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Date : 20240221


Dossier : T‑862‑21

Référence : 2024 CF 280

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Edmonton (Alberta), le 21 février 2024

En présence de madame la juge adjointe Catherine A. Coughlan

ENTRE:

DRAINVAC INTERNATIONAL 2006 INC.

s/n DRAINVAC CENTRAL VACUUMS

demanderesse

et

VACUUM SPECIALISTS (1985) LTD.

s/n VACUUM SPECIALISTS

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La défenderesse, Vacuum Specialists (1985) Ltd., présente une requête en adjudication des dépens découlant de la radiation de l’action de la demanderesse le 14 juillet 2023. Dans un avis de requête daté du 15 septembre 2023, la défenderesse a sollicité des dépens d’un montant total de 67 342,50 $. Dans une requête mise à jour, déposée le 17 janvier 2024, elle sollicite à présent une adjudication de dépens d’un montant total de 86 546,60 $.

[2] Le montant du 17 janvier 2024 représente une adjudication de dépens majorée au motif que l’affaire était complexe et que, du fait de la conduite de l’avocat de la demanderesse, des frais inutiles ont été engagés. En outre, la défenderesse demande que l’avocat soit personnellement condamné à payer une part importante des dépens, conformément à l’article 404 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles].

II. Le contexte

[3] La présente requête en adjudication de dépens survient dans des circonstances inusitées et regrettables qui requièrent une certaine mise en contexte.

[4] L’action sous‑jacente a été engagée le 27 mai 2021. La demanderesse alléguait que la défenderesse avait utilisé à mauvais escient une marque de commerce lui appartenant et qu’elle avait violé le droit d’auteur qu’elle détenait sur des photographies de produits. La défenderesse a nié les allégations dans une défense déposée le 21 septembre 2021.

[5] Le 22 octobre 2021, le juge en chef m’a chargée de la gestion de l’instance.

[6] Le 9 décembre 2021, j’ai organisé une conférence de gestion de l’instance avec les avocats des parties et j’ai fixé un calendrier pour les prochaines étapes de l’instance. Le même jour, j’ai rendu une ordonnance consignant ce calendrier et exigeant, notamment, que les parties fournissent à la Cour un nouvel état sur la situation avant le 29 avril 2022.

[7] Les parties ayant omis de fournir le nouvel état sur la situation, le 31 mai 2022 j’ai rendu une directive exigeant des parties qu’elles prennent part à une conférence de gestion de l’instance. Cependant, dans une lettre datée du 1er juin 2022, l’avocat qui représentait à l’époque la demanderesse a soumis à la Cour, avec le consentement de la défenderesse, un projet de calendrier pour les prochaines étapes de l’action. Quant à la tenue d’une autre conférence de gestion de l’instance, les parties ont exprimé l’avis que le [TRADUCTION] « projet de calendrier conjoint permettra de s’occuper de manière efficace des prochaines étapes du litige ». Ce calendrier conjoint prévoyait des obligations mutuelles et des délais, et il a été intégré à une ordonnance datée du 6 juin 2022. Je n’ai pas convoqué de conférence de gestion de l’instance.

[8] Il est reconnu que les parties ont omis de prendre l’une quelconque des mesures que prescrivait l’ordonnance du 6 juin 2022.

[9] Le 20 décembre 2022, la demanderesse a déposé un avis de changement d’avocat.

[10] Le 13 avril 2023, j’ai rendu une directive prescrivant à la demanderesse de s’entretenir avec la défenderesse et de fournir à la Cour, avant le 11 mai 2023, un état sur la situation et un calendrier portant sur les prochaines étapes. La demanderesse n’a pas répondu à la directive.

[11] Le 12 juin 2023, j’ai rendu une ordonnance obligeant la demanderesse à expliquer dans le cadre d’observations écrites, à signifier et à déposer avant le 26 juin 2023, pourquoi il ne fallait pas rejeter l’action pour défaut de se conformer à la directive du 13 avril 2023, ainsi que pour cause de délais. Là encore, la demanderesse n’a pas répondu.

