Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date: 20240228

Dossier: IMM-1751-23

Référence: 2024 CF 328

Ottawa, Ontario, 28 février 2024

En présence de l'honorable madame la juge Ngo

ENTRE:

JEAN COLBERT DJINDJEU NKWENDJA

Demandeur

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

Défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Jean Colbert Djindjeu Nkewendja [demandeur] est un citoyen camerounais. Il est marié et père de quatre enfants. Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire d’une décision, rendue le 20 janvier 2022 [décision], qui a rejeté la demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR].

[2] L'agent d'ERAR a conclu que la preuve du demandeur était insuffisante pour démontrer qu'il faisait face à plus qu'une simple possibilité de persécution au sens de l'article 96 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 [LIPR]. L'agent a également conclu que le demandeur n'avait pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, qu'il existe « de motifs sérieux de croire qu'il court des risques de torture, de menace à sa vie, de traitements ou de peines cruels ou inusités » advenant un retour au Cameroun, au sens des alinéas 97(1) a) et b) de la LIPR.

[3] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II. Faits

[4] Le 14 janvier 2020, le demandeur est arrivé au Canada en entrant par le chemin Roxham, sans visa. Il avait passé près de 19 ans aux États-Unis où il est allé rechercher la protection en novembre 2002.

[5] Le 14 janvier 2020, le demandeur a déposé une demande d’asile au Canada qui a été jugée irrecevable aux termes de l’article 101(1) c.1) de la LIPR.

[6] Le 27 janvier 2020, le demandeur a déposé une demande d’ERAR.

[7] Le 20 octobre 2021, l’agence des services frontaliers du Canada a entendu, par vidéoconférence, la demande d’ERAR.

[8] Dans le cadre de sa demande d’ERAR, le demandeur a prétendu qu’après avoir été nommé chef du bureau de vote à Douala 2 durant la période électorale en mai 1997, le sous-préfet aurait demandé que le demandeur falsifie les résultats du vote dans le but d’être déclaré vainqueur. Le demandeur déclare qu’il a pris part à une marche de manifestation dénonçant l’arrestation, le transfert dans un camp militaire et l’exécution d’enfants. Durant la marche, le demandeur et d’autres personnes furent arrêtés et amenés à la police. Le demandeur a été détenu et durant cette arrestation, le demandeur aurait fait l’objet de torture. Vu son état de santé, il aurait reçu un traitement à l’hôpital où une infirmière l’aurait aidé à s’échapper. Son ami, qui avait visité le jour avant, lui aurait remis assez d’argent afin de pouvoir se rendre au domicile de son ami pour y rester en cachette. Il demeura en cachette jusqu’à son départ aux États-Unis en décembre 2001.

[9] Depuis son arrivée aux États-Unis, le demandeur aurait continué à prendre part à plusieurs activités politiques dénonçant le parti au pouvoir. Le demandeur se décrit comme étant un opposant politique et allègue que sa vie serait en danger à cause de ses opinions politiques, s’il devait retourner au Cameroun.

[10] Dans sa décision, l’agent a conclu que le récit de l’évasion par le demandeur manquait de crédibilité, en particulier en ce qui avait trait aux démarches qu’il aurait entreprises pour s’échapper sans que son absence ait été prise en note. De plus, l’agent avait déterminé que les ajouts et ajustements de ses déclarations « sur ce sujet ont entaché grandement sa crédibilité et démontre clairement une tentative d’embellissement de son histoire à des fins d’obtention de statut d’immigration ». La demande d’ERAR a été rejetée, car l’agent avait conclu que le demandeur n’avait pas « de motifs sérieux de croire qu'il court des risques de torture, de menace à sa vie, de traitements ou de peines cruels ou inusités » advenant qu’il soit renvoyé vers son pays de nationalité ou de résidence habituelle.

III. Question en litige

[11] La question en litige s’agit de déterminer si la décision rendue le 20 janvier 2022 par l’agent d’ERAR est raisonnable.

IV. Norme de contrôle

[12] Les parties s’entendent que la Cour doit réviser la décision de l’agent d’ERAR en fonction de la norme de la décision raisonnable. (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 10, 16-17 et 25.) Je suis du même avis que la norme de la décision raisonnable s’applique dans le contexte de la présente demande en contrôle judiciaire.

[13] Le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable doit s’intéresser au raisonnement suivi et au résultat de la décision. La Cour doit s’abstenir de trancher elle‑même la question en litige, ne se demande pas quelle décision elle aurait rendue à la place du décideur administratif, ne tente pas de prendre en compte l’« éventail » des conclusions qu’aurait pu tirer le décideur, ne se livre pas à une analyse de novo, et ne cherche pas à déterminer la solution « correcte » au problème (Vavilov au para 83).

[14] La Cour doit s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur afin de déterminer si la décision dans son ensemble est raisonnable. Elle doit se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité et si elle est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes (Vavilov au para 99).

