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Date : 20240220


Dossier : T-1515-15

Référence : 2024 CF 275

Ottawa (Ontario), le 20 février 2024

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

PHILIPPE THIRION

demandeur

et

LOUIS LESSARD

MARYSE BREAULT

AGENCE DES SERVICES FRONTALIERS DU CANADA

SA MAJESTÉ LE ROI

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] À l’ouverture du procès, le demandeur a demandé un ajournement, ce qui lui a été refusé. Il n’a ensuite présenté aucune preuve. Puisque le fardeau de la preuve lui appartient, il s’ensuit que l’action doit être rejetée.

I. Contexte

[2] Le demandeur, M. Philippe Thirion, est un citoyen français qui a séjourné au Canada entre 2004 et 2006 et entre 2012 et 2016. Il a fait l’objet de mesures d’exclusion. Dans l’attente de son renvoi, il a été détenu, puis mis en liberté sous conditions en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27. Il a aussi fait l’objet de plusieurs accusations criminelles. À plusieurs reprises, il a été détenu par les services policiers, puis remis en liberté dans l’attente d’un procès.

[3] En 2015, M. Thirion a intenté la présente action en dommages-intérêts. En substance, il allègue que les agents de l’Agence des services frontaliers du Canada ont fait preuve de diverses formes de harcèlement et d’abus de pouvoir à son égard.

[4] Le cheminement procédural de cette action a été très long. Il n’est pas nécessaire d’en fournir une description détaillée. Monsieur Thirion a été successivement représenté par trois avocats.

[5] Le 5 janvier 2023, le juge adjoint Benoît M. Duchesne a ordonné à M. Thirion de déposer un cautionnement pour frais. Le 21 février 2023, le juge en chef Paul S. Crampton a fixé le procès au 19 février 2024, pour une durée de dix jours. Le 22 mars 2023, la juge en chef adjointe Jocelyne Gagné a rejeté l’appel interjeté par M. Thirion à l’encontre de la décision du juge adjoint Duchesne : Thirion c Lessard, 2023 CF 822.

[6] En juillet 2023, l’avocat qui représentait alors M. Thirion, Me Rocco Galati, a informé celui-ci qu’il cesserait d’occuper. En décembre 2023, les défendeurs ont présenté une requête en rejet de l’action, au motif que M. Thirion n’avait pas déposé la somme requise à titre de cautionnement pour frais. En janvier 2024, M. Thirion a déposé cette somme et a demandé à la Cour une prorogation du délai pour effectuer ce dépôt. J’ai accueilli cette demande et j’ai rejeté la requête des défendeurs visant à faire rejeter l’action : Thirion c Lessard, 2024 CF 89.

[7] Une conférence de gestion du procès a été tenue le 30 janvier 2024. M. Thirion y a participé personnellement. À ce moment, il n’a pas indiqué son intention de demander l’ajournement du procès. Il a affirmé qu’il n’était pas en possession physique de son dossier, que Me Galati aurait retenu. Pour pallier cette situation, j’ai demandé aux défendeurs de lui fournir une copie des pièces alléguées dans la déclaration. Monsieur Thirion a également reçu communication des pièces des défendeurs.

[8] Le 13 février dernier, M. Thirion a présenté une demande d’ajournement du procès, fondée sur le fait qu’il n’avait pas en sa possession le dossier confié à Me Galati et que son ordinateur était en panne. J’ai entendu les parties le 14 février dernier. J’ai rejeté la requête en ajournement, pour des motifs fournis par écrit. En résumé, j’ai noté que M. Thirion avait reçu communication de l’ensemble des pièces invoquées en demande et en défense et qu’il n’avait pas expliqué quels documents étaient manquants. J’ai aussi noté qu’un ajournement causerait un préjudice aux défendeurs et qu’il entraînerait un gaspillage des ressources de la Cour.

[9] Le 14 février en après-midi, Me De Sua a transmis une lettre au greffe, dans laquelle il affirme avoir été retenu par M. Thirion le jour même. Il indique qu’il se présentera au procès afin de demander un ajournement, parce que M. Thirion a eu de la difficulté à se trouver un avocat et que le dossier est toujours en possession de son ancien avocat. Me De Sua n’a pas déposé d’avis selon la règle 124 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, mais je suis disposé à considérer qu’il représente M. Thirion.

[10] Le 19 février, à l’ouverture du procès, Me De Sua a informé la Cour que son client venait de lui transmettre une note médicale datée de la veille indiquant qu’il n’était pas en état de participer au procès. Me De Sua a présenté une nouvelle demande d’ajournement, fondée sur ce seul motif. Pour les motifs donnés verbalement à l’audience, j’ai rejeté cette demande. En résumé, j’ai constaté que la note médicale semblait entièrement fondée sur ce que M. Thirion a déclaré au médecin et que celui-ci ne posait aucun diagnostic précis. J’ai aussi rappelé que M. Thirion avait pu faire valoir ses prétentions sans difficulté apparente lors de la conférence de gestion du procès du 30 janvier et de la demande d’ajournement du 14 février. En raison de ces circonstances, j’ai accordé peu de crédibilité à la note médicale.

