Décisions de la Cour fédérale

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Date : 20240208


Dossier : T-1392-23

Référence : 2024 CF 217

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 février 2024

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

PETER TAIT

demandeur

et

MIKE DUHEME, COMMISSAIRE DE LA GENDARMERIE ROYALE DU CANADA ET PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET CONSEIL DU TRÉSOR DU CANADA

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Le demandeur présente une demande de contrôle judiciaire d’une « décision apparente » [décision] de la Gendarmerie royale du Canada [« GRC »] portant révocation de sa cote de sécurité très secret.

[2] La Cour est saisie de deux requêtes. La première est une requête en radiation de la demande de contrôle judiciaire [« requête en radiation »]. La deuxième, qui est présentée en vertu de l’article 75 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [« Règles »], est une requête en autorisation de modifier l’avis de demande [« requête en modification »]. De plus, les parties sollicitent l’autorisation de déposer des affidavits supplémentaires et ils demandent à la Cour de rendre d’autres ordonnances corrélatives. Les deux requêtes ont été entendues en même temps.

II. Contexte

A. Parties

[3] Peter Tait [le « demandeur »] était un employé de la Ville de Richmond [la « Ville »] qui travaillait sous la direction de la GRC.

[4] Le procureur général du Canada [le défendeur] comparaît à son propre compte et pour celui des autres défendeurs, à savoir Mike Duheme (qui est commissaire de la GRC), le ministre de la Sécurité publique et le Conseil du Trésor du Canada.

B. L’avis de demande

[5] Entre juin 2020 et mars 2023, le demandeur a travaillé pour la Ville en tant que superviseur d’analystes du renseignement criminel au Détachement de la GRC à Richmond. Il devait obtenir comme condition d’emploi une habilitation de sécurité de niveau très secret. Il a détenu une telle habilitation d’octobre 2006 jusqu’à sa « révocation apparente ».

[6] Le demandeur allègue que cette révocation apparente a été effectuée en contravention aux étapes procédurales énoncées dans la Norme sur le filtrage de sécurité [la Norme] du Conseil du Trésor, laquelle a été adoptée en vertu de l’article 7 de la Loi sur la gestion des finances publiques, LRC 1985, c F-11.

[7] À cet égard, le demandeur soutient plus spécifiquement que la GRC a omis :

[8] De façon plus générale, le demandeur affirme que, dans le processus qui a mené à la révocation apparente, la GRC n’a pas respecté les principes d’équité procédurale.

[9] Le demandeur sollicite une ordonnance infirmant « toute décision rendue par la GRC du détachement de Richmond qui révoque ou annule sa cote de sécurité de niveau très secret ». Il demande aussi à la Cour de rendre une ordonnance pour enjoindre à la GRC de suivre les étapes procédurales exigées par la Norme. Enfin, il demande les dépens.

C. Les faits qui ne sont pas allégués dans l’avis de demande

[10] Dans leurs observations, les parties réfèrent à plusieurs affidavits. Comme je l’explique aux paragraphes 27 à 29, la preuve contenue dans ces affidavits peut être invoquée seulement à l’égard de certaines des questions dont je suis saisi. Il est donc pertinent de préciser la source des faits allégués – l’avis de demande ou les affidavits.

[11] Les affidavits ajoutent les éléments factuels suivants. La cote de sécurité du demandeur a expiré en juin 2021. Autour de cette date, le demandeur a présenté une demande de renouvellement et il a pu continuer à exercer ses fonctions en attendant qu’une décision soit rendue. Il a acquitté ses fonctions sans problème jusqu’en mars 2023, moment où la GRC a informé la Ville qu’elle lui renvoyait le demandeur pour des raisons qui n’ont pas été communiquées.

[12] Dans sa communication de mars 2023, la GRC indiquait qu’elle [traduction] « allait demander une annulation administrative de l’habilitation de sécurité du demandeur à compter » de la date de la communication. La GRC a ensuite classé la demande de renouvellement sans la traiter. Elle n’a pas immédiatement informé le demandeur qu’une décision relative à son habilitation de sécurité avait été rendue. La Ville de Richmond a ultérieurement avisé le demandeur que la GRC avait révoqué son habilitation de sécurité et qu’il était mis en congé.

