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Date : 20240216

Dossier : T‑2550‑23

Référence : 2024 CF 255

Ottawa, Ontario, le 16 février 2024

En présence de Madame la Juge Azmudeh

ENTRE:

INTELCOM COURRIER CANADA INC.

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Requête s’inscrit dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire (la « demande de contrôle judiciaire »). Par leur Requête, le requérant demande à cette Cour d’émettre une injonction pour l’obtention d’un sursis d’application jusqu’au jugement final à être rendu dans la présente instance.

[2] Le requérant, Intelcom Courrier Canada Inc. (« Intelcom »), est une entreprise de transport de marchandises qui avait opéré sous la juridiction fédérale pendant une vingtaine d’années jusqu’à ce qu’un agent du Programme du travail (« Agent ») d’Emploi et Développement social Canada (« EDSC ») a déterminé qu’Intelcom n’était pas de compétence fédérale en matière de relations de travail.

[3] Les parties ne s'entendent pas sur la date de cette décision. L'EDSC a initialement décidé que les activités d'Intelcom ne relevaient pas de la compétence fédérale le 6 mars 2023. Presque deux mois plus tard, soit le 3 mai 2023, par l'intermédiaire de ses avocats, Intelcom a avisé l’Agent d’EDSC qu’il y a eu certains changements fonctionnels et opérationnels au sein de l’entreprise depuis le dépôt de leurs soumissions en août 2022 et qu’il était d’avis que l’enquête menée par EDSC devrait en tenir compte. Intelcom a soumis des documents supplémentaires. Toutefois, après examen des documents, l'EDSC n'a pas été convaincu de modifier sa position et l'a confirmée le 31 octobre 2023.

[4] Intelcom a demandé à la Cour de procéder à un contrôle judiciaire de la réponse envoyée par EDSC en octobre. Si les parties ne s’entendent pas sur la portée de cette « décision », il appartiendra au juge saisi de la demande de contrôle judiciaire de se prononcer, en se fondant sur les motifs qui accompagnent la décision et dans le contexte des orientations données par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65. La question qui se pose en l’espèce est de savoir si la partie requérante s’est acquittée de son fardeau en démontrant que le critère juridique pour une injonction interlocutoire est rempli.

II. Décision

[5] La requête du demandeur est rejetée pour les raisons suivantes.

[6] Question préliminaire: la preuve présentée par les parties dans le cadre de la présente requête devrait-elle être considérée au mérite?

[7] Je suis d’accord avec la partie défenderesse que la Cour devrait bénéficier de la preuve présentée par les parties dans le cadre de la présente requête pour trancher les questions dont elle sera saisie au mérite, y compris la question fondamentale de savoir si la « décision » sous contrôle en est une.

[8] En vertu du règle 3 et du paragraphe 373(4) des Règles des Cours fédérales et dans l’intérêt de la proportionnalité et l’administration de la justice, la Cour ordonne qu’elle soit considérée comme une preuve présentée à l’instruction de l’instance, permettant aux parties de la verser, tant en demande qu’en défense, dans leurs dossiers respectifs, sans préjudice pour les parties de faire valoir tout argument quant à sa pertinence.

III. Test légal: injonction

[9] C’est l'arrêt RJR-MacDonald Inc. c Canada (Procureur général), 1994 CanLII 117 (CSC), [1994] 1 RCS 311 (RJR-MacDonald) qui définit le critère conjonctif pour une injonction : une injonction interlocutoire pour l’obtention d’un sursis jusqu’au jugement final à intervenir, les demandeurs doivent 1) établir qu’il y a une question sérieuse à juger, 2) qu’ils subiront un préjudice irréparable en cas de refus d’octroyer le redressement demandé, et 3) que la balance des inconvénients milite en leur faveur. Le demandeur a le fardeau de démontrer que leur Requête satisfait ces critères cumulatifs bien établis.

[10] Pour démontrer qu’ils subiraient un préjudice irréparable, le demandeur doit établir « qu’il subira un préjudice réel, certain et inévitable – et non pas hypothétique et conjectural » (Janssen Inc. c Abbvie Corporation, 2014 CAF 112 au paragraphe 24).

[11] Dans une requête en sursis, comme l'indiquent le demandeur, il revient au requérant de rencontrer le fardeau de preuve pour démontrer l’existence d’un préjudice irréparable, qui « ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié, en général parce qu’une partie ne peut être dédommagée par l’autre » (RJR-MacDonald à la page 341).

[12] La jurisprudence de cette Cour est claire à l’effet qu’un préjudice irréparable ne puisse être fondé sur une simple hypothèse. Il doit être établi au moyen d’éléments de preuve clairs et convaincants (Newbould c Canada (Procureur général), 2017 CAF 106 aux paragraphes 28-29).

