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Date : 20240229


Dossier : T-1547-20

Référence : 2024 CF 171

Ottawa (Ontario), le 29 février 2024

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

THÉÂTRE DU RIDEAU VERT

Demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRALE DU CANADA

Défendeur

et

CONSEIL DES ARTS DU CANADA

Office fédéral visé par la demande

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Il s’agit de l’appel de la décision de la juge adjointe Sylvie Molgat qui a rejeté la demande de radiation du défendeur, le procureur général du Canada. Le défendeur a demandé la radiation de la demande de contrôle judiciaire déposée par le demandeur, le Théâtre du Rideau Vert (« le demandeur » ou « le Théâtre »), dirigée contre la décision de la Conseil des Arts du Canada (« le Conseil ») de refuser leur demande de subvention.

[2] La requête en radiation du défendeur repose sur deux fondements principaux : le Conseil n’est pas un « office fédéral » selon la définition figurant à l’article 2 de la Loi sur les cours fédérales, LRC 1985, ch F-7 (« la Loi »); et la décision du Conseil n’était pas de nature « publique » susceptible de contrôle judiciaire. Le défendeur fait également valoir que la demande de contrôle judiciaire a été introduite hors du délai applicable.

[3] La juge adjointe a rejeté ces arguments au motif que la demande du demandeur n’était pas dénuée de fondement au point de justifier sa radiation à ce stade préliminaire. Elle a également conclu que l’argument concernant l’inobservation du délai devait être soulevé lors de l’audition de l’affaire au fond. Cet aspect de la décision ne fait pas l’objet de l’appel. Le défendeur soutient que la décision de la juge adjointe doit être annulée parce qu’elle a commis une erreur de droit en omettant d’appliquer une jurisprudence qui est directement pertinente et qu’elle a commis une erreur dans son application des principes relatifs à la question de savoir si une entité est un « office fédéral ».

[4] Pour les motifs qui suivent, cet appel sera rejeté.

II. Faits et procédures

[5] Le demandeur est un théâtre professionnel francophone établi à Montréal, qui a déposé une demande de subvention dans la composante Catalyseurs artistiques du programme Inspirer et enraciner pour le cycle 2020-2024 auprès du Conseil. Ce programme s’inscrit dans la mission du Conseil : favoriser et promouvoir l’étude et la diffusion des arts ainsi que la production d’œuvres d’art.

[6] Le 7 mai 2020, le Conseil a informé le demandeur que sa demande n’avait pas été retenue et que « [t]outes les décisions prises sont finales. » Le demandeur a soumis une demande visant à obtenir une rétroaction personnalisée et des explications du Conseil quant au refus. Le 25 novembre 2020, les motifs au soutien du refus lui ont été communiqués verbalement lors d’une séance d’information.

[7] Le 21 décembre 2020, le demandeur a déposé une demande de contrôle judiciaire. The demandeur a défini la nature de sa demande dans l’avis comme suit :

4. D’abord, le Théâtre demandera à cette Cour de déclarer discriminatoires et invalides les critères d’admissibilité et le système de pondération mis en place par le Conseil dans le cadre du Programme puisque ce système prévoit des critères de qualification différents selon qu’un demandeur de soutien se trouve à demander une subvention pour la première fois ou qu’il souhaite renouveler une subvention existante, créant une barrière à l’entrée qui ne peut se justifier au regard de la loi habilitante.

5. Ensuite, le Théâtre demandera à cette Cour de renvoyer le dossier au Conseil pour nouvelle analyse sur la base d’un nouveau système de pondération adopté conformément à la décision à être rendue.

[8] Le 19 février 2021, le défendeur a déposé une requête en radiation de l’avis de demande, sans possibilité de modification. Le défendeur a soutenu que la demande de contrôle judiciaire est irrégulière pour deux raisons : (1) le Conseil ne répond pas à la définition de l’« office fédéral » selon le paragraphe 2(1) de la Loi et, en conséquence, la Cour n’a pas compétence pour entendre le recours; et (2) la demande a été déposée hors délai.

[9] Le 19 avril 2022, la juge adjointe a rejeté la requête du défendeur. Après avoir résumé les faits et exposé les principes juridiques applicables en matière de requêtes en radiation d’une demande de contrôle judiciaire, la juge adjointe a discuté les arguments des parties. Son analyse conduit à la conclusion suivante :

[L]a Cour estime que la question soulevée par la partie requérante est une question pouvant faire l’objet d’un débat, que les circonstances ne justifient pas la radiation de l’avis de demande, et que la justice sera mieux servie en permettant au juge saisi de la demande de contrôle judiciaire de traiter la question.