D. La requête en radiation

[13] Le défendeur sollicite une ordonnance pour faire radier l’avis de demande, sans autorisation de le modifier. La requête du défendeur est fondée sur plusieurs motifs, à savoir :

[14] La position du défendeur est qu’aucune modification de l’avis de demande ne peut remédier aux lacunes de la demande.

E. La requête en modification

[15] Le demandeur sollicite l’autorisation de modifier l’avis de demande pour 1) ajouter la décision de ne pas donner suite à la demande de renouvellement à titre de décision faisant l’objet du contrôle, 2) ajouter, à titre de réparation demandée, une ordonnance enjoignant à la GRC de rouvrir et de traiter la demande de renouvellement, et ce, dans le respect des exigences procédurales applicables, et 3) apporter d’autres modifications corrélatives.

F. La demande visant le dépôt d’affidavits supplémentaires et les autres demandes corrélatives

[16] Dans leurs requêtes respectives, les parties sollicitent chacune l’autorisation de déposer un affidavit supplémentaire à l’appui de la demande, conformément à l’article 312 des Règles. La demande d’autorisation du défendeur est présentée à titre subsidiaire, dans l’éventualité où la requête en radiation est rejetée.

[17] Le demandeur sollicite également une ordonnance prorogeant de 30 jours, à compter de la date de publication de la présente décision, le délai pour contre-interroger les auteurs des affidavits. Il demande aussi à la Cour de rendre une ordonnance [traduction] « prescrivant que le dépôt des dossiers des parties et le dépôt de la demande d’audience dans la présente instance soient effectués conformément aux [Règles] ».

III. Les questions en litige

[18] La Cour devrait-elle faire droit à la requête du défendeur en radiation de l’avis de demande?

[19] La Cour devrait-elle faire droit à la requête du demandeur en modification de l’avis de demande?

[20] La Cour devrait-elle autoriser le dépôt d’affidavits supplémentaires et devrait-elle rendre les ordonnances corrélatives?

IV. Analyse

A. La Cour devrait-elle faire droit à la requête du défendeur en radiation de l’avis de demande?

[21] Le pouvoir de la Cour fédérale de radier un avis de demande de contrôle judiciaire découle de sa compétence absolue pour examiner la conduite des tribunaux administratifs fédéraux en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales (JP Morgan Asset Management (Canada) Inc c Canada (Revenu national), 2013 CAF 250 au para 48 [JP Morgan]).

[22] Pour que la Cour accepte de radier un avis de demande, elle doit être convaincue qu’il est « manifestement irrégulier au point de n’avoir aucune chance d’être accueilli ». Il doit exister « un vice fondamental et manifeste qui se classe parmi les moyens exceptionnels qui infirmeraient à la base sa capacité à instruire la demande » (JP Morgan, au para 47). La Cour doit déterminer si l’instance est vouée à l’échec d’une manière « manifeste et évidente ». Il s’agit essentiellement de la même norme que celle utilisée pour statuer sur une requête en radiation d’action (Wenham c Canada (Procureur général), 2018 CAF 199 aux para 32-33 [Wenham]).

[23] Le critère auquel doit satisfaire le requérant est rigoureux (JP Morgan, au para 48). Une requête en radiation d’un avis de demande devrait donc être rarement accueillie, et seulement dans les cas les plus évidents, car il se peut que la Cour ne dispose pas de tous les faits pertinents ou qu’elle ne bénéficie pas d’observations sur le cadre juridique applicable (Apotex Inc c Gouverneur en Conseil, 2007 CAF 374 au para 13).

[24] Lorsqu’elle examine la requête en radiation d’un avis de demande, la Cour doit interpréter l’avis de demande de manière « aussi libérale que possible » afin de « saisir la véritable nature de la demande » (JP Morgan, aux para 49-50, Première Nation de Dakota Plains c Smoke, 2022 CF 911 au para 7 [Dakota Plains]). La Cour doit faire une « appréciation réaliste » de la « nature essentielle » de la demande (JP Morgan, au para 50). Les faits allégués dans l’avis de demande sont alors tenus pour avérés (JP Morgan, au para 52).