[15] Il incombe à la partie qui conteste la décision de démontrer le caractère déraisonnable. La décision doit souffrir de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence (Vavilov au para 100).

V. Analyse

A. Questions de crédibilité

[16] Dans le contexte du ERAR, la question déterminative était la crédibilité du demandeur.

[17] Le demandeur allègue que la décision de l’agent était fondée sur une spéculation au lieu des faits puisque l’agent a nié son témoignage et a présumé la présence des agents de sécurité qui surveillaient l’extérieur de l’établissement. Selon le demandeur, l’agent n’avait aucune information fiable qui aurait été une preuve versée au dossier pour confirmer sa spéculation. Le demandeur soutient que l’agent s’est fondé sur une hypothèse qu’il avait jugée comme étant une possibilité, mais en réalité aucune preuve ne mentionne ce fait dans le dossier.

[18] De sa part, le défendeur allègue que l’agent a identifié et analysé tous les éléments de risque allégués et reliés au retour du demandeur au Cameroun. Il a conclu que le demandeur n’avait pas démontré qu’il était à risque s’il retournait au Cameroun. En particulier, l’agent d’ERAR a raisonnablement conclu que le récit du demandeur dans sa totalité manquait de crédibilité. L’appréciation de la crédibilité fait partie du processus de recherche des faits et les décisions quant à la crédibilité appellent la déférence dans le cadre du contrôle judiciaire.

[19] L’argument central du demandeur quant à l’évaluation de sa crédibilité cible la conclusion de l’agent par rapport à son récit, incluant sa fuite de l’hôpital et les circonstances menant à son départ du Cameroun. Le demandeur a cité à plusieurs reprises les endroits où la décision de l’agent fait référence aux faits portant sur l’hypothèse de la présence des agents de sécurité et sur l’évaluation portant sur la crédibilité de ce récit.

[20] Le demandeur cite l’arrêt Valtchev c. Canada (MCI), 2001 CFPI 776, pour faire l’argument que le principe d’invraisemblance devrait être appliqué que dans les cas les plus évidents.Le demandeur fait valoir que l’agent a spéculé l’existence de gardes à l’hôpital afin de déterminer que le récit du demandeur manquait de crédibilité ou de vraisemblance. Il souligne qu’il n’avait pas fait mention de gardes nulle part. Selon le demandeur, la Cour est justifiée d’intervenir puisque la décision ERAR était prise sur la base d’une spéculation ou d’une hypothèse.

[21] Or, comme l’a souligné le défendeur à l’audience, l’agent a considéré la plausibilité du récit vis-à-vis l’existence d’un garde basé sur le témoignage même du demandeur. Dans le mémoire du demandeur, il décrit la complicité d’une infirmière qui l’aurait aidé « pour se dérober des mains des autorités camerounaises. » Dans la transcription de l’entrevue du demandeur du 16 janvier 2020, le demandeur a témoigné en français et sans avoir besoin des services d’un interprète : « J’étais sous surveillance à l’hôpital, je me suis enfui parce que le gardien chargé de me surveiller était distrait. »

[22] Le défendeur fait valoir que le décideur peut se fonder sur les invraisemblances relevées dans le témoignage d’un demandeur pour fonder une conclusion d’absence de crédibilité (Shahamati c. MEI [1994] ACF no. 415 (QL)(CA) et Wen c MEI [1994] no 907 (QL)(CA).

[23] Comme le juge Gascon a expliqué dans l’arrêt Lawani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 924 au paragraphe 15, une approche empreinte de retenue est particulièrement nécessaire lorsque les conclusions contestées se rapportent à la crédibilité et à la vraisemblance du récit d’un demandeur d’asile. Il est bien établi que ces conclusions exigent un degré élevé de retenue de la part des juges lors du contrôle judiciaire vu que les conclusions sur la crédibilité vont au cœur même de l’expertise du tribunal administratif. Les membres sont mieux placés pour évaluer la crédibilité d’un demandeur d’asile puisqu’ils voient le témoin à l’audience, observent son comportement et entendent son témoignage.

[24] Les conclusions relatives à la crédibilité d’un demandeur et l’appréciation de la preuve par les juges des faits commandent un degré élevé de retenue de la part de la Cour (Melay c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1230 au para 13).

[25] La notion de surveillance par les autorités a été introduite par le demandeur. Il était donc raisonnable que l’agent évalue le récit du demandeur dans ce contexte. Quoiqu’il n’est pas d’accord avec la conclusion de l’agent, ce désaccord ne donne pas lieu à une conclusion que la décision est déraisonnable.

[26] Le demandeur a ciblé quelques parties du raisonnement de l’agent, mais je ne dois pas considérer la décision en l’espèce d’une manière si étroite. La Cour doit considérer la décision de manière globale.

[27] Je souligne que le récit du demandeur comptait plus qu’un acte ou un geste qui avait été considéré par l’agent. La fuite de l’hôpital ne faisait qu’une partie du récit du demandeur. En plus du témoignage du demandeur et de documents présentés, l’agent avait conclu que ses ajouts et ajustements de ses déclarations ont entaché sa crédibilité et ont démontré une tentative d’embellissement.