[10] Concernant la question de l’inobservation des délais, la juge adjointe a décidé qu’il n’y avait aucune raison de s’écarter de la pratique habituelle consistant à déférer ces questions au juge saisi du fond de l’affaire. Comme indiqué ci-dessus, cet aspect de la décision ne fait pas l’objet du présent appel.

[11] Le défendeur fait appel de la décision de la juge adjointe.

III. Questions en litige et norme de contrôle

[12] La seule question en litige est de savoir si la juge adjointe a commis une erreur de droit en rejetant la requête du défendeur en radiation de la demande de contrôle judiciaire.

[13] Le défendeur soutient que la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte, selon la jurisprudence Corporation de soins de la santé Hospira c Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215 [Hospira] au paragraphe 79. Selon le défendeur, la question en litige concerne la compétence de la Cour qui a instruit la demande de contrôle judiciaire; c’est donc la norme de la décision correcte qui est applicable : Oceanix Inc c Canada (Transports), 2019 CAF 250 [Oceanix] au paragraphe 25.

[14] Par contre, le demandeur soutient que la qualification de la question en litige par le défendeur est incorrecte. Selon le Théâtre, la véritable question en litige est celle de savoir si la juge adjointe a commis une erreur lorsqu’elle a conclu que les questions soulevées dans leur avis de demande étaient discutables. Le demandeur souligne que la radiation d’une demande de contrôle judiciaire n’est accordée que très exceptionnellement : il doit être clair et manifeste que la question soulevée est susceptible d’aucune discussion.

[15] Je retiens la thèse du demandeur. Ce qui est en cause est un appel à la suite du refus d’une juge adjointe d’accueillir la requête en radiation du défendeur. Le contrôle de la décision discrétionnaire d’une juge adjointe doit être effectué conformément aux normes consacrées par l’arrêt Hospira.

[16] Dans le présent appel, le défendeur n’allègue pas que la juge adjointe a formulé incorrectement les principes juridiques applicables. Son appel porte plutôt sur l’application des principes juridiques aux faits de l’espèce. C’est donc une question mélangée de fait et de droit et, vu la jurisprudence Hospira, la norme de contrôle applicable est celle de l’erreur manifeste et dominante : Ducap c Canada (Procureur général), 2017 CF 320 aux paragraphes 25-26; et voir Elliott c Canada, 2021 CF 1256 au paragraphe 12.

[17] Je tiens à ajouter que j’aurais atteint la même conclusion selon la norme de la décision correcte. Je ne relève aucune erreur dans la formulation des principes juridiques pertinents par la juge adjointe ni dans son application de ces principes aux faits en l’espèce.

IV. Discussion

[18] Le défendeur soutient que la décision en cause doit être infirmée parce que la juge adjointe a commis plusieurs erreurs. Le principal argument invoqué par le défendeur est que le Conseil n’est pas un « office fédéral » au sens du paragraphe 2(1) de la Loi, et qu’une décision judiciaire ne relève pas d’une analyse factuelle. Il n’y a donc aucune raison de s’en remettre au juge censé entendre l’affaire sur le fond.

[19] En ce qui concerne l’erreur qu’aurait commise la juge quant à la question de savoir si le Conseil est un « office fédéral », le défendeur soulève deux arguments principaux. Premièrement, il fait valoir que la juge adjointe n’a pas cité une jurisprudence qui porte directement sur la question et qui aurait dû être suivie: Toronto Independent Dance Enterprise c Conseil des Arts du Canada (1re inst.), [1989] 3 CF 516 [Toronto Dance]. Deuxièmement, le défendeur affirme que la juge adjointe a commis une erreur en n’appliquant pas les principes consacrés par la jurisprudence afin d’établir si la décision relative à la nature publique du Conseil pouvait faire l’objet d’un contrôle judiciaire.

A. La non-application de la jurisprudence Toronto Dance constitue-t-elle une erreur?

[20] L’arrêt Toronto Dance portait sur la contestation d’une décision du Conseil relative au refus de financer la saison 1981-1982 d’une compagnie de danse, alors qu’elle avait reçu un financement pendant plusieurs années. Elle contestait le processus décisionnel du Conseil, soutenant qu’elle s’attendait légitimement à recevoir un financement en raison de ses expériences passées. Dans sa réponse, le Conseil faisait valoir que la Cour n’avait pas compétence pour examiner la demande, car il n’était pas un « office fédéral ».