(1) La recevabilité d’éléments de preuve au soutien d’une requête en radiation d’une demande de contrôle judiciaire

[25] Les affidavits sont généralement irrecevables pour appuyer une requête en radiation d’une demande de contrôle judiciaire. Il en est ainsi parce que 1) les demandes doivent être entendues selon une procédure sommaire et sans délai, 2) les affidavits ne sont pas nécessaires si les faits allégués sont tenus pour avérés et 3) le vice dont la preuve doit être faite au moyen d’un affidavit n’est pas suffisamment manifeste pour justifier la radiation (JP Morgan, au para 52). Des exceptions à cette règle d’irrecevabilité sont permises si elles servent l’intérêt de la justice et si elles ne vont pas à l’encontre des justifications à l’irrecevabilité (JP Morgan, au para 53).

[26] La Cour a déjà conclu que, malgré la règle générale, des éléments de preuve peuvent être admis lorsque la partie qui présente la requête en radiation allègue que la demande est théorique. La Cour ne peut pas statuer sur une telle allégation dans un vide factuel et, si elle ne radie pas une demande théorique, elle pourrait être contrainte de tenir une audience complète dans une instance dépourvue de litige actuel (Louie v Ts’kw’aylaxw First Nation, 2018 CanLII 116818 (CF) au para 15, citant Amnisty International Canada c Canada (Procureur général), 2007 CF 1147 aux para 126-127).

[27] À mon avis, la même logique s’applique aux arguments relatifs à la compétence, au caractère prématuré et au dépôt tardif. À cet égard, la Cour peut être appelée à déterminer, selon le cas, s’il existe une question susceptible de contrôle, si un demandeur aurait pu solliciter un appel ou un examen administratif ou si le délai légal de 30 jours pour le dépôt d’une demande est échu et, auquel cas, si l’autorisation d’une demande tardive est dans l’intérêt de la justice. Dans certains cas, la Cour peut être incapable de répondre à ces questions dans un vide factuel.

[28] Même si la preuve par affidavit est admissible pour permettre à la Cour de statuer sur ces questions, il convient néanmoins de noter qu’en l’espèce, le défendeur a choisi de présenter la requête en radiation, ainsi que les affidavits qu’elle contient, plus de cinq mois après le dépôt initial de la demande. On s’attendrait à ce que, compte tenu de ce délai, les affidavits et la requête allèguent des faits ou des questions survenus après le dépôt de la demande. Ce n’est pas le cas. En fait, les questions de compétence, de caractère prématuré et de dépôt tardif sont généralement apparentes dès le début de l’instance. Il est donc difficile de comprendre pourquoi le défendeur a contesté la demande si tardivement, à plus forte raison au moyen d’une requête en radiation étayée d’une preuve par affidavit. L’approche adoptée par le défendeur fait obstacle à l’obligation de la Cour de statuer sur les demandes selon une procédure sommaire et « à bref délai » (JP Morgan, au para 48, citant l’article 18.4 de la Loi sur les Cours fédérales). Il ne s’agit pas là d’une approche que la Cour approuve.

(2) L’existence d’une décision susceptible de contrôle à l’égard de laquelle la Cour peut exercer sa compétence

[29] L’habilitation de sécurité du demandeur n’a pas été révoquée. Elle a expiré au mois de juin 2021. Lorsque le demandeur a été renvoyé à la Ville, la GRC n’a pas donné suite à sa demande de renouvellement. Aucune des parties ne conteste ces faits.

[30] Le fait de n’avoir pas donné suite à la demande de renouvellement constitue-t-il une décision susceptible de contrôle au sens où il faut l’entendre pour l’application de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales? Le défendeur prétend qu’il s’agit d’un « acte administratif » qui n’a pas eu d’incidence sur les droits du demandeur et non pas d’une décision susceptible de contrôle pour l’application de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales ou à l’égard de laquelle la Cour peut accorder la réparation demandée. Le demandeur soutient pour sa part que le libellé de l’article 18.1 est général et qu’on a porté atteinte à ses droits en classant la demande de renouvellement.

[31] L’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales a effectivement une portée très large. En matière de contrôle judiciaire des décisions fédérales, la Cour a non seulement compétence pour examiner des décisions ou des ordonnances en tant que telles, mais aussi toute question ou conduite de nature publique pour laquelle une réparation est possible sous le régime de l’article 18.1. La Cour n’a toutefois pas compétence lorsqu’une affaire n’a pas pour effet de porter atteinte à des droits, d’imposer des obligations juridiques, ni d’entraîner des effets préjudiciables (Démocratie en surveillance c Canada (Procureur général), 2021 CAF 133 au para 29 ; Première Nation de Key c Lavallée, 2021 CAF 123 aux para 34-35).