[13] Cette démonstration exige la production d’éléments de preuve suffisamment probants, dont il ressort une forte probabilité que, faute de sursis, un préjudice irréparable sera inévitablement causé. Cette preuve n’a pas été faite en l’espèce (Glooscap Heritage Society c Canada (Revenu national), 2012 CAF 255 au paragraphe 31).

[14] Dans cette affaire, la partie requérante conteste la décision d’EDSC selon laquelle elle ne relève pas de la compétence fédérale. Elle a pris connaissance de cette décision pour la première fois en mars 2023, après quoi elle a fait appel à ses avocats actuels qui ont présenté à l’EDSC une demande de nouvelle étude de compétence. En octobre 2023, l'Agent d’EDSC a envoyé aux avocats un bref courriel les informant que la décision en date du 6 mars 2023 est maintenue. À aucun moment, le requérant n'a pris de mesures pour changer son système interne fédéral en système adapté aux régimes provinciaux. De fait, dans ses documents de requête, alors qu'Intelcom soutient que devoir changer sa documentation, ses procédures et ses obligations en matière d’emploi, afin de les adapter aux divers régimes provinciaux, constituerait un préjudice irréparable, rien dans la preuve ne démontre qu'il avait entrepris des démarches pour implémenter ces changements ni qu'il avait fait face à des sanctions de la part de l'une des provinces où il mène ses activités pour ne pas s’être conformé suite au changement de compétence.

[15] J'estime également que toute modification de son système interne, bien que coûteuse et pouvant causer des inconvénients majeurs, ne causera pas de préjudice disproportionné et irréparable à l'entreprise. Les exemples de préjudice que la partie requérante a fournis dans sa requête incluent changer toute sa documentation, ses protocoles et ses procédures en matière d’emploi, de santé et de sécurité afin de les adapter aux divers régimes provinciaux, modifier ses obligations en matière d’équité salariale et d’emploi, et établir de nouveaux politiques, programmes et formations.

[16] Je suis d'accord avec le défendeur que ces préjudices seraient subis par toute entreprise ainsi reclassifiée de compétence provinciale par le Programme du travail. En raison du cadre constitutionnel canadien, il s’agit autrement des effets et des coûts usuels avec lesquels doit composer toute entreprise canadienne de compétence provinciale ayant des lieux de travail dans plus d’une province.

[17] La partie requérante fait également valoir que sans injonction, ses employés à travers le pays qui font maintenant face à un changement complet de leurs droits en matière de normes de travail de la législation fédérale aux divers régimes provinciaux subiront un préjudice résultant de ces changements et de l’incertitude quant aux normes d’emploi applicables à eux.

[18] Je ne suis pas d’accord. Le demandeur n’a pas fait la preuve d’un préjudice réel, certain et inévitable sur les droits de ses employés en matière de normes de travail ni sur la qualité de ses relations de travail auprès de ses employés. L’incertitude et l’instabilité juridique alléguées par le demandeur ne sont que des inconvénients soulevés de manière générale. De surcroit, l’existence du pourvoi en contrôle judiciaire de la décision du 31 octobre 2023 ne crée pas d’incertitude ou de précarité quant à la compétence d’Intelcom, car le résultat du pourvoi ne s’agirait pas d’une décision sur la compétence. La Cour fédérale ne sera pas appelée, dans le présent dossier, à contrôler ni à déterminer la compétence d’Intelcom. Effectivement, sa compétence est demeurée inchangée depuis mars 2023 et demeura inchangée à la conclusion de la demande de contrôle judiciaire.

[19] Comme indiqué, le test tripartite de l’arrêt RJR-MacDonald est conjonctif, ce qui signifie que les trois volets du critère doivent être satisfaits pour que l’injonction soit accordée. En l'espèce, le demandeur n'a pas réussi à démontrer qu'il subirait un préjudice irréparable et, par conséquent, le critère ne peut être rempli.

[20] La requête est donc rejetée, le tout avec dépens.


ORDONNANCES AU DOSSIER T-2550-23

LA COUR ORDONNE QUE :

  1. La requête est rejetée.

  2. La preuve présentée par les parties dans le cadre de la présente requête soit considérée comme une preuve présentée à l’instruction de l’instance; et

  3. Le tout avec dépens.

  1.  

«Negar Azmudeh»

blank

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

T-2550-23

INTITULÉ :

INTELCOM COURRIER CANADA INC. ET PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

REQUÊTE PRÉSENTÉE PAR ÉCRIT EXAMINÉE À OTTAWA (ONTARIO), CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE AZMUDEH

DATE DES MOTIFS :

LE 16 FÉvRier 2024

OBSERVATIONS ÉCRITES PAR:

Me Sébastien Lorquet

Me Sophie Arseneault

POUR LE DEMANDEUR

Me Virginie Harvey

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Fasken Martineau DuMoulin LLP

Ottawa (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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