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Dossier : T-1952-22

Référence : 2024 CF 307

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 23 février 2024

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

NABIL BENHSAIEN

demandeur/

partie intimée

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur/

partie requérante

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le 10 novembre 2023, le défendeur a présenté une requête écrite sur le fondement de l’article 369 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles]. Il y sollicite une ordonnance pour faire :

[2] La demande vise une décision de la Section d’appel de la Commission des libérations conditionnelles du Canada [Section d’appel de la CLCC] de ne pas libérer le demandeur du pénitencier avant l’expiration de sa peine. Dans sa requête, le défendeur affirme que cette demande est à présent théorique.

[3] Pour les motifs qui suivent, la Cour accueille la requête.

II. Contexte

[4] Le demandeur a été déclaré coupable de plusieurs chefs d’agression armée et de voies de fait graves. Il a été condamné à une peine d’emprisonnement de cinq ans et trois mois et il a été assujetti à une ordonnance de surveillance de longue durée (OSLD) d’une durée de dix ans. Le demandeur a commencé à purger sa peine le 15 juin 2018. Il était admissible à la libération d’office aux deux tiers de sa peine, soit le 14 décembre 2021 (date de libération d’office [DLO]).

[5] Le 16 mars 2021, le Service correctionnel du Canada [le SCC], conformément à l’article 129(2)a)(i) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 [la LSCMLC], a renvoyé le cas du demandeur à la Commission des libérations conditionnelles du Canada [la CLCC] pour qu’elle détermine son admissibilité à la libération d’office. Le SCC a recommandé que le demandeur demeure détenu jusqu’à l’expiration légale de sa peine – c’est-à-dire jusqu’à la date d’expiration du mandat d’emprisonnement [DEM].

[6] Le 8 octobre 2021, la CLCC a ordonné en vertu de l’article 130(3)a) de la LSCMLC que le demandeur ne soit pas mis en liberté avant la DEM. Le demandeur a interjeté appel de la décision devant la Section d’appel de la CLCC.

[7] Dans une décision datée du 31 janvier 2022, la Section d’appel de la CLCC a confirmé la décision de la CLCC.

[8] Le 23 septembre 2022, le demandeur a déposé une demande de contrôle judiciaire visant la décision de la Section d’appel de la CLCC, et ce, en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7. Le10 novembre 2022, il a déposé un avis de demande modifiée. Il sollicite l’annulation de la décision de la Section d’appel de la CLCC confirmant l’ordonnance de détention rendue par la CLCC. Il demande également à la Cour d’ordonner le renvoi de l’affaire à la Section d’appel de la CLCC afin que cette dernière procède à un nouvel examen selon les directives que la Cour jugera indiquées. Il réclame également les dépens.

[9] Le 14 septembre 2023, la peine d’emprisonnement du demandeur a expiré (la DEM).

[10] Étant donné l’expiration de cette peine, le défendeur soutient que la demande est maintenant théorique et que la Cour ne devrait pas exercer le pouvoir discrétionnaire l’habilitant à trancher une demande théorique.

III. Analyse

A. Critère applicable aux requêtes en radiation

[11] Le critère à remplir pour obtenir la radiation d’un avis de demande de contrôle judiciaire est rigoureux. Il en est ainsi pour deux raisons. Premièrement, il n’y a pas, dans les Règles, de disposition spécifique portant sur la requête en radiation d’une demande dont la Cour est saisie. Lorsqu’elle radie une demande, la Cour s’appuie plutôt sur sa compétence absolue pour restreindre le mauvais usage ou l’abus de procédures judiciaires. Deuxièmement, les demandes doivent être instruites « à bref délai » et « selon une procédure sommaire ». Les requêtes qui soulèvent des questions de fond sont incompatibles avec cet objectif (JP Morgan Asset Management (Canada) Inc. c Canada (Revenu national), 2013 CAF 250 au para 48 [JP Morgan]; Boland c Canada (Procureur général), 2024 CF 11 au para 10 [Boland]).