[21] Le défendeur soutient que la juge adjointe était tenue de suivre la conclusion du juge Paul Rouleau (Toronto Dance au paragraphe 18) portant que le Conseil n’était pas un « office fédéral » : « Je suis convaincu que cette Cour n’a pas compétence pour examiner les actes du Conseil des arts du Canada, et que la présente demande devrait être rejetée avec dépens ».

[22] Le défendeur fait valoir que les faits en cause dans cette affaire sont très similaires à ceux de la présente espèce; si cette jurisprudence de notre Cour ne nous lie pas à strictement parler en l’espèce, elle est saine et doit donc être suivie : voir la discussion du juge Roy sur les concepts de « stare decisis horizontal » et « courtoisie judiciaire » dans le jugement Dugré c Canada (Procureur Général), 2020 CF 789 aux paragraphes 41-42. De plus, le défendeur soutient que la Cour fédérale d’appel enseigne que « l’existence d’un précédent allant directement à l’encontre de la thèse sur laquelle repose la demande de contrôle judiciaire peut être considérée comme une circonstance exceptionnelle si la demande en question n’invoque aucun fait nouveau », citant l’arrêt LJP Sales Agency Inc c Canada (Revenu national), 2007 CAF 114 au paragraphe 8.

[23] Le défendeur affirme que la juge adjointe n’a cité la jurisprudence Toronto Dance que de manière générale, sans s’exprimer sur le fond de celle-ci, et sans expliquer en quoi elle n’est pas déterminante. Une telle omission constitue une erreur de droit.

[24] Dans sa réponse, le demandeur soutient que la jurisprudence Toronto Dance n’est pas aussi tranchée et que, de toute manière, la conclusion principale de la Cour d’appel fédérale à l’occasion de cette affaire portait sur l’équité procédurale, et non pas sur une question de compétence.

[25] En ce qui concerne la question de savoir si le Conseil est un « office fédéral », le demandeur a fait remarquer que, juste après le passage invoqué par le défendeur, le juge Rouleau a observé : « Je doute que le [Conseil] soit un “ office, commission ou autre tribunal fédéral ” au sens de l’alinéa 2g) de la [Loi], organisme à l’égard duquel cette Cour a compétence » (Toronto Dance au paragraphe 19).

[26] Le demandeur souligne les premiers mots de la phrase « Je doute que… » et ajoute que cette prudente observation n’est pas de nature à faire autorité. De plus, le demandeur soutient que le principe même de la décision du juge Rouleau dans cette affaire repose sur l’argument de l’attente raisonnable soulevé par la compagnie de danse. Par conséquent, la juge adjointe n’a pas commis d’erreur en ne suivant pas cette jurisprudence.

[27] Le demandeur soutient que le droit administratif a évolué depuis le jugement Toronto Dance. La possibilité de soumettre la décision du Conseil de refus de financement au contrôle judiciaire de notre Cour est une question complexe; il revient donc au juge appelé à statuer sur le bien-fondé de la demande de contrôle judiciaire de se prononcer. Il cite toute une jurisprudence illustrant le caractère nuancé de l’analyse sur ce point. Par exemple, dans l’arrêt Conseil Canadien de la Magistrature c Girouard, 2019 CAF 148, les décisions en matière de discipline du Conseil de la magistrature ont été jugées susceptibles de donner lieu à un contrôle judiciaire, malgré l’indépendance générale du Conseil par rapport au gouvernement. De même, le demandeur fait remarquer que la jurisprudence confirme que l’examen appelle une analyse factuelle de la nature du pouvoir exercé dans les circonstances particulières de l’affaire : voir Téléfilm Canada c Festival canadien des films du monde, 2006 CAF 305.