[32] Il ressort d’une lecture libérale de l’avis de demande, faite dans l’optique d’en saisir la véritable nature, que le demandeur soutient que la GRC, lorsqu’elle a appliqué la Norme, a pris une mesure positive à son égard, laquelle a bel et bien entraîné la révocation de son habilitation de sécurité. En outre, il y affirme avoir continué à exercer ses fonctions comme si son habilitation de sécurité était toujours en vigueur, et ce, jusqu’en mars 2023, soit bien après qu’elle ait expirée. La preuve produite par le défendeur révèle que l’habilitation a bel et bien pris fin lorsque la GRC a renvoyé le demandeur à la Ville. La preuve du défendeur comprend également une lettre de la GRC à la Ville, dans laquelle la GRC informe la Ville du retour du demandeur et dans laquelle elle indique qu’elle [traduction] « demandera l’annulation administrative de son habilitation de sécurité » [non souligné dans l’original].

[33] La conduite alléguée de la GRC, si elle est vraie, est préjudiciable. Dans son avis de demande, le demandeur affirme que la conduite de la GRC l’a privé des garanties procédurales auxquelles il avait droit. A priori, la privation de ces droits suffit à établir l’existence d’un préjudice. De plus, le demandeur a déclaré que ses possibilités d’emploi en avaient souffert. Cette affirmation concorde avec la preuve du défendeur, laquelle comprend une lettre de la Ville adressée au demandeur qui l’informe qu’il sera mis en congé vu la décision de la GRC de « révoquer » son habilitation.

[34] Compte tenu de ce qui précède, il n’est pas manifeste et évident que le fait de ne pas avoir donné suite à la demande de renouvellement est un simple « acte administratif » qui ne relève pas de la compétence de la Cour. Les faits allégués montrent de prime abord que la GRC, lorsqu’elle n’a pas donné suite à la demande de renouvellement, a pris une mesure positive qui a eu des conséquences juridiques pour le demandeur. Elle a ainsi bel et bien mis fin à l’habilitation de sécurité du demandeur, que ce soit en l’ « annulant » ou en la « révoquant ».

(3) Est-il manifeste et évident que la demande est vouée à l’échec?

[35] Le défendeur affirme que, même si l’avis de demande révèle une question susceptible de contrôle qui relève de la compétence de la Cour, la demande est néanmoins vouée à l’échec. Le défendeur soutient que la GRC n’était pas légalement liée par la Norme parce que celle-ci est une politique et non une loi contraignante. Le défendeur souligne en outre qu’en vertu de l’entente qu’elle a conclue avec la Ville, la GRC a le pouvoir discrétionnaire de renvoyer un employé à la Ville. Le défendeur ajoute que l’entente ne prévoit aucune formalité à cet égard.

[36] Les arguments du défendeur appellent la Cour à se prononcer sur le fond de la demande. Or, à l’étape de la requête en radiation, la Cour ne peut rendre une décision sur le fond. De plus, même si des éléments de preuve sont exceptionnellement admis dans le cadre d’une requête en radiation (par exemple si la compétence, le caractère prématuré ou le dépôt tardif sont soulevés), ils ne peuvent l’être lorsqu’il s’agit de déterminer s’il y a une cause d’action raisonnable dans l’avis de demande – à moins que ce soit à seule fin de produire un document cité dans celui-ci afin d’aider la Cour (JP Morgan, au para 54). En définitive, la Cour doit tenir pour avérés les faits allégués dans l’avis de demande.

[37] Le demandeur soutient dans son avis de demande que la conduite de la GRC équivaut à une « révocation apparente », qui emporte plusieurs obligations procédurales, dont bon nombre sont prévues dans la Norme. Selon le demandeur, la GRC a omis de respecter ces obligations. De plus, la Norme soumise par le défendeur comporte plusieurs références générales à la notion d’équité. À la lumière des observations du défendeur, je ne suis donc pas convaincu qu’il est manifeste et évident que la demande est vouée à l’échec.