[12] Lorsqu’il statue sur une requête en radiation d’une demande, le tribunal doit appliquer le critère qui joue pour la radiation d’une action, soit le critère « manifeste et évident », parfois appelé la norme du caractère « voué à l’échec » (Wenham c Canada (Procureur général), 2018 CAF 199 aux para 32-33 [Wenham]; Nicolas c Canada (Procureur général), 2022 CF 439 au para 17; Boland au para 11). Une demande ne sera radiée par la Cour que si elle est « manifestement irréguli[ère] au point de n’avoir aucune chance d’être accueilli[e] » (JP Morgan, au para 47, citant David Bull Laboratories (Canada) Inc c Pharmacia Inc., 1994 CanLII 3529 (CAF) à la p 600; Wenham, au para 33; Boland, au para 11). La demande doit être entachée d’un vice fondamental et manifeste qui se classe parmi les moyens exceptionnels qui infirmeraient à la base le pouvoir de la Cour d’instruire la demande (JP Morgan, au para 47, citant Rahman c Commission des relations de travail dans la fonction publique, 2013 CAF 117 au para 7, Donaldson c Western Grain Storage By-Products, 2012 CAF 286 au para 6, et Hunt c Carey Canada Inc., [1990] 2 RCS 959).

[13] Le caractère théorique d’une demande peut satisfaire au critère rigoureux qui est exigé dans le cadre d’une requête en radiation (Cardin c Canada (Procureur général), 2017 CAF 150 au para 8 [Cardin]; Lukács c Canada (Office des transports), 2016 CAF 227 au para 6 [Lukács]; Rebel News Network Ltd c Canada (Commission des débats des chefs), 2020 CF 1181 au para 34 [Rebel News Network]; Boland au para 12).

B. La demande est théorique

[14] Une affaire qui ne comporte pas de litige actuel touchant les parties ou leurs droits met en jeu la doctrine du caractère théorique (Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342, [1989] ACS no 15 (QL) au para 15 [Borowski]; Cardin, au para 9; Lukács, au para 7; Rebel News Network, au para 35; Boland au para 13).

[15] Dans l’arrêt Cardin, au para 9, la Cour d’appel fédérale décrit, en s’appuyant sur l’arrêt Borowski au para 16, l’analyse en deux étapes à laquelle un tribunal doit procéder lorsqu’il est appelé à évaluer le caractère théorique d’une affaire :

Le tribunal doit tout d’abord décider si le litige concret entre les parties a disparu et si la question est devenue théorique. Si c’est le cas, le tribunal doit alors décider s’il devrait exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l’affaire à caractère théorique.

[16] En l’espèce, la décision en cause, soit celle rendue par la Section d’appel de la CLCC le 31 janvier 2022, a eu pour effet de prolonger la détention du demandeur de la DLO le 12 décembre 2021 jusqu’à la DEM le 14 septembre 2023. Étant donné que la peine d’emprisonnement du demandeur a expiré le 14 septembre 2023, le défendeur soutient que, même si la Cour accueillait la demande, il n’en découlerait aucun effet ou conséquence pratique. Selon le défendeur, la demande est donc théorique.

[17] Le demandeur soutient que la demande n’est pas théorique pour deux raisons. D’abord, il affirme que, dans sa décision du 21 août 2023, la CLCC s’est appuyée sur la décision de la Section d’appel de la CLCC du 31 janvier 2023 pour assortir l’OSLD d’une condition spéciale. Le demandeur prétend que la radiation de sa demande nuirait à sa capacité de contester l’ajout de cette condition spéciale à l’OSLD. Ensuite, le demandeur avance que la demande est nécessaire pour lui fournir le [traduction] « fondement nécessaire » pour intenter une poursuite. Le demandeur soutient que la Cour devrait accorder l’autorisation de modifier l’avis de demande. Aucun de ces arguments n’est convaincant.

