Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20240227


Dossier : T-325-23

Référence : 2024 CF 315

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 27 février 2024

En présence de madame la juge Turley

ENTRE:

ASHRAF BOUAB

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS DU JUGEMENT

I. Aperçu

[1] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle le président indépendant [le président] du tribunal disciplinaire de l’Établissement de Warkworth l’a déclaré coupable de l’infraction prévue à l’alinéa 40l) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 [la LSCMLC], à savoir refuser ou omettre de fournir l’échantillon d’urine exigé.

[2] Je rejette la présente demande parce que la décision du président est raisonnable. Le président n’était pas convaincu que le défaut du demandeur de fournir un échantillon d’urine suffisant était involontaire. Je ne vois aucune erreur susceptible de contrôle dans la conclusion du président selon laquelle le demandeur aurait peut-être été en mesure de fournir une quantité suffisante d’urine s’il était demeuré dans l’aire de prélèvement des échantillons pendant toute la période de deux heures prévue à l’alinéa 66(1)d) du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92-620 [le RSCMLC].

II. Contexte

[3] Le demandeur est détenu à l’Établissement de Warkworth, un établissement à sécurité moyenne. Le 22 novembre 2022, il lui a été demandé de fournir un échantillon d’urine dans le cadre d’un programme réglementaire de contrôle au hasard en vertu de l’alinéa 54b) de la LSCMLC.

[4] Le demandeur n’a pas été en mesure de fournir la quantité d’urine nécessaire pour un échantillon et il a quitté l’aire de prélèvement des échantillons après environ une heure et demie. Il a été accusé d’une infraction disciplinaire prévue à l’alinéa 40l) de la LSCMLC pour avoir refusé ou omis de fournir l’échantillon d’urine exigé, et il a plaidé non coupable.

[5] L’audience relative à l’infraction disciplinaire s’est tenue devant le président le 24 janvier 2023. L’agent Semple [l’échantillonneur] et le demandeur ont témoigné à l’audience.

[6] Lors de son témoignage, l’échantillonneur a affirmé que si le détenu fournit un échantillon d’urine insuffisant, c’est-à-dire un échantillon qui n’atteint pas la quantité minimale prescrite selon la directive du commissaire de Service correctionnel Canada [SCC] applicable, l’on considère automatiquement qu’il s’agit d’un refus de fournir l’échantillon exigé. De l’eau est offerte au détenu et ce dernier dispose d’un délai de deux heures pour fournir une quantité suffisante d’urine.

[7] Le demandeur a affirmé qu’il était déjà allé aux toilettes avant qu’on lui dise qu’il devait se présenter pour un prélèvement d’échantillon d’urine. Après être demeuré dans l’aire de prélèvement des échantillons pendant une heure et demie, avoir bu quelques verres d’eau et fait des efforts pour fournir un échantillon, il n’a pas été en mesure de compléter son échantillon d’urine initial. Le demandeur, après avoir discuté des options qui s’offraient à lui avec l’échantillonneur, a décidé de quitter l’aire de prélèvement des échantillons, déclarant qu’on avait besoin de lui au travail.

[8] À la fin de l’audience, le président a rendu son verdict de vive voix. Il a déclaré le demandeur coupable et lui a infligé une amende en deux volets totalisant 40 $, dont un de 10 $ et l’autre de 30 $ qui a été suspendu pour une période de 60 jours.

[9] Le président a conclu qu’il aurait eu un [traduction] « doute raisonnable » si le demandeur était demeuré dans l’aire de prélèvement des échantillons pendant toute la période de deux heures : transcription de l’audience relative à l’infraction disciplinaire du 24 janvier 2023 [la transcription], à la p 13, lignes 24-25, 29-31. Le président a expliqué cette conclusion en indiquant que le demandeur avait [traduction] « fait des efforts, mais que ce n’était pas tout à fait suffisant » : transcription, à la p 14, ligne 14.