[11] Après avoir rendu cette décision, j’ai brièvement ajourné l’audience afin de permettre à Me De Sua de communiquer avec son client. À la reprise de l’audience, Me De Sua a déclaré qu’il n’avait pas réussi à communiquer avec son client, qu’il n’avait pas d’instructions et qu’il était dans l’impossibilité de procéder. J’ai alors demandé aux parties de présenter leurs observations sur ce qu’il convenait de faire. Les défendeurs ont soutenu que je n’avais d’autre choix que de rejeter l’action, puisque le demandeur ne présentait aucune preuve. Me De Sua a soutenu que je devais examiner la preuve qui figurait déjà au dossier.

II. Analyse

[12] L’article 2803 du Code civil du Québec établit un principe fondamental qui régit la preuve dans les affaires civiles :

2803. Celui qui veut faire valoir un droit doit prouver les faits qui soutiennent sa prétention.

2803. A person seeking to assert a right shall prove the facts on which his claim is based.

[13] Or, dans un procès, la preuve doit se faire à l’audience, par témoins. C’est ce qu’a souligné la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Boily c Canada, 2017 CAF 180 au paragraphe 64, [2018] 2 RCF 546 : « il est indéniable que la façon de procéder habituelle pour recueillir la preuve dans le cadre d’un procès est par des interrogatoires de vive voix des témoins, assujettis à des contre-interrogatoires ». C’est aussi ce qui découle de la règle 282 :

282 (1) Sauf ordonnance contraire de la Cour, les témoins à l’instruction sont interrogés oralement, en séance publique.

282 (1) Unless the Court orders otherwise, witnesses at trial shall be examined orally and in open court.

(2) Les témoins déposent sous serment.

(2) All witnesses shall testify under oath.

[14] Par conséquent, le défaut du demandeur de présenter une preuve lors du procès entraîne nécessairement le rejet de l’action. Voir, à titre d’exemple, Bande de Sawridge c Canada, 2009 CAF 123. C’est aussi ce qu’envisage implicitement la règle 284 :

284 (1) Si, le jour de l’instruction, la partie qui entend produire des témoins ne les produit pas et ne justifie pas leur absence, la Cour peut déclarer close la preuve de cette partie.

284 (1) Where on the day of a trial, a party who intends to call witnesses does not produce them or justify their absence, the Court may declare the party’s proof closed.

[…]

. . .

[15] À l’audience, Me De Sua a soutenu que la Cour devrait néanmoins considérer la preuve qui figure déjà au dossier, qu’il s’agisse d’affidavits ou d’autres éléments de preuve. Il a ajouté que les allégations des actes de procédure devaient être tenues pour véridiques, à moins que la Cour n’indique qu’une preuve testimoniale est nécessaire. Ces prétentions témoignent d’une méprise quant au rôle des actes de procédure et à la manière de présenter la preuve lors d’un procès. Un acte de procédure ne constitue pas une preuve : Khodeir c Canada (Procureur général), 2022 CF 44 au paragraphe 10. De plus, dans le cadre d’une action, les actes de procédure ne sont pas accompagnés d’un affidavit qui atteste de la véracité de leurs allégations. Les allégations des actes de procédure doivent être prouvées au procès. Comme je l’ai indiqué plus haut, le défaut de présenter une preuve entraîne nécessairement le rejet de l’action. Bref, ces prétentions ne sont qu’une manière détournée de présenter une nouvelle demande d’ajournement.

III. Conclusion

[16] Pour ces motifs, l’action de M. Thirion est rejetée.

[17] La règle habituelle veut que la partie perdante soit condamnée à payer les dépens de la partie gagnante : Colombie-Britannique (Ministre des Forêts) c Bande indienne Okanagan, 2003 CSC 71 au paragraphe 20, [2003] 3 RCS 371. Je ne vois aucun motif de m’écarter de ce principe général. Bien au contraire, la désinvolture dont M. Thirion a fait preuve dans la conduite de l’instance au cours des dernières semaines a causé un préjudice considérable aux défendeurs, qui justifie amplement l’octroi de dépens.

 


JUGEMENT dans le dossier T-1515-15

LA COUR STATUE que

  1. L’action est rejetée.

  2. Le demandeur est condamné aux dépens.

« Sébastien Grammond »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

T-1515-15

 

INTITULÉ :

PHILIPPE THIRION c LOUIS LESSARD, MARYSE BREAULT, AGENCE DES SERVICES FRONTALIERS DU CANADA, SA MAJESTÉ LE ROI

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VISIOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 février 2024

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

 

DATE DES MOTIFS :

LE 20 FÉVRIER 2024

 

COMPARUTIONS :

Gianni F. De Sua

 

Pour le demandeur

 

Marjolaine Breton

Chantal Chatmajian

 

Pour les défendeurs

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Astell Caza De Sua

Avocats

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour les défendeurs

 

 

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