[28] De plus, le Théâtre relève que même lorsque la jurisprudence antérieure semble accueillir une requête en radiation d’une demande de contrôle judiciaire, la Cour s’est refusée à le faire. À l’occasion de l’affaire Fondation Sierra Club Canada c Canada (Environnement et Changement climatique), 2020 CF 663, qui mettait aussi en jeu une requête en radiation, la Cour notait que la partie requérante s’appuyait sur plusieurs décisions récentes pour soutenir que la demande était entièrement dénuée de fondement. La Cour a refusé d’accorder la radiation, pour les raisons suivantes (au paragraphe 28) :

Bien que j’estime les décisions rendues dans les arrêts Gitxaala, Trans Mountain et Taseko Mines très convaincantes, à ce stade de l’instance, je ne peux pas conclure que la demande de contrôle judiciaire est « manifestement irréguli[ère] au point de n’avoir aucune chance d’être accueilli[e] ». Je ne peux pas non plus conclure que la demande peut être considérée comme l’un des « cas exceptionnels » qui justifient une décision rapide. L’argument des demandeurs concernant les distinctions à faire entre le cadre juridique applicable en l’espèce et les régimes législatifs examinés par la Cour d’appel fédérale dans les arrêts Gitxaala, Trans Mountain et Taseko Mines soulève une question méritant d’être débattue qui nécessitera une analyse des deux cadres et du dossier factuel. Pour ce motif, je suis d’avis que la question de savoir si le rapport du Comité est susceptible de contrôle judiciaire devrait être tranchée par le juge qui entendra la demande sur le fond.

[29] De l’avis du demandeur, cela vient appuyer la décision de la juge adjointe de laisser au juge du fond le soin de trancher la question, au lieu de radier la demande sans attendre.

[30] Je retiens la thèse du demandeur sur ce point. En ce qui concerne l’affaire Toronto Dance, la conclusion du juge Rouleau quant à la compétence de la Cour à l’égard du Conseil n’est pas définitive. Le défendeur cite l’observation du juge Rouleau au paragraphe 18, mais le demandeur fait remarquer, à juste titre, que le passage qui suit immédiatement n’est pas aussi tranché. Le juge Rouleau a plutôt exprimé des doutes sur la question pour ensuite conclure que l’allégation de la requérante concernant l’attente raisonnable n’était pas fondée. Il convient de noter que, dans le jugement DLR Vacations Ltd c Administration Portuaire de Halifax, [2006] 3 RCF 516 [DLR Vacations] au paragraphe 31, la juge Anne Mactavish a observé que, le juge Rouleau « a [alors] conclu que le Conseil n’était probablement pas un office fédéral »» (non souligné dans l’original).

[31] Je ne puis conclure que la juge adjointe ait commis une erreur en ne suivant pas cette jurisprudence, vu la formulation, par le juge de la question clé alors discutée.

[32] De plus, je retiens la thèse du demandeur portant que, en ce qui concerne la compétence dont dispose éventuellement la Cour pour contrôler la décision du Conseil en l’espèce, cela appelle un examen nuancé et fouillé de la compétence ou du pouvoir particulier exercé et la source de cette compétence ou de ce pouvoir : Anisman c Canada (Agence des services frontaliers du Canada), 2010 CAF 52, citée avec approbation dans Air Canada c Administration portuaire de Toronto, 2011 CAF 347 [Air Canada] au paragraphe 47.

[33] Sur ce point, il est admis depuis longtemps qu’une entité particulière peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire à l’égard de certaines mesures ou décisions, tandis que d’autres ne s’y prêtent pas : voir DLR Vacations au paragraphe 48.

[34] Voilà pourquoi la juge adjointe n’a pas commis d’erreur, encore moins une erreur manifeste et dominante, lorsqu’elle a décidé que la question de savoir si le Conseil est un « office fédéral » aux fins de la présente affaire devait être laissée à l’appréciation du juge appelé à statuer sur le fond de la demande de contrôle judiciaire.

B. Était-ce une erreur de ne pas déterminer si la décision était de nature publique?

[35] Le défendeur soutient que la juge adjointe a commis une erreur en n’appliquant pas les principes énoncés par la jurisprudence pertinente sur la nature publique de la décision parce que les décisions qui n’ont pas cette qualité ne peuvent faire l’objet du recours en contrôle judiciaire. Sur ce point, le défendeur s’appuie sur la jurisprudence Air Canada, dont les enseignements ont été récemment confirmés aux paragraphes 50-51 de l’arrêt Oceanix. Le défendeur cite également les récentes précisions de la Cour suprême du Canada au sujet des principes directeurs en la matière dans son arrêt Highwood Congregation of Jehovah’s Witnesses (Judicial Committee) c Wall, 2018 CSC 26 [Highwood].