[38] Même si, à cette étape, j’accepte l’argument du défendeur selon lequel la Norme n’est pas juridiquement contraignante pour la GRC, il faut souligner que le défendeur ne saurait faire fi de l’obligation d’équité procédurale de la common law et de l’effet qu’ont les normes non exécutoires sur cette dernière. Le demandeur cite des affaires qui suggèrent que la Norme précise minimalement l’obligation d’équité procédurale qui incombe à la GRC (Ibrahim c Canada (Procureur général), 2021 CF 1261 au para 30 ; Plummer-Grolway c Canada (Procureur général), 2021 CF 444 aux para 35-36). Les observations du défendeur n’excluent pas cette possibilité.

[39] Il n’est pas manifeste et évident que la demande sera rejetée sur le fond.

(4) La demande est-elle prescrite?

[40] Le défendeur soutient que, s’il existe une décision susceptible de contrôle, elle a été communiquée au demandeur le 14 mars 2023. Le demandeur a donc dépassé le délai de prescription de 30 jours fixé par l’article 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales, car il a introduit sa demande plusieurs mois après le 14 mars 2023.

[41] Le demandeur réplique qu’aux termes de l’article 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales, le délai de 30 jours commence à courir après la communication de la décision en question « par l’office fédéral [...] à la partie concernée ». Le demandeur affirme que la GRC ne l’a jamais informé de sa décision de ne pas donner suite à sa demande de renouvellement. Toutes les communications de la GRC à cet égard étaient adressées à la Ville. Le demandeur en a été informé seulement le 13 septembre 2023 ou vers cette date, par le truchement de l’affidavit du défendeur.

[42] Je souscris à la thèse du demandeur. Au pire, la GRC n’a jamais communiqué avec le demandeur au sujet de son habilitation de sécurité ou de sa demande de renouvellement, auquel cas le délai de 30 jours fixé par l’article 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales n’a pas commencé à courir. Au mieux, le demandeur a été informé le ou vers le 13 septembre 2023. Comme il a déposé sa demande le ou vers le 6 juillet 2023, il n’a pas dépassé le délai de rigueur de 30 jours. La demande n’a donc pas été déposée après l’expiration du délai de rigueur.

(5) La demande est-elle prématurée?

[43] Le défendeur soutient que la demande est prématurée parce que le demandeur n’a pas épuisé tous les recours administratifs disponibles (Viaguard Accu-Metrics Laboratory c Conseil canadien des normes, 2023 CAF 63 au para 5).

[44] Dans le cadre d’une requête en radiation, pour conclure qu’une demande est prématurée, la Cour doit être « sûre » 1) qu’un recours est possible ailleurs, maintenant ou plus tard; 2) que le recours est approprié et efficace; et 3) que les circonstances invoquées ne sont pas d’une nature inhabituelle ou exceptionnelle comme celle reconnue par la jurisprudence ou qu’elles ne présentent pas des caractéristiques analogues (JP Morgan, au para 91).

[45] Le défendeur affirme qu’en vertu de la Loi sur l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement, LC 2019, c 13, art 2 [LOSSNR], le demandeur peut exercer un recours auprès de l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement [l’OSSNR]. Le défendeur souligne que l’OSSNR a compétence pour déterminer si l’habilitation de sécurité d’une personne a été révoquée, si la révocation était justifiée et si elle a eu une incidence négative sur son emploi.

[46] Le demandeur répond qu’il ne peut exercer un recours auprès de l’OSSNR, car aucune décision écrite n’a été rendue qu’il pourrait soumettre à l’OSSNR aux fins de contrôle. Il ajoute que, comme l’OSSNR dispose seulement de pouvoirs d’enquête, il ne peut donc que formuler des recommandations non contraignantes. Si l’OSSNR concluait à la violation du droit à l’équité procédurale du demandeur, il ne pourrait pas ordonner à la GRC de réexaminer l’affaire dans le respect de l’équité procédurale.

[47] Bien que je convienne que le libellé des dispositions pertinentes de la LOSSNR suggère qu’une décision écrite est requise, je n’ai pas à me prononcer à cet égard. En l’espèce, la question déterminante est de savoir si je suis « sûr » que le recours est approprié et efficace. Ce n’est pas le cas. Plus précisément, je ne suis pas « sûr » que les recours prévus à la LOSSRN seraient appropriés et efficaces pour remédier à l’absence d’équité procédurale alléguée par le demandeur. Répétons-le, l’OSSNR a le pouvoir d’enquêter et de formuler des recommandations non contraignantes. Elle n’a pas compétence pour ordonner à la GRC de prendre des mesures relatives à l’équité procédurale.