[28] Les motifs de l’agent ont clairement énoncé que c’était l’ensemble du récit, de la preuve soumise et du témoignage du demandeur qui a mené à une conclusion qui entache sa crédibilité. Sur la base du dossier, je ne peux conclure que la décision en l’espèce était déraisonnable.

[29] De plus, les arguments du demandeur cherchent à la Cour de soupeser la preuve afin de tirer une conclusion différente de celle de l’agent. Je ne peux apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur, car ceci va à l’encontre des principes établis dans la jurisprudence (Vavilov au para 125).

[30] Compte tenu les motifs de l’agent dans leur ensemble et dans le contexte des éléments de preuve pertinents, je conclus qu’ils font état d’une analyse rationnelle et cohérente du témoignage et des faits. Ils ne révèlent pas une faille décisive dans la logique globale (Vavilov aux para 102103).

B. Conditions générales du pays

[31] Le demandeur allègue que l’agent a complètement ignoré la preuve documentaire qui figure dans le cartable national du Cameroun, un pays dirigé par un dictateur qui règne sans partage depuis de 40 ans. La preuve documentaire au dossier fait état de persécution systématique des opposants politiques.

[32] Durant l’audience, la Cour avait demandé au demandeur d’identifier la preuve que le demandeur dit avoir été ignoré par l’agent. Il s’agit d’une preuve confirmant que le demandeur était un opposant politique. Le demandeur identifie des photos, et une en particulier où celui-ci était présent à une manifestation portant une écharpe d’un mouvement politique. Il allègue que la photo démontre le fait qu’il était un opposant d’un dictateur. De plus, les conditions générales soutiennent que tous les dissidents sont oppressés et qu’il a donc démontré par voie de preuve, objective et subjective, qu’un retour au Cameroun était un risque réel pour lui.

[33] Le défendeur soutient que l’agent d’ERAR a raisonnablement conclu que le demandeur n’a pas pu démontrer que les autorités du Cameroun s’intéressaient à lui en ce qui concerne ses activités politiques. Même avec les problèmes de crédibilité avec son témoignage, l’agent avait quand même considéré les conditions générales du pays. Cependant, il n’y avait pas de preuve à l’appui que les autorités camerounaises étaient au courant de ses activités ou que ses activités s’élèvent à la hauteur d’un opposant politique qui serait visé par les autorités camerounaises.

[34] Le défendeur cite l’arrêt Tesfay c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2021 CF 593, au paragraphe 16, à l’appui de sa position que l’examen de la preuve documentaire objective et personnalisée ainsi que l’évaluation des risques de retour pour un demandeur relève de l’expertise spécialisée de l’agent d’ERAR.

[35] Le défendeur soutient que les conditions générales, les photos et les déclarations que le demandeur a soumises afin de démontrer sa participation aux activités politiques opposant le gouvernement au Cameroun ne sont pas suffisantes sans un lien avec le demandeur lui-même. Il incombe au demandeur de prouver qu’il serait considéré comme un opposant politique qui serait visé par les autorités ou qu’il y a un lien entre les conditions générales et sa situation.

[36] Les conclusions factuelles tirées au cours d’un ERAR en matière d’évaluation des risques de renvoi sont en général dictées par les faits et réclament une retenue judiciaire considérable. (Yousef c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 864, au para 19.) Dans le cas en l’espèce, je n’ai pas été convaincue qu’il y ait eu une omission de prendre en considération des facteurs pertinents ou d’appréciation de la preuve soumise.

[37] Dans l’ensemble de la preuve au dossier, et les contraintes juridiques pertinentes, il n’était pas déraisonnable que l’agent ait conclu que le demandeur n’avait pas fourni de preuve probante pour établir le lien entre sa situation personnelle et celle dans les conditions générales.

[38] Si je suivais les arguments du demandeur, ceux-ci me demanderaient encore de soupeser la preuve prise en compte par le décideur, ce que je ne peux pas faire en contrôle judiciaire (Vavilov au para 125).

[39] Le demandeur n’a pas démontré que la décision ne possède pas les caractéristiques d’une décision raisonnable ou que celle-ci n’était pas transparente, intelligible et justifiée (Vavilov au para 99).

[40] La demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

[41] Aucune question de portée générale n’a été soumise aux fins de certification, et la Cour est d’avis que cette cause n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1751-23

LA COUR STATUE que

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée; et

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Phuong T.V. Ngo »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1751-23

INTITULÉ :

JEAN COLBERT DJINDJEU NKWENDJA c LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 DÉCEMBRE 2023

JUGEMENT ET MOTIFS

LA JUGE NGO

DATE DES MOTIFS :

LE 28 FÉVRIER 2024

COMPARUTIONS :

Ibrahima Bocar Thiam

Pour le demandeur

Sonia Bédard

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Ibrahima Bocar Thiam

Avocat

Montréal (Québec)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.