[36] De l’avis du défendeur, la juge adjointe a commis une erreur dans l’application de ces principes. Si la juge adjointe les avait appliqués correctement, elle aurait, selon le défendeur, conclu que la décision en cause ne constituait pas le type de mesure susceptible du recours en contrôle judiciaire. Vu les principes de la jurisprudence Air Canada et vu la jurisprudence Highwood, le défendeur relève un certain nombre d’éléments en faveur de sa position. Il note, par exemple, que, même si la source première du programme de subvention est une loi fédérale, il n’en demeure pas moins que le conseil n’est pas intégré au sein du réseau gouvernemental. Par contre, la Loi sur le Conseil des Arts du Canada, LRC (1985) ch C-2, prévoit expressément que le Conseil n’est pas mandataire du gouvernement fédéral.

[37] En outre, le défendeur soutient que le Conseil a établi des politiques et lignes directrices encadrant l’étude des demandes et l’octroi des subventions, sans que soit nécessaire l’approbation du gouvernement. Le Conseil conserve son pouvoir discrétionnaire, qui n’est limité par aucune disposition légale ou règlementaire. Le défendeur affirme que la juge adjointe a commis une erreur en n’effectuant pas l’analyse au regard des facteurs pertinents dont il est question dans la jurisprudence, notamment dans les décisions DRL Vacations et Oceanix.

[38] Le défendeur attire notre attention sur une décision rendue six ans après le jugement Toronto Dance, laquelle a jugé que le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada (le Conseil de recherches) répond à la définition de l’« office fédéral » : Tan c Canada (Conseil de recherches en science naturelle et en génie), [1995] ACF no 974, parce que la loi habillant du Conseil de recherche « déclare expressément que le Conseil est un mandataire de Sa Majesté et permet au Conseil de conclure des contrats au nom de Sa Majesté » (au paragraphe 12). Le défendeur soutient que cette décision est instructive en l’espèce a contrario.

[39] En résumé, le défendeur fait valoir qu’il a déjà été établi que le Conseil n’est pas un « office fédéral ». Sa décision en l’espèce a été prise indépendamment du contrôle ou de l’orientation du gouvernement, et la décision contestée n’est pas de nature publique. Selon le défendeur, la décision du Conseil refusant la demande de subvention du demandeur ne porte « sur les questions relatives à la primauté du droit et aux limites de l’exercice par un décideur administratif de ses pouvoirs » : Highwood au paragraphe 20.

[40] Le demandeur soutient que la juge adjointe n’a pas commis d’erreur en refusant de radier son avis de demande au stade préliminaire. Deux principes fondamentaux sont en cause. Premièrement, une abondante jurisprudence enseigne qu’une demande de contrôle judiciaire n’est radiée que dans les cas les plus exceptionnels, lorsqu’il est clair et manifeste qu’elle n’a aucune possibilité de succès : Odynsky c Ligue des droits de la personne de B’Nai Brith Canada, 2009 CAF 82 aux paragraphes 5-6.

[41] Deuxièmement, le demandeur rappelle instamment que le recours en contrôle judiciaire vise à surveiller l’exercice de tout pouvoir public. La décision contestée en l’espèce n’est pas de nature privée, elle concerne plutôt les règles encadrant la répartition et l’affectation de fonds publics par un organisme public dont les décisions se répercutent sur tout le milieu artistique au Canada. À la lumière de ce qui précède, le demandeur soutient que la question que devait trancher la juge adjointe n’était pas claire au point de n’appeler qu’une seule réponse, par conséquent, il lui était loisible de la déférer au juge du fond.

[42] Je suis loin d’être convaincu que la juge adjointe a commis une erreur dans son examen de la requête en radiation. Un examen fouillé de la nature des pouvoirs exercés est nécessaire pour déterminer si la décision du Conseil est de nature publique de sorte qu’elle est susceptible du recours en contrôle judiciaire : DLR Vacations, au paragraphe 48. Cela implique donc un examen selon les facteurs énoncés dans l’arrêt Air Canada et les arrêts ultérieurs ainsi que dans l’arrêt Highwood, dont la teneur a été précisé récemment. Ces facteurs cherchent à concilier un certain nombre de considérations divergentes.