[48] Par conséquent, à cette étape, la demande n’est pas prématurée et elle ne devrait pas être radiée.

(6) Conclusion sur la requête en radiation

[49] La requête en radiation de l’avis de demande est rejetée.

B. La Cour devrait-elle faire droit à la requête du demandeur en modification de l’avis de demande?

[50] Dans le cadre d’une requête en modification, la Cour doit déterminer si l’intérêt de la justice est mieux servi par l’autorisation ou le rejet de la modification (Janssen Inc. c Abbvie Corporation, 2014 CAF 242 au para 3 [Janssen]). La Cour peut tenir compte des facteurs suivants : 1) le moment auquel est présentée la requête visant la modification; 2) la mesure dans laquelle les modifications proposées retarderaient le règlement expéditif de l’affaire; 3) la mesure dans laquelle la thèse adoptée à l’origine par une partie a amené une autre partie à suivre dans le litige une ligne de conduite qu’il serait difficile, voire impossible, de modifier; et 4) la mesure dans laquelle les modifications demandées faciliteront l’examen par la Cour du véritable fond du différend. Aucun facteur n’est prédominant (Janssen, au para 3).

[51] Je conviens avec le demandeur que tous ces facteurs donnent à la Cour des raisons d’accueillir la requête. Premièrement, la requête du demandeur a été présentée en temps opportun. Le demandeur a appris dans l’affidavit du défendeur de septembre 2023 que la décision en cause était celle de ne pas donner suite à sa demande de renouvellement. Le demandeur a déposé les documents au soutien de sa requête en décembre 2023. Compte tenu de la quantité de documents à préparer et à déposer, ce délai était raisonnable. De plus, l’instance n’est pas rendue aux étapes du contre-interrogatoire ou de la communication de la preuve.

[52] Deuxièmement, les modifications proposées ne retarderaient pas le règlement expéditif de l’affaire. En fait, elles faciliteraient l’examen du véritable fond du litige. Les deux parties s’entendent pour dire que l’habilitation de sécurité du demandeur n’a pas été révoquée en bonne et due forme, mais que sa demande de renouvellement a été mise de côté vers le mois de mars 2023. Les modifications proposées indiquent que c’est cette fermeture du dossier qui fait l’objet de la demande de contrôle judiciaire du demandeur. Elles précisent les faits qui sont relatifs à la décision de ne pas donner suite à la demande, ce qui permet aux parties de concentrer leurs observations sur ces allégations précises.

[53] Troisièmement, les modifications proposées ne porteraient pas préjudice au défendeur. C’est le défendeur qui a d’abord fait valoir que la demande portait en fait sur la décision de ne pas donner suite à la demande de renouvellement. Certes, les parties peuvent diverger d’opinion quant à savoir s’il s’agit d’une décision susceptible de contrôle, mais il est clair qu’elles conviennent qu’il s’agit de la conduite dont se plaint le demandeur. Loin de porter préjudice au défendeur, les modifications proposées concorderaient avec sa thèse et réduiraient l’écart entre les parties.

[54] La position du défendeur à l’égard de la requête en modification est similaire à celle qu’il avait par rapport à la requête en radiation, à savoir que l’objet des modifications ne relève pas de la compétence de la Cour ou qu’il n’y a pas de cause d’action raisonnable. Le défendeur prétend que la requête en modification doit être rejetée pour ce motif. Je ne suis pas d’accord avec le défendeur, et ce, pour les mêmes motifs que j’expose à l’égard de la requête en radiation.

[55] Le défendeur soutient également que les modifications proposées donneraient lieu à des prétentions incohérentes et contradictoires dans l’avis de demande. Il souligne plus spécifiquement que les parties originales de l’avis de demande font allusion à la révocation de l’habilitation de sécurité, alors que les parties modifiées réfèrent à la fermeture de la demande de renouvellement.

[56] Je ne vois aucune contradiction dans les modifications. Si je comprends bien, à ce stade-ci, le demandeur soutient bel et bien que la décision en litige est celle de ne pas avoir donné suite à sa demande, que cette décision était injuste, qu’elle équivalait à une révocation ou à un refus, et que sa demande devrait être rouverte et traitée d’une manière qui respecte l’équité procédurale.

