis administratif aux renvois est manifestement un facteur important et pertinent dont l’agent doit pleinement – et non sommairement – tenir compte dans son analyse. L’agent ne s’est pas acquitté de cette tâche en l’espèce; l’affaire doit donc être soumise à un nouvel examen.


JUGEMENT dans le dossier IMM-6794-22

LA COUR rend le jugement suivant :

  1. L’intitulé est modifié avec effet immédiat de manière à corriger le nom du défendeur qui devient le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration.

  2. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  3. La décision du 30 juin 2022 est annulée et la demande est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

  4. Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

« Lobat Sadrehashemi »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6794-22

 

INTITULÉ :

ABDULSALAM SALEH HUSSEIN SALEH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 9 janvier 2024

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

la juge SADREHASHEMI

 

DATE DES MOTIFS :

le 26 janvier 2024

 

COMPARUTIONS :

Marc J. Herman

 

pour le demandeur

 

Jake Boughs

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Herman & Herman

Avocats

Toronto (Ontario)

 

pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

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