[12] Au lieu de cela, le 14 juillet 2023, l’avocat de la défenderesse a envoyé à la Cour une longue lettre relatant l’historique des délais encourus dans le cadre de la présente instance et l’exhortant à rejeter l’action pour cause de délais, sous réserve du droit de sa cliente de réclamer des dépens.

[13] Le 17 juillet 2023, j’ai rendu de mon propre chef une ordonnance rejetant l’action, concluant qu’au vu de la longue période d’inactivité dans le dossier et de l’absence de toute explication de la part de la demanderesse quant aux délais, celle‑ci avait renoncé à son intention de poursuivre l’action. L’ordonnance de rejet a été rendue sans préjudice du droit de la défenderesse de présenter une requête en adjudication de dépens.

[14] Le 14 juillet 2023, l’avocat de la défenderesse a envoyé au greffe de la Cour une lettre demandant des directives sur la manière de traiter les [traduction] « frais engagés inutilement ». À ce moment‑là, la défenderesse, dans son projet de mémoire de frais, réclamait des dépens d’un montant variant entre 31 506,30 $ et 37 624,50 $.

[15] Le 24 août 2023, la demanderesse a déposé une requête aux termes de l’article 167, du paragraphe 385(2) et de l’article 399 des Règles pour que la Cour annule l’ordonnance de rejet du 17 juillet 2023.

[16] Le 11 décembre 2023, j’ai entendu la requête de la demanderesse et je l’ai rejetée dans des motifs que j’ai rendus oralement le même jour. J’ai conclu qu’ayant rendu mon ordonnance j’étais dessaisie de l’affaire et que le recours approprié était un appel interjeté en vertu de l’article 51 des Règles. Dans les circonstances de l’espèce, il était impossible de recourir aux articles 385 et 167 des Règles.

[17] En ce qui concerne l’alinéa 399(1)b) des Règles sur lequel se fonde la demanderesse, j’ai conclu que le recours prévu par cette disposition permet uniquement d’annuler par voie d’ordonnance le rejet antérieur d’une instance dans les circonstances les plus exceptionnelles : Bergman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1082 au para 7. J’ai estimé que les circonstances qui m’étaient soumises ne satisfaisaient pas à l’application stricte de l’alinéa 399(1)b) des Règles.

[18] En fait, j’ai constaté que le défaut de la demanderesse de répondre à l’ordonnance et à la directive de la Cour n’était pas un incident isolé, mais qu’il concordait plutôt avec une tendance à occasionner des délais au cours de l’instance. J’ai conclu que, au vu de la preuve qui m’était soumise, l’avocat de la demanderesse croyait que sa cliente lui avait donné instruction de clore le dossier. Cela étant, ni la demanderesse ni son avocat n’avaient l’intention de répondre à la directive ou à l’ordonnance de la Cour parce qu’ils étaient convaincus que le litige avait pris fin.

[19] En fin de compte, j’ai conclu que ce n’était qu’au moment où la demanderesse ou son avocat avaient reçu le mémoire de frais de la défenderesse qu’ils avaient décidé de demander l’annulation de l’ordonnance de rejet.

III. Les positions des parties sur les dépens

A. La défenderesse

[20] La défenderesse a réparti sa demande de dépens en deux périodes. Pour la période s’étendant entre l’introduction de l’action et le 4 mai 2022 (« les frais antérieurs au 4 mai 2022 »), la demande initiale de la défenderesse s’élevait à 40 405,50 $, soit 60 % des frais réellement engagés par elle au cours de cette période. Pour la période du 4 mai 2022 au 15 septembre 2023 (« les frais postérieurs au 4 mai 2022 »), la demande initiale de la défenderesse était une somme supplémentaire de 22 358,50 $, soit 100 % des frais réellement engagés par elle au cours de cette période.

[21] Dans son dossier de requête mis à jour, la défenderesse sollicite maintenant une adjudication d’un montant total de 86 546,60 $, réparti comme suit : 26 990,10 $ représentant 60 % des frais engagés par elle avant le 4 mai 2022, et 59 556,50 $, représentant 100 % des frais engagés par elle après le 4 mai 2022.

[22] En ce qui concerne les frais engagés après le 4 mai 2022, la défenderesse qualifie ceux‑ci de « frais engagés inutilement » et elle demande que l’avocat soit personnellement condamné au paiement du plein montant de 59 556,50 $.