III. Questions en litige et norme de contrôle

[10] Le demandeur soulève deux questions : (i) la première concerne le caractère raisonnable de la déclaration de culpabilité que le président a prononcée; et (ii) la deuxième concerne la réparation appropriée à accorder si la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Puisque j’ai conclu que la décision du président est raisonnable, je n’ai pas à me prononcer sur la question de la réparation.

[11] Nulle controverse n’est soulevée à l’égard de la norme de contrôle applicable à la décision que le président indépendant rend en vertu de l’article 40 et du paragraphe 43(3) de la LSCMLC, à savoir la norme de la décision raisonnable : Rana c Canada (Procureur général), 2023 CF 1014 au para 18; Bibeau c Canada (Procureur général), 2022 CF 1748 au para 6; Cliff c Canada (Procureur général), 2022 CF 930 au para 3.

[12] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 85 [Vavilov]; Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 au para 8 [Mason]. La décision ne devrait être infirmée que si elle souffre de « lacunes graves » à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de « justification, d’intelligibilité et de transparence » : Vavilov, au para 100; Mason, aux para 59‑61. De plus, la cour de révision « doit être convaincue que la lacune ou la déficience qu’invoque la partie contestant la décision est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable » : Vavilov, au para 100.

IV. Analyse

A. Le régime législatif et politique applicable

[13] En vertu de l’alinéa 54b) de la LSCMLC et de l’article 63 du RSCMLC, le détenu sous responsabilité fédérale peut être soumis à un prélèvement d’échantillons d’urine au hasard « visant à garantir la sécurité du pénitencier et de quiconque et à prévenir l’usage et le trafic de substances intoxicantes à l’intérieur du pénitencier ».

[14] Les articles 11 à 14 de la Directive du commissaire 566-10 du SCC intitulée « Prise et analyse d’échantillons d’urine » [la DC 566-10] énoncent le processus de prélèvement d’échantillons d’urine au hasard. La définition d’« échantillon d’urine » est donnée à l’annexe A de la DC 566-10 : « quantité d’urine non altérée d’au moins 30 ml pour l’analyse de la présence de drogues, et d’au moins 4 ml (éprouvette pleine) pour l’analyse de la présence d’alcool, fournie en une seule prise, suffisante pour en permettre l’analyse par un laboratoire autorisé ».

[15] Selon l’alinéa 66(1)d) du RSCMLC, le détenu dispose d’un maximum de deux heures pour fournir l’échantillon d’urine. Selon le paragraphe 66(2) du RSCMLC, le défaut de fournir un échantillon conformément au paragraphe 66(1) est réputé être un refus de le fournir.

[16] Conformément à l’alinéa 40l) de la LSCMLC, commet une infraction disciplinaire le détenu qui refuse ou omet de fournir l’échantillon d’urine exigé au titre de l’alinéa 54b) de la LSCMLC. Selon le paragraphe 43(1) de la LSCMLC, une audience doit avoir lieu conformément à la procédure réglementaire pour déterminer si le détenu est coupable de l’infraction. Aux termes du paragraphe 27(2) du RSCMLC, l’audience relative à l’accusation portée en vertu de l’alinéa 40l) de la LSCMLC doit être tenue par un président indépendant. Selon le paragraphe 43(3) de la même loi, la norme de preuve applicable concernant les infractions disciplinaires est celle de la preuve hors de tout doute raisonnable.

[17] En application du paragraphe 44(1) de la LSCMLC, le détenu déclaré coupable d’une infraction disciplinaire est passible d’une ou de plusieurs peines, comme la perte de privilèges ou une amende.

B. La décision du président est raisonnable

[18] Comme je l’explique plus loin, je ne suis pas d’accord avec le demandeur pour dire que l’unique motif du président pour justifier la déclaration de culpabilité est le fait que le demandeur avait quitté l’aire de prélèvement des échantillons avant l’expiration du délai de deux heures. Contrairement à la conclusion de la Cour dans la décision Ismail c Canada (Procureur général), 2024 CF 310, le président en l’espèce n’a pas conclu que le départ volontaire du demandeur de l’aire de prélèvement des échantillons avant la fin du délai de deux heures justifie [traduction] « à lui seul » une déclaration de culpabilité. Le président a plutôt conclu que, si le demandeur était demeuré dans l’aire de prélèvement des échantillons pendant toute la période de deux heures, il aurait très bien pu fournir un échantillon d’urine suffisant. Le président n’était donc pas convaincu que le défaut du demandeur de fournir l’échantillon exigé était involontaire.