[43] Déterminer si une décision particulière prise par un décideur donné peut faire l’objet du recours en contrôle judiciaire aux termes de l’article 18 de la Loi est une tâche complexe, et ce, pour deux raisons principales. Premièrement, la jurisprudence reconnaît que la définition de l’expression « office fédéral » au paragraphe 2(1) de la Loi couvre un large éventail d’entités : voir Canada (Procureur général) c Telezone Inc, [2010] 3 RCS 585 au paragraphe 3 (« la définition d’un “ office fédéral ” […] est très large ») et au paragraphe 50 (« la définition extrêmement large d’office fédérale […] dépasse largement l’idée qu’on se fait généralement de ce concept […] ») Deuxièmement, il faut aussi déterminer si la décision en cause met en jeu des questions de nature publique au sens du droit administratif (encore une fois, par opposition à l’acception la plus courante du terme) : Highwood au paragraphe 14.

[44] En l’espèce, je conclus que la juge adjointe n’a pas commis d’erreur dans son discussion des principes juridiques applicables en matière de requêtes en radiation devant notre Cour : voir Regroupement des pêcheurs professionnels du sud de la Gaspésie c Premières Nations de Listuguj Mi’gmaq, 2023 CF 1206 aux paragraphes 52-53 pour un résumé.

[45] En outre, je ne puis conclure que la juge adjointe a commis une erreur dans son application des principes relatifs aux requêtes en radiation et dans son examen de la question de savoir si la décision du Conseil peut faire l’objet du recours en contrôle judiciaire devant notre Cour. Il s’agit d’un pouvoir de décision discrétionnaire qui met en jeu la pondération d’un certain nombre de facteurs divergents, et je ne vois aucune raison d’infirmer la décision de la juge adjointe de déférer au juge la mission d’entendre l’affaire sur le fond.

[46] Il convient de souligner en l’espèce que ma décision, tout comme celle de la juge adjointe Molgat, ne tranche pas de façon définitive la question soulevée par la requête du défendeur. Il est toujours possible pour le défendeur de faire valoir ses arguments lorsque l’affaire sera entendue sur le fond.

V. Conclusion

[47] Pour tous les motifs exposés ci-dessus, l’appel sera rejeté.

[48] Le demandeur a demandé l’adjudication de dépens sur la base avocat-client, car la requête a constitué une étape supplémentaire et inutile qui a retardé l’audience sur le fond. Le défendeur n’aurait pas dû solliciter une mesure interlocutoire exceptionnelle, compte tenu de la jurisprudence citée par le demandeur; en outre, les demandes de contrôle judiciaire doivent aller de l’avant dans « un bref délai et selon une procédure sommaire » aux termes de l’alinéa 18.4 de la Loi.

[49] Bien que je ne voie aucune raison de m’écarter de la règle habituelle selon laquelle les dépens doivent suivre l’issue de la cause, je ne puis conclure qu’il s’agisse d’une situation exceptionnelle où il y a lieu d’adjuger des dépens la base avocat-client. Au lieu de cela, en appliquant le pouvoir discrétionnaire que me confère l’article 400 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, et en tenant compte des facteurs qui y sont énumérés, je suis d’avis qu’il convient d’adjuger les dépens pour le montant total de 2 500 $. Le défendeur versera donc au demandeur un montant forfaitaire total de 2,500 $.

[50] Une dernière chose. Je suis conscient du retard accusé dans le prononcé de la présente décision et je présente mes plus sincères excuses aux parties.


JUGEMENT au dossier T-1547-20

LA COUR STATUE que :

  1. L’appel est rejeté.

  2. Le défendeur verse au demandeur un montant forfaitaire total de 2 500 $.

« William F. Pentney »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1547-20

INTITULÉ :

THÉÂTRE DU RIDEAU VERT c. PROCUREUR GÉNÉRALE DU CANADA et CONSEIL DES ARTS DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

via zoom

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 mai 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

PENTNEY J.

DATE DES MOTIFS :

LE 29 février 2024

COMPARUTIONS :

Me Guillaume Pelegrin

 

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

THÉÂTRE DU RIDEAU VERT

Me Julien Léger

Me Nadine Dupuis

 

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

POUR LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

Me Joël Dubois

 

POUR CONSEIL DES ARTS DU CANADA

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Fasken Martineau DuMoulin S.E.N.C.R.L., s.r.l

Montréal, Québec

 

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Montréal, Québec

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

PERLEY ROBERTSON, HILL & MCDOUGALL LLP/s.r.l.

Ottawa, Ontario

 

 

POUR CONSEIL DES ARTS DU CANADA

 

 

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