[23] De plus, la défenderesse sollicite l’adjudication d’une somme globale, faisant valoir que cette forme d’adjudication est appropriée dans les litiges en matière de propriété intellectuelle et que, compte tenu des circonstances et du contexte de l’affaire, une adjudication de dépens selon le tarif B constituerait une indemnisation insuffisante.

[24] La défenderesse a déposé de longues observations et avancé un certain nombre d’arguments à l’appui de sa position à l’égard des dépens, et je vais tenter de résumer succinctement les arguments qu’elle a invoqués.

[25] Premièrement, la défenderesse soutient que l’action sous‑jacente était une affaire de propriété intellectuelle complexe et que tout mouvement vers l’avant dans le cadre de l’action n’a été attribuable qu’à elle. Par exemple, elle affirme que l’action soulevait de nombreuses questions et qu’elle souhaitait obtenir diverses réparations dont de multiples déclarations, des ordonnances, des injonctions interlocutoires et permanentes, des dommages‑intérêts et des dommages‑intérêts exemplaires. Elle signale que, malgré la complexité de l’action, la demanderesse n’a produit que 39 documents par rapport aux 539 qu’elle‑même a produits. L’effort, dit‑elle, était donc unilatéral.

[26] Deuxièmement, après le changement d’avocat en décembre 2022, il n’y a eu presque aucune communication de la part du nouvel avocat de la demanderesse. La défenderesse affirme que l’ancien avocat n’a pas fait avancer le litige, mais que le défaut de collaborer du nouvel avocat l’a obligée à prendre des mesures qui débordaient largement ce à quoi l’on s’attend de la part d’un justiciable ordinaire. Comme il est indiqué dans l’affidavit de Julie Parna qui a été déposé à l’appui de sa requête, la défenderesse fait état de multiples cas où l’avocat de la demanderesse n’a pas répondu à ses demandes de renseignements et à ses lettres. C’est là, dit‑elle, un [TRADUCTION] « mépris flagrant et dénué d’excuses », tant pour ses propres ressources que pour celles de la Cour.

[27] Troisièmement, la défenderesse dit que le défaut du nouvel avocat de la demanderesse de répondre ou d’agir de quelque manière a eu pour effet de prolonger l’action, ce qui justifie que l’on rende une ordonnance pour frais engagés inutilement. Une telle adjudication, affirme‑t‑elle, découle non pas d’une inconduite quelconque de la demanderesse, mais uniquement du droit à la totalité des frais engagés inutilement par suite des actes de cette dernière.

[28] La défenderesse fait valoir que les frais engagés inutilement sont calculés à partir du 4 mai 2022, date à laquelle le nouvel avocat de la demanderesse a pris en main le dossier. Elle fait valoir que cet avocat :

  1. a refusé de prendre connaissance comme il faut de l’affaire, ce qui a créé des délais et occasionné à la défenderesse un fardeau supplémentaire;

  2. a mis de l’avant une [TRADUCTION] « série d’énoncés et d’arguments invraisemblables » au cours de la requête en rejet de l’ordonnance du 17 juillet 2023.

ii. a refusé de communiquer avec la défenderesse, ce qui a amené les deux parties à ne pas respecter plusieurs délais fixés par la Cour;

iii. a négligé de faire part en temps opportun de l’intention de la demanderesse de se désister de l’affaire, ce qui a occasionné des dépenses supplémentaires;

[29] Quatrièmement, la défenderesse affirme que la requête en annulation de l’ordonnance de rejet a été déposée de manière irrégulière et a occasionné d’autres délais et des frais inutiles. Elle ajoute que la tendance à causer des délais au cours de l’instance s’est poursuivie longtemps après le rejet de l’action.

B. La demanderesse

[30] La demanderesse fait valoir que l’instance n’était pas complexe et que la défenderesse a fait montre d’une attitude excessive à l’égard de la production de documents.

[31] Elle reconnaît que la requête en annulation de l’ordonnance de rejet peut avoir été déposée par erreur, mais qu’il s’agissait simplement d’un effort de sa part pour présenter sa cause sous son meilleur jour; il ne faudrait pas la pénaliser pour l’avoir fait. Quoi qu’il en soit, la défenderesse a bel et bien profité du défaut de la demanderesse de faire annuler l’ordonnance de rejet.