[19] Selon la jurisprudence pertinente, une déclaration de culpabilité ne découle pas automatiquement du refus ou de l’omission de demeurer dans l’aire de prélèvement des échantillons pendant la période de deux heures prévue à l’alinéa 66(1)d) du RSCMLC. Pour déterminer si l’infraction disciplinaire a été prouvée hors de tout doute raisonnable, conformément au paragraphe 43(3) de la LSCMLC, le décideur doit tenir compte de tous les moyens de défense avancés par le détenu : Ayotte c Canada (Procureur général), 2003 CAF 429 aux para 17-20; Cyr c Canada (Procureur général), 2011 CF 213 aux para 20-22.

[20] En l’espèce, le demandeur a fait valoir que son défaut de fournir l’échantillon d’urine exigé était involontaire. Ignorant qu’il allait devoir fournir un échantillon d’urine, le demandeur était allé aux toilettes en matinée. Il a déclaré que, même après avoir bu de l’eau, il n’avait pas été en mesure de fournir la quantité d’urine requise pour l’échantillon. Le demandeur a déclaré qu’il avait décidé de quitter l’aire de prélèvement des échantillons environ 20 minutes avant l’expiration du délai de deux heures parce qu’il devait se rendre au travail et qu’il savait qu’il ne serait pas en mesure de fournir l’échantillon exigé avant la fin de cette période.

[21] Je reconnais que le président a déclaré, dans ses motifs qu’il a rendus de vive voix, que le [traduction] « départ [du demandeur] était en fait volontaire », et a déclaré ce dernier [traduction] « coupable de l’infraction dont [il avait été] accusé » : transcription, à la p 14, lignes 1-2. Cependant, conformément à l’arrêt Vavilov, lorsqu’il s’agit de déterminer si la décision est intelligible, justifiée et transparente, il convient d’interpréter les motifs du décideur de façon globale et contextuelle : Vavilov, aux para 96-97.

[22] En interprétant les motifs du président de façon globale, l’on peut constater que la déclaration de culpabilité n’était pas fondée uniquement sur le départ anticipé du demandeur. En fait, le président a tenu compte de la défense du demandeur, mais il n’était pas convaincu que le demandeur n’aurait pas été en mesure de fournir l’échantillon d’urine exigé avant la fin de la période prévue. Comme l’a fait remarquer le président, le demandeur avait bu de l’eau avant de se rendre à l’aire de prélèvement des échantillons et avait pris plusieurs autres verres d’eau pendant qu’il attendait à cet endroit : transcription, à la p 13, lignes 20-25.

[23] Le président a déclaré qu’il aurait eu un doute raisonnable si le demandeur était demeuré dans l’aire de prélèvement des échantillons pendant toute la période de deux heures : transcription, à la p 13, lignes 29-31. Plus précisément, le président s’est exprimé ainsi pour expliquer son raisonnement au demandeur : [traduction] « Vous avez fait des efforts, vous y étiez presque, mais ce n’était pas tout à fait assez » (transcription, à la p 14, lignes 13-14). Autrement dit, les efforts du demandeur n’ont pas été suffisants pour que le président soit convaincu.

[24] À l’audience, le président a expressément demandé à l’échantillonneur si les détenus sont autorisés à [traduction] « compléter » leur échantillon d’urine pendant la période de deux heures pour qu’il atteigne les 30 ml requis. L’échantillonneur a confirmé qu’il n’est pas nécessaire que l’échantillon provienne d’une miction en continu, qu’il est possible d’obtenir la quantité d’urine exigée en plusieurs essais et que les détenus en sont informés : transcription, à la p 5, lignes 9-30.

[25] De plus, l’échange suivant entre le président et le demandeur illustre encore davantage le raisonnement qui a mené le président à déclarer le demandeur coupable :

[traduction]

M. ZAP : Est-ce que ça tombe sous le sens?

ASHRAF BOUAB : Oui, ça va.