[57] Par conséquent, la requête en modification de l’avis de demande est accueillie.

C. La Cour devrait-elle autoriser le dépôt d’affidavits supplémentaires et devrait-elle rendre les ordonnances corrélatives

[58] Dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, l’alinéa 312a) des Règles permet à une partie de déposer des affidavits supplémentaires si la Cour l’y autorise. Une telle autorisation est accordée lorsque l’intérêt de la justice l’exige (Tsleil-Waututh Nation c Canada (Procureur général), 2017 CAF 128 au para 11 [Tsleil-Waututh]). Les éléments de preuve en question doivent être admissibles et pertinents (Forest Ethics Advocacy Association c Office national de l’énergie, 2014 CAF 88 au para 4). Au-delà de ces exigences préliminaires, et afin de déterminer si l’autorisation est dans l’intérêt de la justice, la Cour s’attache à décider 1) si les éléments de preuve l’aideront; 2) si leur admission causera un préjudice important à l’autre partie; et 3) s’ils étaient connus de la partie demandant l’autorisation au moment où elle a déposé le premier affidavit (Tsleil-Waututh, au para 11).

(1) La demande d’autorisation du demandeur

[59] Le demandeur a déposé un nouvel affidavit [deuxième affidavit de M. Tait] au soutien de son dossier de requête. Le demandeur sollicite l’autorisation de déposer également cet affidavit dans le cadre de sa demande de contrôle judiciaire.

[60] Le deuxième affidavit de M. Tait est pertinent et admissible. Le demandeur a personnellement connaissance des faits allégués dans l’affidavit. L’affidavit précise les communications qu’il a reçues relativement à son habilitation de sécurité, et ce, à la lumière de la preuve produite par le défendeur. L’affidavit ne contient pas d’éléments de preuve irréguliers ou inadmissibles.

[61] Le deuxième affidavit de M. Tait aidera la Cour. Il intéresse directement des questions d’équité procédurale, notamment si le demandeur a été avisé qu’une décision avait été rendue ou de la teneur de celle-ci; s’il était en mesure d’exercer un recours et s’il a subi des conséquences en raison de la conduite alléguée du défendeur. Il s’agit de questions en litige dans la demande.

[62] Le défendeur ne s’est pas opposé au dépôt du deuxième affidavit de M. Tait. Je n’ai été saisi d’aucun argument indiquant que l’admission de l’affidavit causerait un préjudice important. Je conviens avec le demandeur qu’il est peu probable que l’autorisation de déposer le deuxième affidavit cause un préjudice, compte tenu du stade peu avancé de la présente instance.

[63] La preuve contenue dans le deuxième affidavit de M. Tait répond à la preuve que le défendeur a produit en septembre 2023. En juillet 2023, lorsqu’il a déposé son affidavit pour la première fois, le demandeur n’aurait pas pu fournir une telle réponse.

[64] À la lumière de ce qui précède, je conclus qu’il est dans l’intérêt de la justice d’autoriser le dépôt du deuxième affidavit de M. Tait. L’autorisation est accordée.

(2) La demande d’autorisation du défendeur

[65] Le défendeur sollicite également l’autorisation de déposer un autre affidavit, mais il ne précise pas quel affidavit sera déposé, ni qui en sera l’auteur. Le défendeur n’a pas non plus présenté d’observations à l’appui de sa demande. Par conséquent, l’autorisation est refusée.

(3) Les ordonnances corrélatives

[66] Le délai accordé pour le contre-interrogatoire sur les affidavits des parties est prorogé de 30 jours à partir de la date de publication des ordonnances de la Cour en l’espèce.

[67] Le dépôt des dossiers des parties et le dépôt de la demande d’audience dans la présente instance sont assujettis aux Règles.

V. Conclusion

[68] La requête en radiation de l’avis de demande est rejetée.

[69] La requête en modification de l’avis de demande est accueillie.

[70] La demande d’autorisation du demandeur à l’égard du dépôt du deuxième affidavit de M. Tait est accueillie.

[71] La demande d’autorisation du défendeur à l’égard du dépôt d’un nouvel affidavit est rejetée.

[72] Le demandeur a gain de cause dans les deux requêtes. Il lui est adjugé 3 000 $ au titre des dépens, conformément à sa demande.




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