[32] Elle fait valoir que les montants réclamés à titre de dépens sont [TRADUCTION] « clairement excessifs » et non étayés par une preuve quelconque. En conséquence, la Cour devrait prendre pour base la colonne IV du tarif B et ordonner que les dépens soient taxés conformément au paragraphe 400(5) des Règles.

C. L’avocat de la demanderesse (l’avocat)

[33] L’avocat fait valoir que sa conduite ne satisfait pas au seuil que fixe l’article 404 des Règles pour déclencher sa responsabilité professionnelle. Il fait valoir que la défenderesse n’a nullement traité de cette question dans ses arguments tant écrits qu’oraux. Par ailleurs, soutient‑il, la barre est haute et, tout en concédant que sa conduite était [TRADUCTION] « à juste titre préjudiciable », elle constituait une erreur de jugement et non un cas de négligence flagrante.

[34] Par ailleurs, il allègue que l’idée selon laquelle il devrait être personnellement responsable de la totalité des frais liés à la requête en annulation de l’ordonnance de rejet n’est pas justifiée. Il signale qu’au moment où la requête en annulation devait avoir lieu, il était représenté par son propre avocat et qu’on ne peut pas lui imputer les frais occasionnés par le dépôt de la requête pour cause d’inconduite au sens de l’article 404 des Règles.

[35] Il signale également qu’une adjudication de dépens a pour but d’indemniser la partie adverse, pas de punir l’autre partie. En tout état de cause, il soutient que si la Cour penche en faveur de l’idée de rendre une décision à son encontre, une adjudication de 100 % est un fait sans précédent. Quant au montant que demande la défenderesse, il partage l’avis de la demanderesse qu’aucune preuve n’a été produite quant aux frais réellement engagés par la défenderesse et qu’une adjudication de dépens appropriée devrait se limiter à ce que prévoient les colonnes IV ou V. À l’audience, l’avocat a laissé entendre que la colonne III du tarif B est celle qui convient.

IV. Analyse

[36] Selon l’article 400 des Règles, la Cour a le pouvoir discrétionnaire de déterminer le montant des dépens, de les répartir et de désigner les personnes qui doivent les payer. Ce pouvoir discrétionnaire est guidé par les facteurs énoncés au paragraphe 400(3) des Règles, ainsi que par tout autre facteur que la Cour estime pertinent. En général, pour adjuger des dépens, la Cour doit garder à l’esprit la triple finalité recherchée par l’adjudication de dépens, soit l’indemnisation, l’incitation à régler et la dissuasion de comportements abusifs : Air Canada c Thibodeau, 2007 CAF 115.

[37] À la lumière de ces principes généraux, je vais maintenant examiner la demande de dépens de la défenderesse.

A. Est‑il justifiable et approprié de condamner l’avocat aux dépens?

[38] Dans Young c Young, [1993] 4 RCS 3, la Cour suprême du Canada a conclu que « tout membre de la profession juridique peut faire l'objet d'une ordonnance compensatoire pour les dépens s'il est établi que les procédures dans lesquelles il a agi ont été marquées par la production de documents répétitifs et non pertinents, de requêtes et de motions excessives, et que l'avocat a agi de mauvaise foi en encourageant ces abus et ces délais ». Toutefois, la Cour a ajouté que les tribunaux doivent faire preuve de la plus grande prudence lorsqu’ils condamnent personnellement un avocat aux dépens et que celui‑ci ne devrait pas être placé dans une situation où la peur d’être condamné aux dépens pourrait l’empêcher de remplir les devoirs fondamentaux de sa charge.

[39] Dans l’arrêt Québec (Procureur général) c Lacombe, 2010 CSC 38, la Cour suprême du Canada a écrit que le seuil applicable à l’exercice du pouvoir discrétionnaire qu’ont les tribunaux de condamner personnellement un avocat aux dépens est élevé. Cette mesure n’est justifiable que dans des cas exceptionnels où les actes de l’avocat ont miné sérieusement l’autorité du tribunal ou porté gravement atteinte à l’administration de la justice. Ce seuil élevé est atteint lorsqu’un tribunal est saisi d’une instance frivole, dilatoire ou vexatoire infondée, qui dénote, de la part de l’avocat, un abus du système judiciaire ou une inconduite malhonnête ou malveillante délibérée.