M. ZAP : Donc, la morale de l’histoire est que si vous aviez attendu vingt minutes de plus, je vous aurais probablement déclaré non coupable, Monsieur.

ASHRAF BOUAB : D’accord.

M. ZAP : Vous voyez? Parfois, la patience est une vertu.

ASHRAF BOUAB : C’est vrai, mais parfois, vous savez, vous connaissez votre corps, vous savez si la nature vous appellera ou non d’ici vingt minutes –

M. ZAP : Et parfois, votre corps vous surprend, n’est-ce pas? Permettez-moi de vous en donner une copie, Monsieur. Peut-être que « surprendre » n’est pas le bon mot, mais en tout cas, merci d’être venu.

Transcription, à la p 15, lignes 1-14.

[26] Je conclus que, lue dans son ensemble, la décision du président est raisonnable et illustre le raisonnement qui a mené à la déclaration de culpabilité. Le président a estimé que, si le demandeur était demeuré dans l’aire de prélèvement des échantillons pendant toute la période de deux heures, il aurait peut-être été en mesure de fournir l’échantillon d’urine exigé. Il ressort également de l’échange reproduit plus haut que le demandeur a clairement compris l’explication du président au sujet de sa décision.

[27] Enfin, je n’accepte pas l’argument du demandeur selon lequel le président a tiré des conclusions de fait qui étaient juridiquement incompatibles avec une déclaration de culpabilité. À mon avis, le demandeur s’appuie sur des déclarations qui sont hors contexte : mémoire des faits et du droit du demandeur, au para 20. Voici, dans son intégralité, le passage pertinent de la décision du président :

[traduction]

Je remarque que M. Bouab a bu de l’eau avant de descendre dans la section [Admission et libération]. Il en a bu deux ou trois verres. Son témoignage était clair et sans équivoque. Il n’a pas embelli les choses et, bien franchement, je préfère le témoignage de M. Bouab à celui de l’agent Semple, mais je reconnais que l’agent Semple s’occupe de centaines de détenus et qu’il ne s’est pas rappelé des faits sur-le-champ. Il ne fait aucun doute que M. Bouab a collaboré tout au long du processus.

Transcription, à la p 13, lignes 1-10.

[28] Ce passage n’appuie pas la thèse selon laquelle le président a accepté [traduction] « sans réserve » le témoignage du demandeur concernant son incapacité à fournir un échantillon d’urine : mémoire des faits et du droit du demandeur, au para 20. Le président faisait plutôt clairement référence au témoignage du demandeur quant à sa consommation d’eau et au fait qu’il a collaboré. Fait à noter, l’échantillonneur a d’abord affirmé que le demandeur avait refusé de se présenter pour fournir l’échantillon, mais il a ensuite convenu que son rapport d’observations indiquait le contraire : transcription, à la p 1, lignes 21-32; p 3, lignes 1-16.

[29] Au bout du compte, comme je le mentionne plus haut, le président ne s’est pas dit convaincu que le défaut du demandeur de fournir un échantillon d’urine était involontaire.

V. Conclusion

[30] Compte tenu de ce qui précède, je rejette la demande de contrôle judiciaire. La décision du président est raisonnable et appartient bien « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : Vavilov, au para 86.

[31] À la clôture de l’audience, les parties m’ont informée qu’une ordonnance relative aux dépens n’était pas nécessaire puisqu’elles étaient parvenues à une entente.


JUGEMENT dans le dossier T-325-23

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée sans dépens.

« Anne M. Turley »

Juge

Traduction certifiée conforme

Karyne St-Onge, jurilinguiste


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-325-23

 

INTITULÉ :

ASHRAF BOUAB c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 30 janvier 2024

 

JUGEMENT ET MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE TURLEY

 

DATE DES MOTIFS :

le 27 février 2024

 

COMPARUTIONS :

Paul Quick

John Luscombe

 

Pour le demandeur

 

Andrew Newman

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Queen’s Prison Law Clinic

Kingston (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.