[18] Le demandeur prétend que la décision du 21 août 2023 de la CLCC portant sur l’OSLD s’appuie sur la décision dont il demande le contrôle judiciaire en l’espèce (soit la décision rendue le 8 octobre 2021 par la Section d’appel de la CLCC). Dans cette décision du 21 août 2023, il y a effectivement un renvoi à la décision du 8 octobre 2021, mais à la seule fin de souligner la décision de détenir le demandeur jusqu’à la DEM. Il ressort de la décision du 21 août 2023 que la CLCC a procédé à une évaluation des circonstances et qu’elle a conclu de façon indépendante que celles-ci justifiaient une condition spéciale. Le fait que les mêmes faits et circonstances étaient pertinents pour l’examen de questions distinctes dont la CLCC était saisie n’établit aucun lien entre les décisions et n’entrave d’aucune façon la capacité du demandeur de contester la décision en lien avec l’OSLD. Comme le souligne à juste titre le défendeur, si le demandeur avait gain de cause à l’issue de l’examen sur le fond de la présente demande, la décision de la CLCC du 21 août 2023 ne serait absolument pas touchée et demeurerait en vigueur.

[19] De même, de vagues affirmations sur la possibilité d’une poursuite ne suffisent pas à démontrer l’existence d’une question en litige entre les parties. La Cour suprême du Canada enseigne que les tribunaux doivent adopter une approche pratique et pragmatique lorsqu’ils examinent des prétentions quant à l’existence d’un préjudice découlant d’une mesure administrative, et qu’il n’existe aucune raison logique d’empêcher une partie d’exercer directement le recours qu’elle a choisi (Canada (Procureur général) c TeleZone Inc., 2010 CSC 62 aux para 18-23).

[20] Le litige actuel entre les parties a disparu le 14 septembre 2023 à l’expiration de la peine d’emprisonnement du demandeur. La demande est théorique.

C. La Cour n’exercera pas son pouvoir discrétionnaire d’examiner et de trancher la demande théorique

[21] Comme j’ai conclu que l’affaire est théorique, je dois déterminer si la Cour devrait néanmoins exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre la demande. Je conclus qu’elle ne devrait pas le faire.

[22] Pour déterminer si une affaire théorique devrait quand même être instruite, la Cour doit tenir compte de trois facteurs : (1) la présence ou l’absence d’un débat contradictoire, (2) l’opportunité d’utiliser des ressources judiciaires limitées et (3) la sensibilité de la Cour à son rôle par rapport à celui du législateur (Rebel News Network au para 33 citant Démocratie en surveillance c Canada (Procureur général), 2018 CAF 195 au para 13).

[23] En l’espèce, les premier et deuxième facteurs sont déterminants. La condition spéciale qui a été ajoutée à l’OSDL est, à l’évidence, toujours en litige entre les parties. Toutefois, il s’agit là d’un différend découlant d’une décision administrative séparée et distincte, dont le contrôle judiciaire n’a pas été demandé en l’espèce. De même, je ne suis pas convaincu que la décision de la Cour sur le fond de la demande de contrôle judiciaire aurait une quelconque incidence pratique sur la relation continue entre les parties, ni qu’elle permettrait de trancher une question dont les répercussions ne seraient pas limitées aux parties au litige. L’historique procédural révèle également que le demandeur est principalement responsable du dépôt tardif de la demande.

[24] Dans ces circonstances, il n’est pas indiqué d’allouer des ressources judiciaires pour examiner et trancher une question théorique.

D. L’autorisation de modifier de nouveau l’avis de demande ne sera pas accordée

[25] Le caractère théorique d’une demande peut être fatal lorsque, comme en l’espèce, la Cour conclut qu’il n’est pas indiqué d’examiner et de trancher l’instance théorique. Une modification à la demande ne permettrait pas de remédier à cette lacune. Par conséquent, la demande est vouée à l’échec et elle sera donc radiée dans son intégralité sans autorisation de la modifier.

IV. Conclusion

[26] La requête du défendeur est accueillie. L’avis de demande modifié est radié sans autorisation de le modifier et la demande est rejetée.

[27] Comme la requête a été accueillie, le défendeur a droit aux dépens. Toutefois, dans ses observations écrites, le défendeur indique qu’il ne sollicite les dépens ni pour l’instruction de la requête, ni pour celle de la demande de contrôle judiciaire. Par conséquent, les dépens ne sont pas adjugés.

 




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