[40] La définition d’une conduite « répréhensible, scandaleuse ou outrageante » d’une partie est un seuil élevé à atteindre. Notre Cour a conclu qu’un manque de communication ou le fait de ne plus répondre aux demandes de renseignements de parties adverses n’atteint pas ce seuil : Lululemon Athletica Canada Inc c Campbell, 2022 CF 194 au para 69; Papequash c Brass, 2018 CF 977 au para 7.

[41] À mon avis, la conduite de l’avocat, bien qu’assurément préjudiciable et inconvenante, est bien loin d’atteindre le seuil élevé qu’exige le fait de rendre une ordonnance au sens de l’article 404 des Règles, et je refuse donc de le faire.

B. La Cour a‑t‑elle une preuve suffisante des frais réellement engagés pour adjuger les dépens sous la forme d’une somme globale?

[42] Dans Nova Chemicals Corporation c Dow Chemical Company, 2017 CAF 25 au paragraphe 18, la Cour d’appel fédérale a clairement établi ce qui suit :

Lorsqu’une partie demande l’adjudication de dépens sous forme de somme globale fixée selon un pourcentage des frais judiciaires effectivement engagés et que cette somme est supérieure au barème prévu au tarif, il est indiqué pour la partie de produire un mémoire de frais et des éléments de preuve étayant les frais effectivement engagés. Il est également indiqué de fournir une description des services rendus en contrepartie qui permet de justifier l’indemnisation de la partie. Ainsi, la preuve de la nature et de l’étendue des services fournis doit être suffisante pour permettre à la partie de prendre une décision éclairée quant au règlement des frais ou à leur contestation et à la Cour de conclure au caractère raisonnable des frais effectivement engagés et du pourcentage adjugé dans le cadre d’un litige.

[43] De plus, dans la décision Janssen Inc c Teva Canada Ltd, 2022 CF 269 au paragraphe 9, notre Cour a conclu qu’il incombe à la partie requérante « de présenter des éléments de preuve quant au travail effectué, à la nature de ce travail, à son lien avec l’action, ainsi qu’à son caractère raisonnable ».

[44] En l’espèce, la défenderesse sollicite l’adjudication d’une somme globale sans faire état des frais précis qui ont été engagés. Le mémoire de frais joint au dossier de requête comporte de maigres informations. Notamment, il n’inclut pas une description des services fournis en contrepartie. De plus, et ceci est peut‑être plus troublant, il est impossible de concilier le montant des frais réclamés entre le dossier de requête de septembre et celui de janvier. Il ne fait aucun doute que la requête en annulation de l’ordonnance de rejet a nécessité du travail supplémentaire, mais l’augmentation de plus de 20 000 $ n’est pas expliquée de façon satisfaisante.

[45] De plus, la défenderesse n’a pas traité de l’absence d’éléments de preuve étayant comme il faut les frais réclamés, mais elle soutient que l’adjudication d’une somme globale suivrait [traduction] « la tendance qui ressort dans les affaires de propriété intellectuelle ». C’est peut‑être vrai, mais, dans ces affaires de propriété intellectuelle, les dépens adjugés sous la forme d’une somme globale comportent un mémoire de frais détaillé, des éléments de preuve et une description des services fournis. Rien de ce genre n’a été soumis à notre Cour.

C. La défenderesse a‑t‑elle droit aux « frais engagés inutilement » en l’espèce?

[46] Selon la Cour supérieure de l’Ontario, les « frais engagés inutilement » sont [TRADUCTION] « les frais engagés inutilement par une partie pour la préparation de l’instruction, qui devra être recommencée à la suite de l’ajournement de l’instruction » : Caldwell v Caldwell, 2015 ONSC 7715 (CanLII) au para 8. Dans la décision Teva Canada Limited c Pfizer Canada Inc, 2017 CF 610 au paragraphe 6, le juge Zinn a souscrit à cette définition, mais il a décrété que la jurisprudence des tribunaux ontariens ne s’appliquait pas à notre Cour. Il a plutôt conclu que le critère relatif à l’adjudication des frais engagés inutilement découle de l’arrêt Blackmore c Canada, 2011 CAF 335 au paragraphe 3, où la Cour d’appel fédérale a indiqué que la conduite doit être « répréhensible, scandaleuse ou choquante » pour que l’on puisse envisager d’octroyer une indemnisation complète.

[47] Dans la décision Abdelrazik c Canada, 2019 CF 769, la juge St‑Louis a adjugé une somme globale équivalant à 30 % des frais juridiques réels du demandeur. Elle a estimé que les circonstances de cette affaire, dans lesquelles un procès avait été ajourné, ne justifiaient pas de « châtier ou de punir les conduites répréhensibles et de tenir les parties de bonne foi à couvert des frais de litige par ailleurs inutiles ».

[48] Le seuil à atteindre pour adjuger des dépens majorés est élevé. Bien qu’il n’existe aucun critère clairement défini pour justifier une telle mesure, la Cour d’appel fédérale a adjugé des dépens majorés dans une affaire où le litige mettait en cause des « parties commerciales averties » et où l’affaire était dénuée de tout fondement : Sport Maska Inc c Bauer Hockey Ltd, 2019 CAF 204 aux para 51‑52.

[49] Dans l’ensemble des circonstances de l’espèce, je ne suis pas convaincue que les frais engagés inutilement, ou ce qui constitue essentiellement des frais de l’avocat et de son propre client, sont justifiés.

D. À quels dépens la défenderesse a‑t‑elle droit?

[50] Il ne fait aucun doute que la défenderesse a droit aux dépens. La Cour dispose d’une preuve qui étaye la position de la défenderesse selon laquelle les efforts qu’elle a consacrés au dossier ont été nettement supérieurs à ceux de la demanderesse, et ce, dès le tout début du dossier. Il reste toutefois que la présente affaire était soumise à une procédure de gestion d’instance et qu’il était loisible à la défenderesse de demander une conférence de gestion d’instance chaque fois que l’action semblait battre de l’aile. Elle ne s’est pas prévalue de cette option. En fait, il est évident qu’elle n’a rien fait pour traiter de la directive et de l’ordonnance de la Cour avant que les délais expirent et, là encore, uniquement pour inciter la Cour à rejeter l’action sans préjudice de son droit de réclamer des dépens.

[51] En outre, je ne puis faire abstraction du fait que l’intervention de la Cour, en rejetant l’action de son propre chef, a donné lieu à une forme de gain fortuit pour la défenderesse. Les mesures, quelles qu’elles soient, que cette dernière a prises pour répondre à la requête en annulation de l’ordonnance de rejet avaient pour but de préserver le rejet – un excellent résultat pour la défenderesse et pour lequel celle‑ci n’était pas tenue de prendre une mesure quelconque ou d’engager quelque dépense que ce soit.

[52] Dans ces circonstances, je suis convaincue que la défenderesse a droit aux dépens à l’extrémité supérieure de la colonne IV du tarif B.


ORDONNANCE dans le dossier T‑862‑21

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. La requête de la défenderesse est accueillie en partie.

  2. Les dépens de la défenderesse sont taxés au milieu de la colonne IV du tarif B, et cela inclut les frais qu’elle a engagés pour la présente requête.

« Catherine A. Coughlan »

Juge adjointe

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑862‑21

 

INTITULÉ :

DRAINVAC INTERNATIONAL 2006 INC.

s/n DRAINVAC CENTRAL VACUUMS c VACUUM SPECIALISTS (1985) LTD. s/n VACUUM SPECIALISTS

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 JANVIER 2024

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LA JUGE ADJOINTE COUGHLAN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 21 FÉVRIER 2024

 

COMPARUTIONS :

Marc‑André Lemire

Luc A. Geoffrion

POUR LA DEMANDERESSE

 

Elizabeth S. Dipchand

J. Zach Nickels

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Therrien Couture Joli‑Coeur S.E.N.C.R.L.

Montréal (Québec)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Dipchand LLP

Toronto (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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